Art d'autoroute : cinq œuvres férocement commentées

Art d'autoroute : cinq œuvres férocement commentées
Woinic d'Eric Sléziak (DR)

Un sanglier géant, des chevaliers de ciment : passage en revue de ces imposantes œuvres d’art qui bordent nos autoroutes.

Par Aurélie Champagne
· Publié le · Mis à jour le
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Il y a les «  Flèches des cathédrales », sur l’A10  ; «  Les Chevaliers cathares  » sur l’A61  ; un sanglier géant sur l’A34 ... La liste des œuvres d’art qui bordent les autoroutes françaises est longue.

Le ministère du Développement durable, de l’Ecologie, des Transports et du Logement en recensait 79 en 2011 -- quand cet article a été publié dans sa forme initiale. Désormais, il n'en existerait plus que 75.

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L’art d’autoroute suscite rarement l’enthousiasme. La plupart du temps, on passe en voiture sans remarquer les œuvres, au grand dam des syndicats d’artistes qui militent pour une signalétique plus ronflante.

Lourdeurs symboliques

C’est là tout le paradoxe de l’art d’autoroute  : il est à la fois monumental et invisible.

Georges Saulterre est un des grands noms de l’art d’autoroute. Sa boutique en ligne est une profession de foi. En 1998, ses «  Flèches des cathédrales » érigées entre les Ulis et Saint-Arnoult-en-Yveline figuraient dans le «  Guinness des records  » comme « la sculpture la plus haute faite par un homme ».

Saulterre a aussi conçu des «  Vikings  » de 20 mètres de haut en acier inoxydable, sur l’autoroute Paris-Normandie, acquis par la SAPN en 1990 pour 167 000 francs ; un «  Héron Cendré  » de 8,5 mètres ; une sculpture monumentale, «  A l’aube des temps  », au niveau du péage d’Antibes, qui « symbolise l’entrée sur la côte d’Azur ».

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Mais qu’importe sa démesure : l’art d’autoroute est « presque toujours anodin  », admet Cinzia Pasquali, auteure de « L’Allégorie du château de Versailles  ». La mosaïque, située dans le tunnel duplex de l’A86, est l’une des dernières œuvres conçues pour une autoroute.

De fait, l’art d’autoroute exclut la provocation et les formes susceptibles de perturber le conducteur. Il privilégie les matériaux résistants et s’assortit de bonnes grosses lourdeurs symboliques liées au territoire  : comme « Woinic », sanglier de 50 tonnes qui livre une vision cauchemardesque du symbole animalier des Ardennes.

Thomas Schlesser est historien de l’art, auteur de « L’Art face à la censure » et « Une histoire indiscrète du nu féminin » aux éditions Beaux Arts. En 2011, pour Rue89, il passait au crible cinq œuvres d’art d’autoroute. Voici ce qu'il en disait.

1. « Woinic » sur l’A34


« Woinic » d’Eric Sléziak (image Wikipédia)

Thomas Schlesser :

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"Woinic est "le plus grand sanglier du monde" dixit le site consacré à la sculpture, sous l’égide du conseil général des Ardennes. Celui-ci a acheté la bête au sculpteur Eric Sléziak et l’a plantée le 8 août 2008 sur l’ère d’autoroute de Saulces-Monclin, sur l’A34.

Au crédit du sanglier – symbole animalier des Ardennes –, quelques belles caractéristiques techniques  : 8 mètres de hauteur et 50 tonnes à la balance, fruit de dix ans de travail acharné.

Du point de vue de l’art animalier, il faut avouer que l’œuvre est d’une épouvantable médiocrité.
La mollesse de la gueule, le tracé hasardeux des yeux, la raideur de la silhouette l’apparentent à un gigantesque jouet inoffensif plutôt qu’à un animal vigoureux. Ne vendons cependant pas trop vite la peau du bestiau.

