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Où je démontre que je ne suis pas un asocial aigri


D'après mes précédents messages, on peut penser que je vis seul et que j'ai fait fuir toute forme de vie de mon entourage (du moins, vous, à leur place, vous seriez sans doute parti en courant). Hé bien j'ai le regret de vous détromper : j'ai d'excellents amis, que j'ai vu il n'y a pas vingt-quatre heures. Une rencontre inopportune, au détour d'une rue... *** "Bouge ton cul !" Ha j'ai oublié de préciser que mes amis ont un franc-parler qui les caractérise à merveille. Je sortais d'un café (oui il m'arrive parfois de flâner, une journée de plus en vie, ça se fête !) quand ils ont arrêté près du trottoir leur voiture "spéciale intimité" - celle à vitres fumées. Shinzu et Maro, c'est des proches : on se tutoie, on s'appelle par nos prénoms et à l'occasion, on se met sur la gueule. A leur décharge, ils sont souvent envoyés pour me "convoquer" chez leur patron, ce que je refuse. Mais toujours courtoisement. Ma dernière courtoisie se voit d'ailleurs encore très bien sur l'arcade sourcilière de Maro, qui oscille entre le violet viande avariée et le jaune pêche. Shinzu m'enfonce un flingue dans les côtes et m'attrape par le col tandis que je m'enquiers de sa santé. "Tu la fermes et tu avances !!" Il se met au volant et Maro sur le siège passager, en me tenant en respect, le canon braqué sur ma tête, m'annonçant que "Gekkô-shachō" veut me voir. "Vous êtes sûrs qu'on a pas le temps pour un petit café d'abord ? On a jamais le temps de se parler..." Je leur adresse un sourire de connivence et ramasse une baffe à l'arrière du crâne assortie d'un ordre de fermer mon claque-merde. Plus que leur franc-parler, moi c'est leur humour que j'adore...Généralement, ils me laissent quand même le temps de refuser trois fois avant de me traîner chez "Gekkô-shachō". Car s'il y a quelqu'un que je dois présenter, c'est lui. Gekkô Setsu, PDG de la Gekkô-AL, la plus grosse industrie de bouffe indigeste et graisseuse du pays. Même amateur de junk-food, vite préparée, engloutie et digérée, je n'ai jamais rien goûté qui sortait de chez lui, moins un problème de goût que de principe, d'ailleurs. Il requiert parfois ma présence, toujours de manière diplomatique comme vous pouvez voir (Néanmoins s'il faisait vraiment dans le diplomatique, je l'enverrais se faire foutre de la même manière). Setsu, c'est un type qu'on ne peut que jalouser ou mépriser et j'applique à merveille la seconde option. Officiellement, c'est un quelconque businessman, auto-satisfait, friqué, influent, puant et magouilleur. Officieusement, vous vous en doutez, il y a un os. Et pas un petit, plutôt du genre trouvaille paléontologique. "On l'a, Gekkô-shachō" Ils ne m'ont pas traîné jusqu'au dernier étage du siège sans mal, les deux molosses : la preuve, quand on arrive dans le bureau de Setsu, ils me tiennent chacun par un bras, le canon du pistolet amoureusement lové entre mes vertèbres. Gekkô-shachō n'a pas l'air de s'émouvoir de cette arrivée on ne peut moins protocolaire : il m'est déjà arrivé de débouler ici en défonçant la porte, forcément, il a l'habitude. "Merci messieurs. Je pense que vous pouvez le lâcher." Son sourire dévoile un creux au coin de sa bouche. Setsu, c'est deux énervantes têtes de plus que moi, empaquetées dans un costume blanc et surmontées de cheveux assortis. Entre le costard et la frange, il y a deux yeux jaunes qui ne cillent jamais et ce sourire qui m'a toujours donné envie de lui corriger la symétrie (Maiiiis maître onymyôji jamais violent, etc, etc...) Shinzu et Maro me laissent pratiquement tomber sur la moquette et tournent les talons alors que je leur propose avec un petit clin d'œil de remettre le café à une prochaine fois. A défaut de café, Maro est apparemment tenté de me coller un pruneau mais Shinzu le retient . Ils sortent, non sans me jeter des œillades hargneuses. Gekkô quant à lui a contourné son bureau - dont la taille paraîtrait indécente à n'importe quel dictateur mégalo- et me regarde me relever sans m'aider. "À force les provoquer, tu vas un jour te retrouver avec les os mal rangés.Puis-je te proposer un café ?" Il me tend une tasse, que je repousse en le fixant droit dans les yeux, gardant le silence. Je me targue de posséder un regard suffisamment expressif pour n'avoir pas besoin d'ouvrir la bouche. À l'heure actuelle, il traduit quelque chose comme "tu as de la chance que j'ai des heures de pratique de méditation derrière moi". "C'est agréable de voir que tu prends soin de faire des pauses." "Tu appelles ça "pause" moi j'appelle ça enlèvement. On a pas le même vocabulaire, visiblement." Haussant les épaules, il va s'asseoir dans son fauteuil, les jambes croisées et jette un petit coup d’œil à la lumière du soleil qui gagne sur Tokyo, une trentaine d'étages sous ses pieds. "Je parlais du petit salon de thé où tu traînes tous les matins. Dix minutes, pas une seconde de plus...la ponctualité est une de tes plus belles qualités, Satoru-chan." Je déteste, je hais, j'abhorre que cet obséquieux connard et son costard de présentateur télé m'appelle Satoru-chan. Les non japonisants s'interrogent ? Appeler -chan un maître onmyôji, c'est comme lui mettre une tape sur la tête et lui filer une sucette et un ballon en lui conseillant d'aller faire du coloriage. Vous avez saisi l'idée, je pense. Autant je peux tolérer que le commun des gens peine un peu à me prendre au sérieux, autant qu'un kitsune se foute ouvertement de ma gueule passe très mal. Vous avez remarqué ? Il y a un mot qui devrait vous faire tiquer. Celui situé juste avant "se foute de ma...". C'est la découverte paléontologique dont je vous parlais un peu plus tôt et qui devrait vous éclairer sur mon affection toute personnelle pour Setsu Gekkô. Je suppose que pour certains, le mot kyûbi ou kitsune évoque davantage l'engin orange atteint d'une vilaine acné mutante dans un manga à succès dont je tairais le nom (ai-je vraiment besoin de le citer, du reste ?) mais ici, il tient davantage de l'illusionniste : la preuve, il se fait parfaitement passer pour un humain, c'est même son passe-temps favori. Ça et foutre un bordel maximum en un délai minimum...l'optimum du chaos, en quelque sorte. A ceux à qui le terme de kitsune n'évoque pas grand chose, il s'agit d'un esprit-renard, adepte de la manipulation, de transformation et parfois la dégustation d'humains, selon l'humeur.

