Brenda Milner

Infatigable fouineuse

Au Québec, Brenda Milner est moins connue du grand public qu’un joueur de quatrième trio du Canadien. Dans le milieu scientifique international, pourtant, elle a le statut d’une légende. À quelques mois de son 100e anniversaire, celle qui a joué un rôle clé pour comprendre la mémoire et dont le nom a circulé pour le prix Nobel refuse de prendre sa retraite. La Presse vous présente cette Montréalaise au parcours fascinant, qui n’a aucune intention de devenir sage seulement parce qu’elle est âgée.

Brenda Milner

Curieuse

Brenda Milner pousse avec appréhension la porte du bureau qu’elle occupe depuis des décennies aux Institut et hôpital neurologiques de Montréal, à l’Université McGill. Son adjointe l’a prévenue que les lieux avaient été repeints pendant le week-end et que du ménage avait dû y être fait.

La scientifique regarde à la ronde et pousse un soupir.

« C’est trop bien nettoyé, ça n’a pas l’air habité. Ce n’est pas comme ça qu’on travaille ! », lance-t-elle. Sur le bureau et les étagères, de hautes piles bien droites de revues scientifiques occupent pratiquement tout l’espace. Sur la porte d’entrée trône la photo d’un hippocampe, l’animal aquatique – un clin d’œil au fait que la professeure Milner a découvert le rôle que joue la structure du cerveau du même nom dans la mémoire.

« Ça reviendra », dit-elle finalement en parlant du désordre. Puis elle éclate d’un rire pétillant qui ponctuera ses propos tout au long de l’entrevue.

Brenda Milner ? Si le nom ne vous dit rien, sachez qu’elle fait partie des plus grands scientifiques que le Québec ait connus. Ses découvertes sur la mémoire ont influencé des générations de chercheurs. Surtout, sa façon d’étudier les patients atteints de lésions au cerveau a jeté les bases de la neuropsychologie, une discipline aujourd’hui en pleine ébullition.

Auréolée de prix – à peu près seul le Nobel lui a échappé –, Brenda Milner pourrait jouir d’un repos mérité après une carrière fructueuse. Mais à 99 ans, elle continue de se présenter trois ou quatre jours par semaine à l’Institut, que tout le monde appelle ici « Le Neuro ».

« D’abord, je m’intéresse toujours aux questions scientifiques. Et puis, mes collègues et mes étudiants, ce sont mes amis. Où est-ce que je trouverais des amis si je restais chez moi ? »

— Brenda Milner

« J’habite seule, vous savez, poursuit-elle. Ici, c’est la vie que je connais, ce sont les gens que je connais. Et en plus, je vis tout près ! Quand il fait beau, je viens à pied et je trouve ça très agréable. »

Blazer et jupe bleu marine, collier au cou, celle qu’on surnomme « la grande dame de la mémoire » semble petite et frêle dans sa chaise. Ses yeux, plissés par l’âge et le sourire qui la quitte rarement, sont à peine visibles. Native de Manchester en Angleterre, Brenda Milner est une amoureuse déclarée de la langue française, qu’elle parle avec précision derrière un accent anglophone.

La professeure Milner ne publie évidemment plus avec la même cadence qu’autrefois. Mais jusqu’à l’an dernier, elle supervisait toujours un chercheur postdoctoral. Ses champs de recherche tournent maintenant autour de la communication entre les deux hémisphères du cerveau. Comment l’hémisphère gauche, analytique, parle-t-il au droit, plus intuitif et artistique, pour former la pensée ?

« Je fais moins de travail de recherche physique – ce n’est pas moi qui vais au laboratoire faire les mesures, précise-t-elle. Mais j’aime diriger des travaux. J’attache une grande importance à l’écriture – je pense que la façon dont on communique est très importante. J’aide les étudiants avec l’écriture plus qu’avec la science. Parce qu’ils sont peut-être plus avancés que moi, maintenant, ils suivent plus de cours et tout ça. »

Franco Lepore, professeur titulaire de la Chaire de recherche du Canada en neurosciences cognitives à l’Université de Montréal, a invité la professeure Milner il y a quelques années pour prononcer une conférence. Il s’attendait à ce que l’éminente chercheuse parle de son parcours et de ses découvertes majeures faites dans les années 50 et 60. Mais à la surprise des 350 personnes présentes, Brenda Milner a livré du contenu scientifique de pointe.

« Je tiens à souligner qu’elle est encore exceptionnelle », dit le professeur Lepore.

