Jean-Baptiste Thoret, réalisateur de We Blew It

Nous avions rencontré Jean-Baptiste Thoret une première fois en 2014, à Montpellier, pour faire un point sur l’état du cinéma hollywoodien, entretien publié dans le troisième numéro de L’Infini Détail

Plus tard, nous l’avons reçu en tant que critique pour Radio Campus, le temps d’une conversation filmée à la librairie Ombres Blanches cinéma.

Nous le retrouvons aujourd’hui en tant que réalisateur pour la sortie de son premier film, le documentaire We Blew It -en salles ce 8 novembre 2017 -, où il part à la rencontre de citoyens anonymes autant que de cinéastes connus pour dresser un portrait de la génération qui a vécu les années 1970Un entretien à la fois convivial, tendu et passionné tant s’y dessine un choc des générations où le critique, essayiste, homme de radio et cinéaste semble nettement plus amer que nous sur l’actualité, et surtout sur la réception d’un cinéma qu’il n’a cessé d’autopsier.

We Blew It est dans la lignée de vos travaux de critique. Comment avez-vous décidé de faire un film plutôt qu’un essai, comme celui sur Michael Cimino ?

Cimino est en fait présent dans We Blew It, par la bande-son ! Mais Cimino est mort, et plus globalement, mon problème avec We Blew It est que la plupart des gens que je devais filmer sont morts. Je ne parle pas de figures emblématiques comme Robert Altman, Alan J. Pakula ou encore Hal Ashby, eux étant décédés il y a plusieurs années, mais de Tobe Hooper (que j’ai pu filmer avant sa disparition) ou encore George Romero. We Blew It est un film de fantômes plus qu’un road movie. S’il appartient à un genre, c’est la ghost story. Soit je décidais de fouiller mes archives, soit je choisissais d’évoquer ces gens par ma mise en scène, par certains plans. Dans le cas de Cimino, c’est une évidence car le livre que j’ai rédigé en collaboration avec lui était déjà une sorte de road movie. Il a beaucoup compté pour moi et dans l’histoire du cinéma, il appartenait à la période des 70’s tout en la dépassant, et il est donc présent dans We Blew It sous forme musicale.

Par exemple, Where do we go from here que j’utilise avant la séquence des bikers, ça vient de son film Le Canardeur, que je cite aussi via deux compostions de plans. L’une des Nocturnes de Chopin avant la fin de ma séquence sur le Vietnam, c’est la même qu’on entend dans Voyage au bout de l’enfer, avant la fin de la première partie. Si on ne l’a pas vu, tant pis, mais si tel est le cas, ça ajoute quelque chose. Je souhaitais que des cinéastes soient là sous forme d’écho, et ainsi éviter de faire comme si on était encore en 1975. Idem quand je place Michael Mann dans la première partie du documentaire avec le morceau de Bob Dylan entendu dans Pat Garrett et Billy the Kid, c’est une manière de souligner le lien très fort qui, à mes yeux, existe entre les cinémas de Peckinpah et de Mann. Par la suite, quand on continue d’entendre ce même morceau, j’inclus un plan de métro en forme d’hommage à Heat, puis Michael Mann débarque.

Voilà ma façon de raconter une histoire du cinéma. Je pense d’ailleurs que Heat est une relecture étrange de La Horde sauvage : à la fin, DeNiro et Pacino réalisent ce que William Holden et Robert Ryan n’ont pas pu faire en 75. Vue depuis 2017, que reste-t-il de toute cette époque ? Voilà ce qui m’intéresse, au fond.

Vous aviez peur de répéter vos réflexions ?

