BOURDIEU (Pierre). — La distinction : critique sociale du jugement. — Paris : Les

Editions de Minuit, 1979. — 670 p. : ill. ; 22 cm. — (Le sens commun).

Que toute vie sociale repose sur des jugements (et des classements) de goût (et de dégoût) par lesquels les « classeurs » se classent eux-mêmes, c'est ce que La Distinction se donne pour objet d'établir sociologiquement. En entreprenant de porter à l'état explicite cette vérité inscrite à l'état latent dans la « conscience sociologique spontanée » qui accompagne toute relation sociale et toute consommation culturelle, on peut dire que Pierre Bourdieu se situe d'une certaine façon dans le sillage d'une certaine tradition littéraire française d'analyse moraliste et d'observation mondaine (comme en témoignent d'ailleurs ses fréquentes citations proustiennes). Mais en donnant à cette connaissance les assises de l'investigation empirique méthodique et les formes de l'élaboration conceptuelle, il produit en même temps un savoir théorique en rupture avec les représentations naturelles, d'où découle à son tour une rupture avec ce qu'il considère comme la philosophie esthétique dominante (qu'illustre par excellence la théorie kantienne du jugement de goût).

Le très riche et très divers matériau qui constitue le contenu empirique de l'ouvrage s'organise autour d'un élément principal, une enquête menée en 1963 (et complétée en 1967-68) sur un échantillon construit de façon à permettre l'analyse des pratiques et des choix culturels de groupes (ou fractions de classes) relativement homogènes, puisque la classification retenue isole des catégories aussi fines que les producteurs artistiques, les « intermédiaires culturels », les artisans et petits commerçants d'art ou les services médico-sociaux (les agriculteurs ayant dû cependant être exclus de l'échantillon, le type de questions posées s'avérant trop ma! adapté à leur cas). Le questionnaire portait en particulier sur les connaissances, préférences, attitudes en matière de peinture, musique, chansons, lecture, cinéma, ainsi que sur certains choix en matière de vêtement, d'ameublement, de vie sociale (type de repas servis aux invités, qualités les plus appréciées chez les amis). Il comprenait aussi une série de questions sur la pratique de la photographie, qui ont donné lieu à une étude spécifique parue dès 1965 (1), et dont une seule, considérée comme bien révélatrice de la « disposition esthétique » (ou capacité à constituer en objets esthétiques des objets quelconques) a été ici conservée, concernant les chances de faire une belle photo à partir d'un certain nombre de sujets proposés allant du coucher de soleil au tas de ferraille.

A ce premier groupe de données, auxquelles la méthode de « l'analyse des correspondances » confère un pouvoir remarquable de mise en lumière des structures de l'espace social et culturel, s'adjoignent tout au long de l'ouvrage quantité de données complémentaires, issues d'une cinquantaine d'études et d'enquêtes effectuées par divers organismes et portant sur l'évolution des conditions de vie et des comportements en matière de consommation, de culture et de loisirs. Mais, comme l'indique l'auteur dans ses très suggestives « réflexions sur la méthode », le corps d'hypothèses théoriques mises en œuvre tout au long de l'ouvrage « n'aurait jamais pu se dégager du matériel analysé s'il n'avait été présent, sous forme de schemes heuristiques, dès le commencement de la recherche » (p. 587). Ces « schemes heuristiques », bien évidemment, situent La Distinction dans la lignée de toute une série de recherches et de publications désormais classiques où s'est illustrée, autour

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