Pour celle qui a passé sa carrière à essayer de sonder le cerveau des gens en scrutant leur comportement, les techniques d’imagerie modernes sont une source constante d’émerveillement.

« C’est merveilleux, vraiment excitant, dit-elle. Vous savez, quand j’étais jeune, il fallait souvent attendre la mort des patients qu’on étudiait pour savoir, même de façon grossière, la nature et l’étendue des lésions. C’était un autre monde. »

Le moteur qui la pousse à continuer est le même qui a animé sa carrière et même sa vie personnelle : la curiosité. « La curiosité, ça couvre toute une étendue de petites et de grandes questions, dit-elle. Et je pense que j’ai beaucoup de curiosité pour toutes sortes de choses. »

Gabriel Leonard, chercheur au Neuro qui a fait sa maîtrise et son doctorat sous Brenda Milner et la connaît depuis 1973, résume les choses bien simplement.

« Elle veut toujours tout savoir. Elle est très astucieuse quant aux comportements humains. Elle a un peu le cerveau d’un détective, elle n’a pas besoin de beaucoup d’informations pour tirer les bonnes conclusions. C’est probablement pour ça qu’elle est bonne en science. »

— Gabriel Leonard, chercheur au Neuro

« En anglais, on dit nosy, dit la principale intéressée. Comment on dit, en français ? J’aimerais vraiment savoir. » Nous lui suggérons le terme « fouineuse ».

« Oui ! Oui ! Fouineuse ! s’exclame Brenda Milner, ravie comme une enfant qui vient d’apprendre un nouveau mot. Je ne connaissais pas ce terme. Alors je suis fouineuse ! » Elle éclate de rire, montrant une joie d’apprendre si manifeste qu’on comprend soudain tout le plaisir qu’a dû tirer cette femme, au fil des décennies, à faire ses découvertes.

Brenda Milner

Pionnière

Brenda Langford naît à Manchester, en Angleterre, en 1918. Sa mère est chanteuse, son père est pianiste et critique musical pour le quotidien The Guardian. Étonnamment, la jeune Brenda montre peu d’aptitudes musicales. Mais elle adore la littérature et a un talent pour les langues.

Au moment de s’inscrire à l’université, la jeune femme hésite entre la science et les langues. « J’ai pensé que les langues, c’est quelque chose qu’on peut étudier soi-même – pas au même niveau, évidemment, mais on peut le faire, raconte-t-elle. Alors qu’une fois qu’on abandonne la science, on l’abandonne pour vrai, parce qu’on a besoin des équipes et des laboratoires. »

Brenda s’inscrit à l’Université Cambridge en mathématiques. « J’aurais tellement voulu être mathématicienne, dit-elle aujourd’hui. Pour moi, les mathématiques, c’est l’élégance, la logique. Mais j’ai rapidement réalisé que je ne deviendrais jamais une grande mathématicienne. Je n’avais pas d’assez bonnes aptitudes visuospatiales. »

Elle bifurque vers la psychologie, un domaine où elle excelle rapidement. « J’ai eu des résultats très brillants, dit-elle encore avec fierté. Il y a eu des choses écrites dans le Times de Londres. Manchester girl does this, Manchester girl does that. »

Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, celle qui s’appelle encore Brenda Langford est envoyée dans une unité de recherche sur les radars. Elle y rencontre un jeune ingénieur électrique, Peter Milner. En 1944, Peter Milner part pour Montréal pour lancer une unité de recherche sur l’énergie nucléaire. Cette année-là, Brenda prend deux grandes décisions. Elle épouse Peter et part avec lui pour le Canada.

Une fois à Montréal, Mme Milner décroche un poste pour enseigner la psychologie à l’Université de Montréal. « Peter avait reçu de l’argent pour moi, mais je ne peux pas être une femme entretenue. Ce n’est pas dans ma nature », explique-t-elle.

Le milieu universitaire francophone de la fin des années 40 lui fait une forte impression.

« L’Angleterre est évidemment un pays protestant, mais je n’ai jamais été baptisée et mes parents n’avaient pas de religion. Et j’arrive à l’Université de Montréal et je vois ces pères catholiques en robes blanches, des dominicains. C’était tellement Moyen Âge, c’était tellement… C’était extraordinaire, je n’avais jamais vu ça ! »

Brenda Milner s’inscrit ensuite au doctorat à l’Université McGill sous la direction du réputé psychologue Donald Hebb. C’est là qu’elle fait la connaissance du docteur Wilder Penfield, qui pratique des opérations sur le cerveau des patients épileptiques afin de soulager leurs crises.