Le conseil général a décidé de rentabiliser à fond les 600 000 euros hors taxes dépensés pour son acquisition en l’utilisant comme support de communication et en déclinant son image sous forme de produits dérivés. En 2009, une bière portant son nom a vu le jour.

Hasard ou coïncidence, le journal régional l’Union raconte que c’est à cause d’une histoire de houblon qu’Eric Sléziak a refusé de venir à l’inauguration de la station service Total sur l’aire où est implanté son chef d’œuvre, en janvier 2010.
La raison : quelques semaines plus tôt, il ne s’était pas senti assez soutenu par les élus et le conseil général après avoir été épinglé par la gendarmerie et privé de permis pour avoir eu deux demis de trop dans le nez.

Il se console en sachant que [...] le colosse est le premier site touristique gratuit des Ardennes. »

2. « Les Chevaliers cathares » sur l’A61

"Les Chevaliers Cathares", œuvre réalisée en 1978 par l'artiste Jean Tissinier (Eric Cabanis/AFP)

Thomas Schlesser :

"Les châteaux cathares comptent parmi les plus beaux vestiges français. Mais les hommages à ces ruines émouvantes ont aussi suscité leur lot d’horreurs. Sur l’aire de Pech Loubat, bien visible depuis l’A61 dans le sens Narbonne-Carcassonne, le dispositif monumental de Jacques Tissinier en fait partie. 

Cherchant à combiner le souvenir de la tenue de chevalier, de l’enceinte fortifiée et l’expression plus moderne de la pureté géométrique, il propose en définitive le pathétique spectacle de trois vagues bunkers en ciment blanc et agrégats de quartz sablé, hauts de 13 mètres, qui font en outre penser à des espèces de burqas géantes.

L’œuvre a été acquise par l’ASF en 1982 au prix de 190 000 francs. L’exercice consiste à rappeler un patrimoine ancien par un geste artistique contemporain (ce que réussit par exemple admirablement Viollet-le-Duc au XIXe siècle avec le néo-gothique).

Au final, l’œuvre tutoie le ridicule. Et comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, l’indignation face à ce triple ratage a trouvé en Francis Cabrel son porte-parole. Voilà, à notre connaissance, la seule chanson existant sur l’art d’autoroute :
"Les chevaliers cathares

Pleurent doucement,

Au bord de l’autoroute

Quand le soir descend

Comme une dernière insulte,

Comme un dernier tourment,

Au milieu du tumulte,

En robe de ciment.

La fumée des voitures,

Les cailloux des enfants,

Les yeux sur les champs de torture,

Et les poubelles devant.

C’est quelqu’un du dessus de la Loire

Qui a dû dessiner les plans.""

3. « Les Flèches des cathédrales » sur l'A10

"Les Flèches des Cathédrales" de Georges Saulterre (image Wikipédia)

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Thomas Schlesser :

"Parmi les flèches de l’autoroute, celles de Georges Saulterre sont les plus esthétisantes. Acquises pour 106 000 francs en 1989, ces flèches de 21 mètres de haut sont un clin d’œil à celles de Chartres et trônent sur l’A10, avant Dourdan dans le sens Paris-province.

Pourtant, nous n’avons pas trouvé l’ombre d’une mention dans quelque manuel d’initiation en histoire de l’art sur le XXe siècle. Mépris des universitaires  ? Simple ignorance  ?
Antje Kramer, maître de conférence à Rennes-II, spécialiste de la matière  : "C’est une œuvre que je ne connais pas, totalement absente de ma quinzaine d’années d’études puis d’enseignements. Je n’en ai donc jamais parlé, ni entendu parler."

Quand on lui dit que des milliers d’automobilistes la voient chaque jour, elle accepte de se prêter au jeu d’une leçon sur l’objet, comme si elle se trouvait devant son amphi. Et là, surprise, cela devient captivant  :
"Dans la continuité de la mouvance expressionniste, très influente tout au long du XXe siècle, l’œuvre est clairement un éclatement centrifuge de formes abstraites qui percent l’espace. Ce sont des obliques prononcées, vives, tranchées et fulgurantes qui convoquent par ailleurs une autre tradition plastique  : le caractère cristallin, l’aspect miroitant, le dialogue avec la matière réfléchissante."