La distinction entre l’activité de faire des films et celle de faire de la critique n’est pas si nette que ça. Ce doit être mon vieux côté Politique des auteurs français ! Faire de la critique c’est déjà faire des films, et quand on fait des films, il faut être critique aussi. Parfois, quand je rencontre des cinéastes, notamment français, j’aimerais qu’ils soient un peu plus critiques. Et quand je rencontre certains critiques j’aimerais qu’ils aient une véritable idée de ce que signifie être sur un tournage, placer une caméra… Mais bref, peu importe, pour moi il n’y a pas de rupture entre ces deux mondes. J’ai le sentiment de poursuivre une même chose qui n’est pas tant une réflexion qu’un mystère. On écrit des livres pour percer une chose qu’on ne saisit pas bien. Mes livres sont fait d’éléments découverts au fil de l’écriture : si je sais d’avance où je vais, ça ne m’intéresse pas, comme pour un road movie c’est le trajet qui compte, connaître la destination n’a pas d’intérêt. Je n’ai d’ailleurs jamais écrit de livre de commande, m’investir sur des projets personnels était important pour moi, à un niveau presque psychologique. La différence est qu’en faisant un film, on est davantage exposé, on ne peut plus se cacher derrière le travail d’un autre. Ce qui me plaît le plus maintenant n’est pas la critique hebdo ou mensuelle, c’est d’écrire des livres et de faire des films. L’entre-deux m’a fatigué pour diverses raisons, j’avais l’impression d’être un zombie, de ne plus parler à personne. Réaliser We Blew It est le projet charnière idéal pour moi, car je boucle une période et en ouvre une autre.

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Jean-Baptiste Thoret durant notre entretien à l’hôtel Albert 1er, à Toulouse.
Photographe : Lucas Charrier

La frontière était donc claire au départ, vous saviez que la démarche n’était pas de préciser des choses présentes dans vos essais ?

Serge Daney a dit une chose au sujet de Le Bon, la Brute et le Truand que j’aime beaucoup, il disait que s’il y a un truc formidable avec ce western spaghetti, c’est que c’est un film à l’heure. Et moi j’ai le sentiment de voir tellement de films qui ne sont pas à l’heure -des films d’hier mais qui sortent aujourd’hui-, que cette idée m’a obsédé. Si j’avais fait We Blew It il y a dix ans, ça n’aurait pas été le même documentaire du tout, je ne vais pas faire le naïf qui croit qu’on peut réécrire pour la 50ème fois quelque chose qu’on connaît. Tant pis pour moi si les gens ne connaissent pas tel film, c’est inutile d’aller se caler en permanence sur le dernier wagon pour être sûr d’avoir les mêmes références que tout le monde.

Voilà 20 ans que je travaille sur les années 1970, et il faut que je prenne la suite de ça, que j’évite absolument de faire comme s’il n’y avait pas déjà eu des centaines d’entretiens, de suppléments DVD, de commentaires audio… C’est important pour moi de commencer là : où en est-on en 2016-2017 de cette décennie là ? D’abord la plupart de ses artistes sont morts, ensuite, on sait déjà beaucoup de trucs. Certains réalisateurs sont en pilotage automatique, c’est pour ça que je ne vais pas aller voir des gens comme William Friedkin par exemple, ça ne m’intéresse pas de le rencontrer pour qu’il me dise ce qu’il répète déjà 50 fois dans la journée partout. Comme, je ne sais pas, qu’il y a du bien et du mal en chacun de nous !

Vous voyez ce que je veux dire ? J’ai juste envie d’avoir des gens qui sont à l’heure, qui vont me parler de choses dont on n’a pas beaucoup parlé jusque là. Je déteste la notion de fonds de commerce, véritablement. J’aurais très bien pu faire un film-fonds de commerce estampillé Nouvel Hollywood mais ne serait-ce que par respect pour moi-même, c’était impensable.

Au sujet de la notion de fonds de commerce, que pensez vous de la résurgence permanente des années 1980 ? Même la récente adaptation de It de Stephen King déplace l’action de 1958 à 1988.

Le propre du cinéma majoritaire est d’être en retard, ses films sont datés, anachroniques. C’est pour ça que je fais la distinction entre un film réalisé à une période et un film qui appartient à une période. Ce n’est pas parce qu’on fait un film dans les années 1970 qu’on fait un film seventies. Quand on a compris ça, on différencie l’histoire et l’histoire des formes. Être des années soixante-dix, ce n’est pas seulement avoir vécu le Watergate mais s’inscrire dans certaines formes. Personnellement, c’est l’histoire des formes qui m’intéresse.