La naissance de la neuropsychologie

Les opérations du Dr Penfield améliorent souvent le sort des patients. Mais certains d’entre d’eux souffrent ensuite de paralysies, de troubles du langage ou de problèmes de mémoire. Brenda Milner passe beaucoup de temps avec eux. « J’étais absolument fascinée », dit-elle.

Minutieusement, en faisant passer des tests aux patients, la scientifique tisse des liens entre les troubles qu’ils présentent et les parties du cerveau sur lesquelles est intervenu le Dr Penfield. À l’époque, certains lui reprochent de ne pas avoir de véritable programme scientifique et de mener ses recherches au gré des patients qu’elle rencontre. Mais petit à petit, ses travaux l’amènent à comprendre le rôle des différentes zones du cerveau.

Pour Julien Doyon, qui connaît Brenda Milner depuis 1982 et dirige aujourd’hui le centre d’imagerie cérébrale McConnell du Neuro, cette méthode de travail est peut-être le plus grand legs de Brenda Milner. « À l’époque, l’étude du comportement en lien avec les fonctions du cerveau était un domaine très peu connu, dit-il. Elle a vraiment jeté les bases de la neuropsychologie. »

« Sa grande force est d’observer un patient, sur les plans comportemental et fonctionnel, et ensuite de se poser les bonnes questions pour comprendre les troubles dont il peut souffrir. »

— Julien Doyon, directeur du centre d’imagerie cérébrale McConnell du Neuro

Son collègue Gabriel Leonard souligne à quel point Brenda Milner était « loyale, attentive et très empathique » envers les patients.

« C’est son habileté à interagir avec les patients, à se mettre à leur niveau, qui lui a permis de faire ses découvertes », estime-t-il.

Le patient le plus célèbre de la neuropsychologie

En 1954, la réputation de Brenda Milner est déjà telle qu’un neurochirurgien de renom, William Scoville, l’invite à Hartford pour étudier l’un de ses patients. À l’époque, on le connaît sous les initiales H. M. (son nom complet, Henry Gustav Molaison, ne sera dévoilé qu’à sa mort, en 2008). Il deviendra, grâce à Brenda Milner, le patient le plus célèbre de l’histoire des neurosciences.

Aux prises avec des crises épileptiques incontrôlables, H.M. avait été opéré l’année précédente par Scoville, qui lui avait retiré une partie du lobe temporal, dont des parties de l’hippocampe et de l’amygdale. L’opération avait grandement aidé à atténuer les crises. Mais quand Brenda Milner rencontre H. M., celui-ci a perdu toute capacité à former de nouveaux souvenirs. Chaque jour, elle doit se présenter à lui et lui expliquer son métier.

« Il ne faut pas le considérer comme un enfant, prévient Brenda Milner. Il était très gentil, il avait encore sa personnalité et ses connaissances. C’était un homme intelligent. »

Un jour, Brenda Milner a l’idée de faire exécuter à H. M. une tâche devenue depuis un classique : tracer le contour d’une étoile, mais en voyant sa main et la feuille sur laquelle on dessine réfléchis dans un miroir. Elle découvre avec surprise que même si H. M. ne garde aucun souvenir de l’exercice, il s’améliore au fil des jours. Elle comprend aussitôt que l’observation est capitale.

« C’était réellement incroyable de voir H. M. apprendre une tâche alors qu’il n’avait aucune conscience de l’avoir exécutée. C’était une dissociation tellement forte. Ç’a été un moment de ma vie très excitant », se rappelle Mme Milner.

La découverte conduira les scientifiques à conclure qu’il existe plusieurs types de mémoire, qui relèvent de différentes parties du cerveau. Elle permettra de distinguer la mémoire procédurale, responsable de l’apprentissage d’habiletés, de la mémoire déclarative, qui s’occupe des faits et des événements. Elle éclaircira aussi le rôle que joue l’hippocampe pour transformer des souvenirs à court terme en souvenirs à long terme.

L’étude de cas du patient H. M., publié par Scoville et Milner en 1957, est considérée comme l’un des articles fondateurs de la neuropsychologie.

Même s’il s’agit là de la découverte la plus célèbre de Brenda Milner, le chercheur Julien Doyon rappelle qu’on lui en doit bien d’autres. Ses études menées sur de nombreux patients ont notamment permis d’éclaircir les rôles de l’hémisphère droit et de l’hémisphère gauche du cerveau, ainsi que des lobes frontaux et temporaux.

