Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer?

Une recension de Victorine de Oliveira, publié le

Rien de plus romanesque que les familles en déliquescence, à qui il ne reste pour seule richesse que le récit des splendeurs passées. Les Marques, propriétaires d’une quinta autrefois prospère où l’on élevait des taureaux pour la corrida, sont les spectateurs de leur propre déréliction. La faute au père, « bien peigné, empestant le parfum », parti tout miser au casino. À Ana, toxicomane, en quête de la poudre qui lui fera oublier qu’elle est « si laide ». À João, qui aime les garçons et s’en va dans le parc leur demander : « Combien tu prends petit ? » À Francisco, que Dieu a fait « sans âme ». Et à Beatriz, qui, la pauvre, voit des chevaux jeter leur ombre sur la mer.

« Comme elle doit être triste cette maison à trois heures de l’après-midi », surtout avec cette pluie qui « ajoute du verre au verre » : voilà pour le décor. C’est, tandis que la mère agonise, un dimanche de Pâques, que ce petit monde bruisse de paroles et de pensées. Et il y en a des choses à dire, vomir, siffler. Alors pour structurer, Lobo Antunes, « celui qui écrit le livre dans notre dos », s’est inspiré des différentes parties d’un combat tauromachique : tercio de banderilles, faena, suerte suprême… jusqu’à l’estocade et le dernier soupir. Les souvenirs s’ordonnent en multiples refrains qui se déploient en idées ressassées, recoupées, jusqu’au vertige, voire la nausée. Un chapitre égale une seule phrase, le tout formant une polyphonie des flux de conscience. William Faulkner et James Joyce ne sont pas loin, poussés parfois jusqu’aux limites du compréhensible. La frontière franchie, Lobo Antunes bascule dans la poésie.

De roman en roman, l’auteur a fait une obsession de ce que Merleau-Ponty décrit comme une « vie intérieure qui est langage intérieur ». C’est en écrivain que le psychiatre Lobo Antunes explore la forme, le rythme et les abîmes de la conscience, ceux de personnages à la santé mentale plus ou moins chancelante. Mais on peut lire comme la rencontre de la phénoménologie et de la psychiatrie ce « roman de spectres » où les chevaux galopent dans les vagues comme les serpents sifflaient sur la tête d’Oreste.

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