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À Tokyo, l’interminable lutte des sans-abri du parc Nike

Dans l’arrondissement de Shibuya, une trentaine de SDF résistent pour garder un accès au parc Miyashita, transformé en parc Nike. 
Skate-park, city-stades, terrains de squash ont pris la place des tentes bleues des infortunés, toujours autant réprimés au pays du Soleil-Levant.

Publié le 7 octobre 2014

Un mètre de large. C’est l’espace qu’il reste aux sans-abri chassés du parc Miyashita, à Tokyo. Une étroite bande de trottoir, coincée entre un parking de motos et le mur extérieur de cet espace vert où ils avaient trouvé refuge depuis des années. Dans cet interstice urbain, la vie se cache sous des bâches bleues et des maisons de carton parfaitement alignées. Le parc, lui, est devenu le domaine réservé d’une world company : Nike. La bataille commence en 2008. La mairie d’arrondissement de Shibuya fait appel à l’entreprise américaine pour rénover ce parc tout en longueur dans ce quartier jeune et branché. En échange du financement d’un skate-park, de city-stades, de terrains de squash et d’un versement annuel de 17 millions de yens, le parc Miyashita devient le parc Nike. Un exemple parmi d’autres de la tyrannie des marques, bien décrite, au début des années 2000, par Naomi Klein dans son livre No Logo. Les griffes des multinationales, plus ­intéressées par la production d’une image de marque que par la fabrication même des produits, ont depuis longtemps envahi nos rues, nos villes, nos espaces. À Madrid, ce fut la station de métro de la Puerta del Sol, point de rassemblement des Indignés, qui fut vendue à Vodafone l’an dernier. Le « naming », qui a transformé les stades en têtes de gondoles depuis des décennies aux États-Unis, a débarqué en France en 2011 avec ­l’édification de la MMArena, au Mans.

Culpabilisés par la société nippone, 
les pauvres se terrent dans des lieux peu visibles

À Tokyo, cependant, la création du Nike Park a donné lieu à une impressionnante levée de boucliers. De nombreux activistes ont alerté contre la privatisation de cet espace public et l’expulsion d’une centaine de SDF. La mobilisation et les occupations de boutiques Nike dans le monde entier, y compris sur les Champs-Élysées, ont contraint la mairie de Shibuya à plusieurs reculs. Le parc Nike a été rebaptisé « Nike-Miyashita ». Et si les nouvelles installations sportives sont devenues payantes, une partie du parc est restée libre d’accès. La situation des sans-abri, elle, ne s’est pas améliorée. « Aujourd’hui, le parc ferme ses portes le soir. Une trentaine de sans-abri doivent dormir à l’extérieur. Malgré ça, ils y reviennent en journée pour se reposer. Ils s’allongent sur des cartons pour montrer qu’ils sont chez eux », rapporte Nanako Inaba, sociologue à l’université d’Ibaraki. Cet été, un nouvel appel à la solidarité internationale a été lancé par Nijuren, association de Shibuya pour l’existence et la vie des sans-abri, par le biais du réseau No Vox. Les militants dénoncent l’installation de caméras de surveillance par la mairie. « Certains agents municipaux ont averti les sans-abri qu’ils sont filmés pour les décourager de s’y reposer », alertent-ils. Cette criminalisation de la pauvreté n’est pas nouvelle au Japon. « Au parc Yoyogi, refuge de nombreux sans-abri tokyoïtes, l’un d’entre eux a récemment été condamné à de la prison ferme pour avoir refusé d’être laissé filmer », raconte Annie Pourre, cofondatrice du DAL et animatrice du réseau No Vox. Les personnes à la rue souffrent aussi d’une très mauvaise image au Japon, explique Nanako Inaba. « Si, en France, on considère globalement la pauvreté comme résultant d’un problème systémique, au Japon, cette responsabilité est généralement analysée comme étant celle de l’individu. » Cette mise à l’index vise particulièrement les privés d’emploi, estime David-Antoine Malinas, spécialiste de la pauvreté au Japon : « Celui qui perd son travail, c’est d’abord celui qui n’a pas su respecter les règles ou suivre les conseils qui lui ont été donnés », explique le sociologue, chercheur associé à la Maison franco-japonaise de Tokyo. Les sans-abri ont eux-mêmes intégré cette lourde responsabilité individuelle, appelée « jiko sekinin », transmise dès l’enfance par le système scolaire japonais. C’est pourquoi ils se terrent « dans des lieux peu visibles, comme les espaces verts, des souterrains de gares ou des bords de rivières, mal considérés dans la tradition nippone ». Ils acceptent en silence le tirage à la courte paille effectué pour leur attribuer une place dans un centre d’hébergement. Les misérables Japonais ne se plaignent jamais de leurs salaires de misère. La plupart d’entre eux, en effet, travaillent. Certains ramassent des canettes. Mais beaucoup, tombés à la rue après l’explosion de la bulle immobilière des années 1990, continuent d’être des travailleurs journaliers du bâtiment. L’agence Reuters a récemment révélé que des sans-abri ont même été recrutés pour effectuer les travaux de nettoyage de la centrale de Fukushima pour 4,41 euros de l’heure, en deçà du salaire minimum… Au parc Miyashita, les sans-abri sont loin de voir leurs conditions évoluer. Lors d’une réunion à la mi-septembre à la mairie de Shibuya, les militants se sont heurtés à une fin de non-recevoir. Pis, les soutiens s’affaiblissent ces dernières années. « À la fin des années 1990, la lutte contre la pauvreté et les inégalités est devenue une thématique montante dans toutes les organisations de la gauche japonaise », explique David-Antoine Malinas. Un réseau antipauvreté, le Han Hinkon Network, a même vu le jour en 2008, fédérant l’ensemble de ses composantes, dont le Parti communiste japonais. La catastrophe de Fukushima a affaibli cette dynamique et le mouvement social. « Aujourd’hui, confirme Nanako Inaba, la plupart des organisations et des collectifs sont mobilisés contre le nucléaire mais très peu sur la lutte contre la pauvreté, la défense des sans-abri et, plus largement, la question des droits sociaux. »

 

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