Un Nobel échappé… pour du magasinage ?

Elle a reçu les prestigieux prix internationaux Gairdner et Kavli, est membre de l’Académie nationale des sciences des États-Unis, de la Société royale de Londres et de la Société royale du Canada. Elle a été promue Compagnon de l’Ordre du Canada, grande officière de l’Ordre national du Québec et Grande Montréalaise.

Mais un prix a toujours échappé à Brenda Milner : le Nobel.

« Brenda Milner est incroyable. Elle est fabuleuse. Sa contribution est phénoménale. Je ne comprends pas pourquoi elle n’a pas eu le prix Nobel », a lancé à La Presse le chercheur de l’Université Columbia Eric Kandel, lui-même lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine.

Sans qu’on leur pose la question, plusieurs personnes interviewées dans le cadre de ce dossier ont aussi affirmé que Brenda Milner aurait dû recevoir le prix Nobel. C’est notamment l’opinion de Maryse Lassonde et de Franco Lepore, tous deux professeurs au département de psychologie à l’Université de Montréal.

« Tout le monde aimerait avoir le prix Nobel, dit la principale intéressée. Je sais que des gens ont suggéré mon nom. Je suis même allée à une réunion, à Oslo, alors qu’ils éliminaient des candidats, je crois. Et je pense que j’ai fait une mauvaise chose. »

Une mauvaise chose ? Comme quoi ?

« Comme aller magasiner pendant que l’une des personnes du comité donnait une allocution ! répond-elle. Je n’essayais pas d’être insultante ou rien de ça. Mais n’écrivez pas que je n’ai pas reçu le prix Nobel parce que je suis allée magasiner ! J’ai eu beaucoup de prix au cours de ma carrière, mon travail a été très bien reconnu. »

Brenda Milner

Compétitive

Nous sommes dans les années 90, en pleines séries éliminatoires de hockey. Julien Doyon, ancien étudiant de Brenda Milner et alors professeur à l’Université Laval, amène son ancienne directrice de thèse au Forum pour voir un match du Canadien.

Ardente partisane du club de soccer Manchester City (ne confondez surtout pas avec le Manchester United), mordue de cricket, la professeure Milner a adopté le hockey à son arrivée à Montréal. Elle tire encore de la fierté d’avoir reçu le titre de Grande Montréalaise un an après Jean Béliveau, son idole.

« Elle avait adoré, se rappelle Julien Doyon. Ensuite, il arrivait qu’elle écoute les matchs à la radio et qu’elle m’appelle ensuite le soir même pour en parler, même si j’étais à Québec ! »

Le professeur Doyon raconte l’anecdote pour illustrer une chose. « Quand Brenda s’implique dans quelque chose, dit-il, elle s’implique au maximum. »

Les témoignages sont unanimes : Brenda Milner n’a pas construit sa carrière par hasard, mais en plongeant la tête la première dans ce qu’elle entreprend. « Elle travaillait tout le temps, se rappelle son ancien étudiant et maintenant collègue Gabriel Leonard. Elle était ici les samedis et les dimanches. Quand vous veniez, vous étiez assuré de la voir. »

Brenda Milner est la première à le dire : elle est une femme « ambitieuse » qui « aime la concurrence ».

« Du temps qu’elle était active à temps plein, personne ne pouvait lui tenir tête, raconte Gabriel Leonard. Elle avait une stature que personne d’autre n’avait. Si vous lui disiez qu’elle avait tort, elle était déterminée et très capable de vous montrer que c’est vous qui aviez tort. »

« Elle a un vocabulaire incroyable, une mémoire hors du commun et une capacité prodigieuse à aligner les faits. C’est une adversaire formidable. »

— Gabriel Leonard, chercheur au Neuro

Julien Doyon, qui a longtemps travaillé à l’Université Laval et à l’Université de Montréal avant de revenir à McGill, témoigne que cette compétitivité n’a pas toujours été bien perçue par tous.

« Il y a certaines personnes – à l’Université de Montréal, par exemple – qui voyaient les choses différemment. Je le sais, j’y étais moi-même. Dans ce métier, on est toujours en compétition pour les fonds de recherche, les idées et la notoriété. Et pour elle, ces aspects étaient très importants. »

Les professeurs de la génération de Mme Milner sont aujourd’hui pratiquement tous disparus.

