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Attentats en Norvège : le jeu vidéo, éternel bouc émissaire des tueries

Pointés du doigt après les attentats en Norvège, les "jeux vidéo violents" ne jouaient en réalité qu'un rôle minimal dans la vie du tueur présumé.

Par Damien Leloup

Publié le 25 juillet 2011 à 18h59, modifié le 19 avril 2012 à 16h27

Temps de Lecture 5 min.

Contrairement à ce que pouvaient laisser entendre les premiers éléments de l'enquête, Anders Breivik n'est pas un amateur de jeux de guerre, auxquels il préfère les jeux de rôle comme Dragon Age.

"C'est un trait dominant chez ces meurtriers. Ils sont fascinés par des jeux vidéo violents comme World of Warcraft. Ces jeux consommés à haute dose provoquent une désensibilisation par rapport à l'acte criminel." Pour Stéphane Bourgoin, auteur d'une enquête sur les tueurs en série, la cause est entendue : dans le double attentat norvégien, les jeux vidéo violents ont joué un rôle dans le passage à l'acte d'Anders Behring Breivik, le principal suspect de l'attentat à la bombe et de la fusillade qui ont fait 76 victimes à Oslo et sur l'île proche de la capitale norvégienne. Une interprétation reprise par plusieurs médias ces derniers jours.

"C'est un classique, depuis le massacre de Littleton", s'agace Olivier Mauco, chercheur au CNRS et spécialiste des rapports entre jeu vidéo et société. Objet d'un documentaire de Michael Moore, Bowling for Columbine, une fusillade dans un lycée de cette ville du Colorado avait déclenché en 1999 une polémique mondiale sur l'impact des jeux vidéo sur les adolescents. "A l'époque, Bill Clinton avait accusé les jeux vidéo, mais ce que l'on oublie souvent, c'est qu'il avait aussi demandé une enquête au Congrès pour mesurer l'impact des jeux sur la violence des jeunes. Et le Congrès n'avait pas trouvé de liens de cause à effet."

Comme des millions d'autres Européens, Anders Behring Breivik aime les jeux vidéo. Dans son manifeste de 1 500 pages, publié sur Internet, il évoque certains de ses jeux favoris dans un journal de bord de la préparation des deux attentats : Bioshock 2, Fallout 3, World of Warcraft, Dragon Age, ou encore Modern Warfare 2. De ce dernier, il écrit qu'il "s'agit probablement de la meilleure simulation militaire du marché, et l'un des meilleurs jeux de l'année. [...] Je vois surtout Modern Warfare 2 comme faisant partie de mon entraînement."

LE TUEUR PRÉSUMÉ N'AIMAIT PAS LES JEUX DE TIR

Pourtant, un jeu vidéo ne peut pas se comparer à un entraînement militaire, rappelle Olivier Mauco. "Si cela était vrai, je serais aujourd'hui champion de golf, après des heures passées à jouer à des simulations de sport ! C'était notamment la théorie de Dave Grossman, dans son livre publié en 1999, 'Comment les jeux vidéo apprennent à nos enfants à tuer'. Mais si les jeux d'arcade où l'on utilise un faux pistolet peuvent effectivement s'apparenter à un entraînement au maniement des armes, l'analogie ne fonctionne pas du tout pour les jeux qui se jouent avec une manette."

Surtout, si Anders Breivik estimait que Modern Warfare 2 pouvait constituer un "entraînement", il dit aussi clairement que ce type de jeu ne l'intéresse pas vraiment. "J'avais également joué à Modern Warfare 1, mais je n'avais pas tellement aimé. Je suis plutôt un joueur de jeux de rôles fantastiques comme Dragon Age Origins et je n'apprécie pas tellement les jeux de tir", écrit-il notamment dans son manifeste. De Grand Theft Auto, une série de jeux d'action très décriée par certains élus et associations pour son contenu "adulte" (sexualité, drogue) et la grande liberté qu'elle laisse au joueur pour accomplir des actes violents, Anders Breivik dit qu'il s'agit d'un jeu délibérément édité pour "promouvoir le mode de vie hip-hop" – ce qui n'est pas un compliment pour ce xénophobe convaincu.

