Edouard Louis : “J'ai pris de plein fouet la haine du transfuge de classe”

“En finir avec Eddy Bellegueule”, son premier roman, fut l'un des événements littéraires de l'année 2013. Mais on ne passe pas si facilement du sous-prolétariat à Normale Sup. Edouard Louis, 21 ans, est l'invité de “Télérama” cette semaine.

Par Michel Abescat

Publié le 15 juillet 2014 à 16h43

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

En l'espace de quelques mois, Edouard Louis, 21 ans, a vécu une expérience extraordinaire. Son premier roman,En finir avec Eddy Bellegueule, qui raconte sa fuite loin de sa famille et de son village natal, dans la Somme, s'est vendu en France à deux cent mille exemplaires. Et fait déjà l'objet de dix-huit contrats de traduction, d'une adaptation au cinéma par André Téchiné et d'une mise en scène au théâtre avec Micha Lescot. Que signifie cet intérêt quasi universel ? Comment a-t-il vécu les polémiques suscitées par sa démarche, lui l'homosexuel rejeté par les siens, le transfuge de classe passé du sous-prolétariat à l'Ecole normale supérieure ? Héritier du sociologue Pierre Bourdieu, sur l'oeuvre duquel il a dirigé un ouvrage collectif, infiniment sensible, et sincère, il porte un regard aigu sur la réception de son livre.

Retrouvez l'intégralité de cet entretien dans Télérama, en kiosques mercredi 16 juillet 2014.

Vous avez pris un risque en publiant ce livre. Quelques mois plus tard, comment l'évaluez-vous ?
J'ai pris de plein fouet, plus encore que je ne l'imaginais, la haine du transfuge de classe, telle qu'Eribon ou Nizan l'ont décrite ; mais je ne pensais pas que c'était aussi fort. Je viens de lire Au bonheur des dames, de Zola. L'histoire de Denise, une transfuge qui arrive à Paris et va connaître une belle ascension sociale au sein d'un grand magasin. On la déteste, on s'acharne, de multiples histoires circulent sur elle, on lui cherche des secrets, on la soupçonne d'avoir des relations avec Mouret, le directeur. Sa trajectoire, aux yeux des autres, ne peut être que louche. Au-delà de l'anecdote, on voit bien que la reproduction sociale n'est pas seulement le fait de l'Etat, de l'école, des institutions. Elle existe aussi dans les discours quotidiens, relayés par chacun, et qui consistent à remettre les individus à leur place : « Pour qui te prends-tu ? », « Que fais-tu là ? », « Tu renies ton milieu, tu trahis ». J'ai entendu tout cela, je n'ai pourtant jamais eu la sensation de trahir. Pourquoi faudrait-il être pour toujours ce qu'on a été à un moment donné ?

La violence est au coeur de ce que vous avez vécu, de ce que vous vivez, de votre démarche, aussi...
Comme Bourdieu l'a montré, la trame des relations sociales est faite de violence. La violence est partout, tout le temps, dans les discours qui assignent à chacun une position, tu es un transfuge, tu restes à ta place, tu es une femme, tu restes à ta place de femme, tu es un Juif, un Arabe, un Noir, un homosexuel, toutes les interpellations nous assignent. Dès notre venue au monde, nous sommes enserrés dans le discours des autres. Le nom en est une preuve : c'est une identité imposée par autrui. C'est précisément cette question que je veux poser en littérature, faire de cette violence un espace littéraire. Car l'ignorer est le meilleur moyen de la laisser se reproduire indéfiniment. Cette question posée, il est alors possible d'aménager des espaces de résistance. Je pense à Michel Foucault notamment, à sa réflexion sur l'amitié. L'amitié comme une sorte de refuge, d'abri où se réinventer contre la violence. Dans ma vie, l'amitié a été déterminante. Comme pour tous les transfuges, a fortiori les transfuges gays. L'amitié est un espace d'identification, d'aspiration, aussi : c'est au contact d'amis que des aspirations nouvelles me sont venues. Je n'aurais jamais écrit sans l'amitié.

Aujourd'hui, vous êtes élève à l'Ecole normale supérieure. Comment vous y sentez-vous ?
En porte-à-faux. Dès mon arrivée, je ne me sentais pas vraiment à ma place. Ce décalage avec le monde scolaire ne m'a jamais vraiment quitté, comme si les efforts que j'avais fournis, ou qu'on avait consentis pour m'aider, ceux, très importants, de tous les enseignants qui se sont mobilisés pour moi, ne suffisaient pas. Je ressens une angoisse quand je mets les pieds dans une école ou dans une université, toujours, partout. Mais peut-être que sans cette angoisse je n'aurais pas écrit mon roman. C'était une sorte de fuite contre cette sensation : puisque je ne me sentais pas appartenir à ce monde, il fallait que je justifie mon existence autrement. A l'ENS, évidemment, personne ne m'a jamais dit « T'es un prolo, rentre chez toi ». Simplement, chaque année, quand vous venez avec vos papiers, pour l'inscription administrative, et que vous présentez un acte de naissance avec la mention « né d'un père ouvrier et d'une mère sans profession », là vous comprenez que vous n'êtes pas comme les autres.

À Lire

En finir avec Eddy Bellegueule, d'Edouard Louis, éd. du Seuil, 224 p., 17 €.
Pierre Bourdieu. L'insoumission en héritage, sous la direction d'Edouard Louis, éd. Presses universitaires de France, 192 p., 18 €.

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