Un cinéaste comme Spielberg, dont l’ombre plane sur toutes les 80’s américaines, a l’intelligence, voire la prescience de ce que le public attend, il a pressenti que les gens avaient envie de revenir à des valeurs binaires. Il a un petit coup d’avance, c’est sa grande force. Du point de vue de l’histoire stricte, Les Dents de la mer est un film sorti dans les années 1970, mais pas une seconde c’est un film des années 1970, il appartient aux années 1980. Du coup, quand les années 1980 arrivent, il en a déjà posé les bases : la famille, le retour à des valeurs binaires, l’ordre… J’ai l’impression qu’aujourd’hui, les créateurs sont obsédés par les années 1970, tandis que l’industrie est obsédée par les années 1980.

Les Fincher, Nolan, Mann, James Gray, Wes Anderson sont tous obnubilés par les 70’s, comme s’ils voulaient régler leurs comptes avec ce dernier âge d’or. Quant à l’industrie, elle est obnubilée par la décennie suivante. Comme je le disais hier soir après la séance, je suis intimement convaincu qu’il ne s’est rien passé entre les années 1980 et aujourd’hui. Il y a des différences de degré mais pas de nature. Le revival d’aujourd’hui n’est pas un revival mais un coming out, un super-accomplissement de ce qui s’est inventé dans les 80’s sous Reagan : le blockbuster, le culte du corps, les super héros, etc.

Aujourd’hui, on a affaire à l’avènement massif de tout ceci sous l’ère Trump, qui a été élu après Obama comme Reagan et son puritanisme ont été au pouvoir après la période tumultueuse des années 1970 – même s’il ne faut surtout pas oublier que Nixon a été élu en 1969, entre temps.

Depuis l’an dernier, toutes ces valeurs 80’s prennent le pouvoir avec le plus grand naturel. Bien sûr, on peut citer des moments, des films intéressants dans les années 1990 par exemple. Mais j’ai toujours le sentiment que les trucs intéressants étaient un peu les derniers, comme quand Michael Mann fait Heat, que Scorsese fait Casino, que James Cameron fait Titanic… Ce sont les derniers grands classiques mais en fait, on n’est jamais sorti des années 1980, et c’est un ado des 80’s qui vous parle !

C’est le grand drame de notre époque, et pour votre génération c’est encore pire de ne pas avoir su ou pu créer autre chose, de ne pas avoir réussi à sortir de cette décennie horrible. On est toujours dedans, et pourquoi ? Parce que le capitalisme industriel et culturel s’y met en place, voilà 35 ans qu’on y baigne.

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L’affiche de Electra Glide in Blue (James William Guercio, 1973)

Est-ce pour cela que votre plan final refait celui d’un film aussi méconnu que Electra Glide in Blue ? Vous aviez besoin de rappeler que ce cinéma là peut et doit exister ?

C’est pour moi l’un des plans les plus emblématiques et énigmatiques des années 1970. J’ai toujours beaucoup aimé Electra Glide in Blue, c’est un film gueule-de-bois et l’anti-Easy Rider. On parle souvent des 70’s comme une décennie homogène mais ce n’est pas du tout le cas. Entre 69, 71, 75 et même 76 il y a une vraie évolution. Ne serait-ce qu’entre Easy Rider et Point Limite Zero, il y a un monde, alors que les films n’ont que deux ans d’écart. L’Histoire et le cinéma de ces années sont très forts, alors que les deux décennies suivantes sont très monotones en comparaison.

Ce dernier plan de Electra Glide in Blue m’intéresse car c’est lui qui a problématisé mon rapport aux années 1970. We Blew It se termine avec Tobe Hooper et Bob Rafelson, et ce dernier dit qu’il a encore envie d’y croire, envie de croire qu’il sera toujours là dans 20 ans alors qu’il ne le sera plus. J’aime l’entendre dire «Ca m’ennuie les années 70», car il aimerait bien être connu pour autre chose, or il sait très bien par ailleurs qu’il ne serait pas là sans elles. C’est à la fois beau et tragique. Vient ensuite ce plan final de huit minutes qui est aussi un hommage à La Horde sauvage. J’avais envie de proposer cette expérience de la durée, qu’on peut aimer ou non – ça a d’ailleurs été un combat avec les producteurs. Mais j’aime qu’on ne sache plus si c’est nous qui nous éloignons ou la voiture au fond du plan qui prend ses distances d’elle-même.