L’universitaire conclut  : "Dans l’absolu, cela vaut largement Bernar Venet". Pourquoi cette énorme différence de notoriété alors  ? "Les historiens de l’art ont rarement le permis", s’amuse-t-elle. Elle pourrait bien intégrer ces Flèches à ses cours magistraux."

4. « Céramique » sur l’A6

Céramique à la sortie du péage de Fleury en Bière sur l'autoroute A6 (Google Street View)

Thomas Schlesser :

"Il n’y a pas que de la sculpture sur l’autoroute. On trouve également la céramique carrée d’un certain Alain Girard, reprenant un tableau de Djoka Ivackovic, acteur de ce que les critiques et les historiens identifient comme "l’abstraction lyrique".

Alors que Georges Matthieu, le peintre le plus connu de cette mouvance très officielle, des années 1970-1980 (la pièce de 10 francs, le timbre, le logo d’Antenne 2, le Sept d’Or, c’était lui  !) a aujourd’hui une cote indécente, le pauvre Ivackovic est à la traîne sur le marché.
Depuis deux ans, l’artiste est souvent présent en vente aux enchères (Tajan et Cornette de Saint-Cyr, entre autres) mais les toiles peinent à atteindre les 500 euros, quand elles trouvent acquéreurs...

Son empreinte la plus marquante est donc à la sortie du péage de Fleury-en-Bière, sur l’autoroute A6 et, sur son fond blanc, avec son bord supérieur bleu, l’œuvre prête à confusion. On interroge Maxime, automobiliste qui emmène toute sa famille en camping  : "C’est un panneau publicitaire tagué."

Dans sa voiture, Isabelle croit "que la céramique montre la route vers le sud. Comme une espèce de symbole, avec un embranchement. A Lyon, non  ? C’est un panneaux de signalisation  ?"

L’œuvre a été achetée en 1990 par la SAPRR au prix de 207 000 francs. Contactée au téléphone, "l’APRR refuse de communiquer sur le sujet". »

5. « La Francilienne » volée

Francilienne volée en 2015 sur la N104 à Lésigny (Google Street View)

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Thomas Schlesser :

« Cinq ans après le vol retentissant du "Cri" d’Edvard Munch en 2005, l’art autoroutier connaît sa première affaire avec Alex Garcia et sa "Francilienne", commandée par l’Etat. Sur l’A6, au niveau de Lisses, une fonte creuse composée de quatre tonnes de bronze et de 4 mètres de haut disparaît. Les voleurs ont tranquillement scié les chevilles de la dame avant de la rouler jusqu’à un véhicule.

Dans cette affaire première du genre, on soupçonne moins une initiative mafieuse à destination des collectionneurs hors la loi qu’une entreprise visant à revendre la sculpture en petits morceaux, le cours du bronze étant juteux. 

La sculpture de la "Francilienne", réalisée en 1992, dotée d’un chapeau si large qu’il recouvre entièrement la tête et confère à cette femme sans visage un caractère allégorique, a une allure plutôt vive. Son pas ressemble à celui rythmé et prompt du "Vanneur" de Millet conservé à Boston.

Le sac en suspension, traduisant l’empressement du mouvement, est un peu figé et peut faire sourire, mais il a son petit charme. Il symbolise l’avènement de la femme active et consommatrice et, donc, semblerait-il, une certaine idée du progrès social.

A défaut de récupérer un jour “La Francilienne”, les nostalgiques peuvent se consoler avec les variantes à Lésigny, en Seine-et-Marne, à Cergy-Pontoise, dans le Val-d’Oise [depuis, elles ont été volées aussi, ndlr]."

Article publié dans sa forme initiale, le 14 août 2011.

Aurélie Champagne
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