UN JOUEUR PEU "ACCRO" À WORLD OF WARCRAFT

S'il n'apprécie pas les jeux de tir, Anders Breivik est bien, en revanche, un joueur régulier de World of Warcraft (WoW), le plus populaire des jeux de rôle en ligne avec ses millions de joueurs. Mais là encore, la pratique qu'il décrit est assez éloignée du cliché du joueur "accro", qui joue de manière compulsive. Anders Behring Breivik possédait deux personnages dans le jeu de rôle en ligne, l'un de niveau 85 et l'autre de niveau 27, ce qui dénote une pratique régulière du jeu. Il explique également avoir passé une année à jouer de manière intense, alors qu'il avait 25 ans – soit il y a sept ans.

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Mais dans le journal de bord au sein de son manifeste, on découvre un joueur extrêmement mesuré, qui s'autorise quelques parties de temps à autre pour se détendre et faire retomber la pression qui pèse sur lui. Sur les forums consacrés à World of Warcraft, ses anciens camarades de jeu expliquent que depuis plus de six mois, il ne se connectait plus qu'occasionnellement. Avant de se procurer Cataclysme – une extension très attendue du jeu, pour laquelle des joueurs du monde entier ont fait la queue devant les magasins plusieurs heures – Anders Behring Breivik semble avoir attendu plusieurs semaines. Une attitude très éloignée de celle du joueur compulsif et obsessionnel.

En revanche, les textes d'Anders Behring Breivik montrent qu'il a su mettre à profit les stéréotypes qui entourent le jeu de rôle en ligne, dont il recommandait de se servir comme couverture. Dans le chapitre 3.26 de son guide d'action, intitulé "éviter les soupçons de votre famille, de vos voisins et de vos amis", il recommande de "préparer un projet/alibi crédible". "Par exemple, dites-leur que vous avez commencé à jouer à World of Warcraft ou à un autre jeu de rôle en ligne, et que vous allez vous y consacrer pendant plusieurs mois. [...] Dites-leur que vous êtes complètement accros au jeu [...] Vous serez étonné de voir ce que vous pouvez faire en toute discrétion en blâmant ce jeu."

LE JEU VIDÉO COMME ALIBI

L'image négative des jeux de rôle massivement multijoueurs présente même d'autres avantages, estime-t-il : "Il est généralement considéré comme tabou ou honteux dans nos sociétés d'être accro à un jeu de rôle en ligne. En révélant ce 'secret' à vos proches, vous leur confiez un secret très privé. En général, ils contriburont à protéger ce secret pour vous [...] en mentant pour vous fournir des alibis pour garder votre projet jeu de rôle en ligne secret". Pour les mêmes raisons, Anders Breivik, dont les textes sont virulemment homophobes, recommande comme autre alibi d'évoquer la découverte de son homosexualité comme excuse pour des voyages ou des silences prolongés.

Au final, le jeu vidéo n'occupe qu'une place minime dans les prolifiques écrits d'Anders Breivik : à peine quelques paragraphes, disséminés dans plus de 1 500 pages de texte. Dans sa vie également, le jeu semblait n'avoir qu'une importance mesurée, même s'il s'agissait d'un de ses principaux loisirs. Dès lors, pourquoi l'explication des "jeux vidéo violents" est-elle revenue très vite dans les explications de plusieurs experts et journalistes ?

Pour Olivier Mauco, il s'agit d'un stéréotype dont l'origine remonte au début des années 1990. "A cette époque, la mise en scène de la violence est devenue un argument de marketing pour certains éditeurs de jeu, pour la sortie de Mortal Kombat par exemple. Le jeu vidéo était la nouvelle subversion, et cela faisait vendre. Pour les gens qui ne jouent pas, il est alors aisé de prendre cette mise en scène au premier degré, et de passer à côté de ce qu'est vraiment le jeu. Sans oublier que jouer crée aussi de la distance à l'image."

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