Quand est-ce qu’on fera le deuil des années 70 ? Cette question hante We Blew It car c’est celle que je me pose, je pense que le présent redémarrera quand on aura abandonné cet idéal. À force de penser que cette décennie est notre dernière frontière romantique, on n’avance pas. Lui rendre hommage, oui, mais vivre à travers, ça tient de la méthode Coué ! Notre obsession des 70’s raconte un truc d’aujourd’hui qu’il m’a semblé important d’évoquer.

Dans We Blew It, Bob Rafelson parle d’un éventuel ado un peu nerd qui un jour va révolutionner le cinéma. Cela nous a rappelé Coppola dans le documentaire Hearts of Darkness, qui lui parlait d’une jeune fille obèse de l’Ohio qui un jour va arriver avec un truc révolutionnaire et réinventer le cinéma à elle seule. Aujourd’hui, on constate que même les films les plus inventifs ou surprenants, comme Mulholland Drive, restent en termes financiers sur des modèles déjà vus et déjà acquis. On a décidément l’impression que cette révolution n’arrive pas…

L’erreur est peut-être de prendre une décennie par un cas particulier. Comme Mulholland Drive, ou plus récemment The Lost City of Z, qui a d’ailleurs connu des soucis de financement. L’énorme différence entre les années 1970 et aujourd’hui, c’est que les grands films de Coppola, Altman, Friedkin etc., étaient de grands succès populaires. Pour moi un âge d’or c’est ça, c’est quand un film peut toucher une élite très cultivée, et en même temps l’homme moyen. Le Parrain est aimé par les gens qui l’étudient en fac et ceux qui en parlent dans le New Yorker, autant que par des personnes qui ne s’intéressent pas au cinéma.

Michel Ciment nous disait la même chose au sujet du cinéma de Stanley Kubirck.

Kubrick en est l’exemple typique, c’est le miracle ! Quand le cinéma devient un art pour les élites, quand ça devient de la musique classique comme le dirait Paul Schrader (scénariste de Taxi Driver et réalisateur de Blue Collar – NDR), c’est un autre cinéma qui apparaît.

Peckinpah, Kubrick, Argento et consorts n’ont jamais oublié que c’est un art populaire. Comme le dit Argento, c’est un art qui vient des bordels. Ce qui n’empêche pas de faire des films intelligents, ce que le cinéma américain a été, alors qu’en Europe on était plutôt intellos. Or je préfère les films intelligents aux films intellos. Dans les années 1970, il y a cette classe moyenne où le cinéma est un espace commun qui attire des gens de couches sociales différentes. C’est ça le miracle de cette décennie, miracle qui va ensuite s’effriter. Bien sûr il y aura toujours des Mulholland Drive, ou des types qui au prix d’efforts démesurés auront réussi à faire un film profondément indépendant et qui marche. La question est : l’industrie du cinéma, qu’est-ce qu’elle produit, majoritairement ?

C’est là que la chute est pour moi vertigineuse, car le niveau du cinéma américain mainstream est actuellement catastrophique. C’est à ça qu’on juge de la santé d’une décennie, de celle d’une histoire des formes et de l’exigence du public, qui s’est totalement effondrée en 35 ans. Car il y a un vrai savoir autour de cette langue commune qu’est le 7e art. Aujourd’hui , les gens se foutent du cinéma, ils n’ont plus l’œil. J’observe ça tous les jours, avec ce paradoxe génial que plus on a d’accès, plus on a d’écrans, et moins les gens comprennent les images, les plans, les séquences. Bien sûr, je peux arguer que je vis à Paris, dans ce milieu où je nage. On pourrait croire que cette bulle cinéphile est toute ma vie, ce n’est pas vrai. Dès que j’en sors, c’est fini.

Donc, ce qui m’inquiète beaucoup est que tout ça est fondé sur cette question de la classe moyenne. Dans les années 1970, aussi bien en Italie qu’au Japon et même en France, on avait des films d’auteur et populaires à la fois. Aujourd’hui, trouvez-moi les grands films d’auteur et populaires du cinéma américain ? Il y en a extrêmement peu, c’est un signe assez inquiétant. On peut toujours espérer que l’histoire est cyclique, que ça va et que ça revient.