« Je n’ai jamais entendu de critiques à son égard, mais plutôt des éloges quant à sa contribution au développement de la neuropsychologie et des neurosciences cognitives en général », dit le professeur Franco Lepore, le chercheur en neuropsychologie encore actif qui est là depuis le plus longtemps à l’Université de Montréal. Quatre autres professeurs du même établissement ont tenu des propos semblables.

Le « filtre de Manchester »

Les anciens étudiants de Brenda Milner se souviennent d’une professeure rigoureuse et exigeante, particulièrement pointilleuse sur la façon d’écrire.

« On l’appelait The Manchester Filter, raconte Julien Doyon, qui a fait son doctorat avec elle dans les années 80. Pour elle, chaque virgule compte. Beaucoup. »

« Elle était très ouverte aux intérêts de ses étudiants. Elle n’a jamais imposé ses idées et n’était pas du genre à toujours avoir le nez dans nos travaux. Mais elle était prête à mettre n’importe quel nombre d’heures à corriger des points, des virgules et des points-virgules », confirme Gabriel Leonard.

Laura-Ann Petitto, qui a enseigné la psychologie à McGill de 1983 à 2001 et mène aujourd’hui une prestigieuse carrière à l’Université Gallaudet, à Washington, se souvient de sa première rencontre avec Brenda Milner. Mme Petitto, alors une jeune assistante-professeure, lui parlait des travaux qu’elle avait menés sous la direction de la neuroscientifique Ursula Bellugi lorsqu’elle s’est fait brutalement interrompre par la professeure Milner.

« Je ne sais pas ce qui est arrivé dans la conversation, parce que j’aime et respecte Ursula Bellugi de toutes les cellules de mon corps, raconte la professeure Petitto. Mais elle a eu l’impression que je ne lui témoignais pas assez de respect. C’était un malentendu. Elle a immédiatement arrêté la conversation et m’a réprimandée. Elle m’a réprimandée ! Elle m’a dit que je devais respecter mes conseillers et les tenir en haute estime. J’étais stupéfaite, et j’ai corrigé ma phrase. »

« J’ai compris de son intervention tout le respect qu’elle voue aux gens et à l’histoire », dit Mme Petitto, qui se souvient d’une femme « qui avait des standards élevés ».

« Elle s’attendait à ce que vous donniez le meilleur de vous-même, et se montrait intolérante si vous n’étiez pas à la hauteur de votre plein potentiel. »

— Laura-Ann Petitto, chercheuse à l’Université Gallaudet

Des décennies plus tard, Mme Milner n’a rien perdu de son sérieux. Elle écoute CBC religieusement, lit The Guardian et The New Yorker.

« Elle s’intéresse beaucoup à la politique, est très au fait de ce qui se passe aux États-Unis. Elle a son opinion sur tout », dit Gabriel Leonard. Les romans policiers, les mots croisés, le théâtre et le cinéma l’occupent avec passion. Mais son plus grand plaisir est peut-être celui de la table. Elle affectionne le restaurant Molivos, rue Guy, et aime prendre le lunch au Musée des beaux-arts. Ses amis vantent la sensibilité de son palais pour les vins, surtout ceux de Bordeaux. Le Saint-Julien trouve particulièrement grâce à ses papilles. Et à table comme ailleurs, Brenda Milner prend les choses au sérieux.

« Si vous voulez commander un vin, vous avez intérêt à connaître vos affaires avec Brenda, prévient Julien Doyon. Parce que simplement dire que vous voulez un rouge ou un blanc, ça va mal passer. »

Tragédie au Neuro

En 1994, un événement tragique ébranle le Neuro où travaille Brenda Milner. Justine Sergent, une chercheuse de 44 ans à la brillante carrière, se donne la mort en même temps que son mari, Yves Sergent.

Les circonstances du drame sont complexes. À l’époque, Mme Sergent est impliquée dans plusieurs conflits avec ses collègues. Elle avait déposé une plainte pour harcèlement sexuel contre un collègue, le docteur Albert Gjedde, qui avait été écartée après vérification. Elle avait reçu un blâme du recteur pour la façon de mener certaines expériences, et des lettres anonymes avaient suggéré qu’elle n’avait pas respecté des normes éthiques de recherche.

