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août 6, 2010 / Denis Chemillier-Gendreau

La peur de l’argent, caractéristique française de Balzac à Mitterrand

Denis CHEMILLIER-GENDREAU, La peur de l'argent, caractéristique française de Balzac à MitterrandLa France a décidément une relation compliquée avec l’argent. Profitant des vacances pour relire Eugénie GRANDET, j’y découvre ces mots : « L’époque actuelle, où, plus qu’en aucun autre temps, l’argent domine les lois, la politique et les mœurs ». C’est le moment que choisit le Monde Diplomatique pour sortir l’une de ces diatribes contre l’argent qui alimentent les illusions et les fantasmes des Français pendant la période estivale (« L’argent qui corrompt », juin 2010). Rien de nouveau sous le ciel de France : l’agressivité de ce journal et sa capacité à exploiter avec constance et démagogie son fonds de commerce idéologique ne m’étonnent plus. Je me console en me disant qu’il n’aura pas empêché le bon sens économique de prévaloir dans la plupart des domaines, et qu’il est devenu, au fil du temps, une sorte de vestige à ranger avec les « Cahiers Marxistes ».


Mais ce qui m’étonne, c’est qu’à plus de 150 ans d’intervalle, on retrouve ce jugement sur l’argent avec la même constance, comme s’il s’agissait d’une caractéristique bien française.
Il m’apparait que cette attitude outrageusement critique contre l’argent est d’abord l’expression d’un regret : celui que l’intérêt individuel commande le monde et soit le principal levier de l’action humaine. Pour ma part, j’accepte cette évidence depuis bien longtemps, et je ne m’en offusque pas. Il n’est pas de jour sans que je sois conforté dans cette idée que l’Homme est condamné à servir son intérêt individuel, et que le mieux qu’on puisse exiger de lui est, d’une part, de le faire intelligemment (c’est-à-dire en le combinant harmonieusement avec l’intérêt d’autrui) et, d’autre part, de le faire dans le respect des lois qui doivent assurer la convergence (au mieux) ou la compatibilité (au pire) des intérêts individuels. Qu’elle soit contraire à la morale chrétienne, ou à la morale tout court, n’est pas le sujet : « c’est la faute à la morale », qui se trompe ! Au lieu de demander à l’homme de lutter contre son propre intérêt (est-on sérieux ?), il faut l’aider à élargir et enrichir sa conception de son intérêt individuel. Celui qui jette ses ordures devant chez lui n’est pas moins soucieux de son intérêt individuel que celui qui les place soigneusement dans un poubelle après les avoir triées : il est simplement moins intelligent ou moins instruit et a moins intégré la relation entre son intérêt individuel et l’intérêt collectif.
Je m’amuse de constater que ceux qui expriment cette haine de l’argent ne tiennent jamais très longtemps dans la posture, qui semble épuisante. Le Président Mitterrand en est un parfait exemple : il fut vif et cinglant lorsqu’il s’agissait de fustiger, en 1971 « toutes les puissances de l’argent, l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ». Mais il aura conquis le pouvoir pour confier à des NAOURI (devenu le patron de Casino), des BOUBLIL (condamné à deux ans de prisons pour les raisons qu’on sait) ou des ROUSSELLET (trésorier des campagnes présidentielles du candidat Mitterrand avant de créer, avec son appui, Canal +) le soin d’organiser l’un des plus forts mouvements de libéralisation en profondeur de l’économie française qui, de son point de vue, ne fut pas autre chose que le triomphe de l’argent.
Sans doute ne faut-il pas s’inquiéter de ces manifestations publiques de la « haine de l’argent » : si elles sont si anciennes et si manifestement inefficaces, elles ne doivent être que la catharsis de nos peurs et de nos rancœurs.

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