Bon, c’est vrai que ça commence à faire un bout de temps que ce n’est pas revenu… (rires) On attend ! Et j’ai envie d’être enthousiaste.

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We Blew It (Jean-Baptiste Thoret, 2017)

Ce qui est drôle, c’est qu’on parle aussi de révolution technologique, chose qu’évoquait également Coppola à l’époque. Mais au final, là encore, rien ne s’est vraiment passé ni n’a fait bouger les lignes en termes de création et d’attente du public. Il y a certes eu Avatar mais

Mais Avatar est une planète célibataire ! Il y a un seul Avatar, et il n’y a rien derrière.

En effet. On observe d’ailleurs que ces films prétendument révolutionnaires – en termes idéologiques ou techniques -, où une seule personne dotée de moyens techniques incroyables et d’une intelligence folle réinventerait le cinéma, sont en fait des dérivés de Marvel, ou au moins font partie de ce système.

Ce qui m’atterre le plus… (un temps) Je ne veux pas être négatif ! (rires) Mais ce qui m’atterre le plus, c’est qu’on a un public mondial qui est indiscernable, les spectateurs américains et français sont devenus les mêmes avec le partage de contenus, tout le monde écoute la même daube. Je cite encore Paul Schrader mais j’aime aussi quand il dit, plus ou moins, « Toi public, tu es aussi responsable de ça », car l’industrie ne connaît que la rentabilité.

Pour que des choses intelligentes marchent, il faut que le public puisse les repérer. Ce qui m’inquiète aujourd’hui, ce n’est pas forcément le niveau des cinéastes à venir ou celui des films qu’on va faire, mais de savoir où va être cette grande classe moyenne, populaire, qui aura le regard pour accepter ça, après 25 ans de programmation de la rétine et du cerveau. Moi qui ai des gamins, je vois bien l’évolution des gosses de 14-18 ans, je me souviens que quand j’étais ado on attendait le film du mercredi, on en parlait, on s’engueulait dessus. Avec le règne de la novlangue, ceux qui réfléchissent sont des gens qui se prennent la tête. De nos jours tout le monde s’en fout, sur une classe de 30 ils sont deux élèves à avoir entendu parler de Bunuel, de Wes Anderson et de John Ford, et ils passent pour des fous furieux.

Quid de cette génération ? Est ce que les regards sont prêts pour que ça redémarre ? Même dans les grands films français populaires des 70’s, les Verneuil, les Molinaro, y avait une tenue, une exigence. Les comédies françaises d’aujourd’hui ne sont pas du cinéma à mes yeux, mais des téléfilms sur grand écran. Quand je vois que 20 millions de gens se déplacent pour Bienvenue chez les Ch’tis, ça me dit plein de choses sur le public d’aujourd’hui. Ces gens là seront ils prêts à faire un succès au Pialat ou Melville des années 2010 s’il devait débarquer demain ?

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Spring Breakers (Harmony Korine, 2013)

Vous êtes dur dans votre vision du public. D’ailleurs il y a quelques années, vous aviez écrit dans Libé : « Snoopy Dogg et Disney Channel, même combat ». Ce n’est peut-être pas un artiste que vous écoutez mais on avait bloqué sur cette phrase. Comme si le public lui-même était incapable de discernement.

Vous savez, je suis baudriallardien, jamais on ne me fera croire que Snoop Dogg c’est de la rébellion, lui comme Disney oeuvrent à la perpétuation d’un système, Snoop Dogg incarnant ce qu’on appelle l’allié objectif. Pour citer Baudrillard, « tout système a besoin pour survivre de produire un contre-champ de lui-même, l’illusion d’un contre-pouvoir ». C’est réellement baudriallrdien. C’est ce que dit le comédien Fred Williamson dans We Blew It, il n’y a pas de Blancs ni de Noirs, que du vert.