Après le suicide, plusieurs personnes font état de la compétition qui régnait entre Justine Sergent et Brenda Milner. Leur « animosité » était « de notoriété publique », avait alors affirmé un chercheur français à La Presse. Deux enquêtes – l’une sur la conduite scientifique de la professeure Sergent, une autre sur la façon dont l’Université McGill a géré la situation – sont déclenchées, mais finiront toutes deux par être interrompues avant d’accoucher de conclusions.

Brenda Milner qualifie à l’époque de « foutaise » sa prétendue compétition avec Justine Sergent. Elle a refusé de revenir sur ces événements.

Brenda Milner

Pragmatique

Oubliez les grandes réflexions existentielles. Brenda Milner est une personne pragmatique, au point que l’on sent un certain agacement lorsqu’on tente d’aborder certains sujets.

C’est le cas, par exemple, lorsqu’on lui parle de son parcours en tant que femme scientifique.

« Je ne pense jamais à ça, nous interrompt-elle avant même que notre question soit terminée. Je me considère comme un être humain, je ne pense jamais au fait que je suis une femme. Je ne suis pas féministe, vous savez. »

La chercheuse Laura-Ann Petitto, aujourd’hui à l’Université Galladet, décrit pourtant Mme Milner comme un « modèle ». « Je me considère comme chanceuse, en tant que femme, qu’elle ait choisi les sciences », dit-elle.

« Non, non, non, non », répond encore Mme Milner quand nous lui demandons si elle réfléchit aux obstacles auxquels se heurtent les femmes en science. Elle raconte tout de même que l’Université de Cambridge, à l’époque où elle y a été admise, n’acceptait que 400 femmes réparties dans deux collèges, contre plusieurs milliers d’étudiants masculins.

« Il y avait très peu d’espace pour les filles. Là, c’était un obstacle objectif. Mais je suis ambitieuse et j’ai toujours aimé la concurrence », dit-elle, refusant de s’étendre sur le sujet.

Le moment présent

On sent la même réticence lorsqu’on lui demande comment elle voit la vie du haut de ses 99 ans.

« On s’attend des gens âgés qu’ils aient cette espèce de sagesse. Ce n’est pas mon cas. C’est même tout le contraire ! » — Brenda Milner

« J’ai des connaissances, oui, ajoute-t-elle. Mais pour tout le monde, et il n’y a pas d’exception, la mémoire devient moins bonne. L’intelligence aussi – moins rapidement, heureusement. »

« C’est sûr que quand on a vécu deux guerres mondiales, on sait qu’on peut passer à travers les choses. Il y a des choses qu’on apprend seulement de l’expérience », convient-elle.

Elle s’estime « chanceuse » d’avoir la santé physique et intellectuelle pour continuer à faire ce qu’elle aime. Et on sent qu’au fond, c’est tout ce qui importe à cette femme résolument ancrée dans le présent.

« Je suis très contente de ma vie quotidienne, des collègues que j’ai et de ce que je fais », dit-elle.

Son centenaire, qui aura lieu le 15 juillet prochain ?

« Je ne pense jamais à l’avenir, répond-elle. Je sais que mes amis et collègues me préparent un dîner – j’aime beaucoup dîner, vous savez. J’aime manger. Mais je ne veux pas y penser parce que je ne compte pas sur demain. Et ce n’est pas parce que je suis âgée que je dis ça, j’ai toujours dit la même chose. En anglais, on dit : you shouldn’t count your chickens before they’re hatched. Ne comptez pas vos poussins avant que les œufs éclosent. Ça a toujours été ma philosophie. »

Elle s’ouvre davantage lorsqu’on lui parle de Montréal, une ville qu’elle adore.

« Ce que je chéris le plus du fait d’être venue à Montréal, c’est la langue française. Plus que la science ! J’aime ça, cette diversité de langues. C’est une vraie différence culturelle, non ? Et ce  n’est pas que la langue. C’est la mentalité, peut-être. C’est accueillant. » — Brenda Milner

Elle a aussi de bons mots pour son ex-mari Peter Milner. Elle et lui ont divorcé en 1952, mais ils restent en étroit contact. À 99 ans, M. Milner s’est dit trop fatigué pour nous accorder une entrevue.

« Il habite tout près de chez moi, nous nous parlons deux ou trois fois par jour. Il est probablement mon meilleur ami », confie-t-elle.

Heureuse, Brenda Milner ? « Oui », répond-elle avec son rire si caractéristique.

« Je me sens bien, dit-elle. Évidemment, je pourrais tomber raide morte demain matin. Mais c’est le cas de n’importe qui, n’est-ce pas ? »

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