Par exemple, j’adore Spring Breakers, je le trouve génial car c’est un film qui capte un truc sur le vide intersidéral de notre époque. Voilà un long-métrage qui est à l’heure. Il a pourtant été très mal perçu, or c’est le miroir du mainstream de notre époque. Le mainstream est important à mes yeux car c’est ce qui forme le plus gros de la culture. Et à ce sujet, je pense que quand on aime la culture 70’s, il faut être énervé, or il n’y a personne d’enragé aujourd’hui.

Spring Breakers est un film dépressif ! On comprend votre vision mais au sujet de Snoop Dogg, il a représenté quelque chose d’important à une époque, comme les réalisateurs que vous montrez dans We Blew It. De là à dire que les spectateurs d’aujourd’hui ne savent plus regarder un film, il y a une marge, non ?

Le capitalisme a gagné, c’est ça le vrai drame. Dans les années 1970, ce n’était pas plié, pourtant une partie de ce qui rapportait de l’argent était ce qui était censé incarner le contre-pouvoir. Mais c’est aussi comme cela que des films de qualité, riches, intelligents, formaient la culture mainstream. Aujourd’hui, cela s’est perdu. Snoop Dogg et Disney sont les emblèmes de cet échec. Le rebelle ne dérange pas grand monde.

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We Blew It (Jean-Baptiste Thoret, 2017)

Pour en revenir à We Blew It, pourquoi ce choix de filmer régulièrement les visages mutiques des gens interviewés, en plan fixe ? Cela rappelle assez le travail de Ulrich Seidl sur son documentaire Sous-Sols. Toutes proportions gardées, car lui avait filmé quelques scènes fictives avec des comédiens dirigés.

Je n’ai pas encore regardé Sous-sols, il faut que je le voie ! Mais au sujet de ce choix, là est la différence par rapport à un livre. Il y a des visages et avec eux, une vérité qui apparaît, qu’aucune parole ne peut remplacer. Par exemple quand je filme cette fille avec son petit bar et sa musique de Springsteen, qui était un peu revêche au début puis qui accepte la caméra…

Qu’elle soit dans un doc ou une fiction, je sais tout d’elle. Je vois sa lassitude, les rêves qu’elle a eus, le fait que le temps passe, qu’elle ne sortira sans doute jamais de là. Quand je vois cette fille tout est dit, je vois l’héritage profond et authentique des folk singers. Pas la peine de la filmer quinze minutes en train de s’apprêter, puis de moins le faire, de porter un t-shirt un peu foireux, et de l’écouter mettre des mots sur sa situation. Il y a quelque chose, une fois encore, de très beau et tragique.

Je suis toujours ému par les visages. Quand on filme des gens pendant trois ou quatre minutes, ils sont en contrôle au début, puis ils deviennent eux-mêmes, peut-être malgré eux ! Je sais pas si je suis en train de leur voler quelque chose mais je suis un Langien, au sens où j’estime, comme Fritz Lang, que chacun a ses raisons même si on ne les comprend pas toujours, je ne filme pas contre les gens. Je leurs disais : «Regardez la caméra, hormis ça faites ce que vous voulez». Ils étaient libres et peu à peu, avec cette longue durée, une vérité surgit. C’est à la fois cette femme en particulier que l’on observe, et toute une Amérique anonyme car c’est ce qui m’intéresse, cette valeur emblématique du visage. On est toujours l’inconnu d’un autre, pour beaucoup Paul Schrader et Peter Bogdanovich (réalisateur de La Barbe à papa– NDR) ne sont personne de spécial. J’ai voulu adopter ce côté Fordien, l’idée que quand vous invitez quelqu’un à votre table, tout le monde a le même traitement. Certains ont fait des films, d’autres ont fait la guerre, pour moi tout ça c’était pareil et un traitement de faveur m’aurait fait perdre cette vision.

Je voulais trouver ces racines américaines. C’est exactement comme le plan final de huit minutes. Grace à la durée, un plan change de nature.

Propos recueillis par Guillaume Banniard, Lucas Charrier et Hugues Marly
Transcription : Guillaume Banniard

(merci à Annie Mahot de l’American Cosmograph pour avoir permis cette rencontre et à Jean-Baptiste Thoret pour sa disponibilité)


Entretien disponible en audio ici en version incomplète, trois questions ayant été posées après la fin de l’interview.

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