"Tu me fais suivre, maintenant ? J'aimerais pas être à la place de tes gorilles, les journées doivent être longues." Lui et moi avons le malheur de nous connaître depuis un petit bout de temps, avant même qu'il n'accède à ce piédestal que je m'ingénie à secouer, histoire de lui rappeler à ma manière que les humains ne sont pas là exclusivement pour le servir. Lentement, je m'approche et pose les deux mains à plat sur son bureau, qui tremble sur ses pieds. "Ouvre la porte. J'ai pas le temps de jouer avec toi." Il se contente de me fixer en souriant et repose lentement sa tasse. Mais avant qu'il n'ait pu relâcher l'anse, elle explose, maculant sa manche de café que je suppose brûlant à en juger par la très légère grimace qui trouble son sourire. "En règle générale, un humain jurerait comme un porc dans ce genre de situation, Gekkô." "Et te jetterait potentiellement par la baie vitrée, je sais." D'un air presque peiné, il contemple sa manche tachée. "C'est puéril, Satoru-chan, et indigne de toi. Je te sens en petite forme ces derniers temps...peut-être à cause de ce qui s'est produit au palais de justice ?" Lentement, il croise les mains, où apparaissent de longues griffes. "En règle générale, un humain me dirait d'"aller me faire foutre", non ?" Ajoute-t-il, l'air amusé en me regardant dans les yeux alors que je fais appel à tout mon sang-froid pour conserver une expression parfaitement neutre. Comme si mes injures avaient encore le moindre effet sur cet encravaté et que je perdais mon temps à lui en balancer...On ne gagne pas contre un kitsune à ce jeu-là : se laisser gagner mentalement, c'est risquer de finir au fond de son estomac. Je tourne les talons et me dirige vers la porte, sur laquelle s'étale un très beau sceau yôkai. Le cou tendu, Gekkô me regarde faire avec intérêt tandis que je place les mains l'une contre l'autre, index levés et lâche d'un ton las un mantra de destruction, fendillant le bois de bas en haut. Un pas sur le côté et le battant de la porte s'écroule à mes pieds en deux morceaux, coupés net. "Tu passeras mon bonjour à ton conseil d'administration." Je lâche en sortant. Dernièrement, je l'ai empêché de transformer les ouvriers d'une de ses usines en matière première de restauration rapide, sans avoir d'autre résultat qu'un haussement de sourcils du premier ministre et l'internement du directeur d'usine, un type qui a simplement été le bouc émissaire idéal. Gekkô, lui, a eu droit à une convocation ministérielle - comprendre une entrevue au palais de la diète durant laquelle on lui a dit qu'il pourrait au moins être discret et ne pas tabasser l'onmyôji venu pour lui remonter les bretelles. Quand on détient le nombre record d'embauches à l'année - quand bien même on affiche le même record d'accidents du travail - on a forcément droit aux coups de règles sur les doigts plutôt qu'à la taule. Et j'ai dans l'idée que c'est pour ça qu'il m'a fait venir ce matin. Il faut dire que je lui ai salopé ses projets de manière absolument grandiose et que ses actionnaires comme ses petits copains yôkais doivent avoir des fantasmes incluant mon inestimable personne, une batte à clous rouillés et quelques litres d'huile bouillante. Alors que je m'approche de l'ascenseur, deux mains griffues se posent contre la paroi métallique, de part et d'autre de ma tête. Ne jamais tourner le dos à un kitsune mécontent, c'est la règle. je lui fais donc face. Lentement, sa main droite glisse, passe mon poignet et remonte jusqu'à ma joue. "Balafre-moi d'un millimètre seulement et tu mangeras tes prochains salariés avec une paille." "Intéressantes, les menaces qu'on est incapable de mettre à exécution..." Tournant légèrement la tête, je lui dédie un de mes sourires "Ne-te-fous-pas-de-ma-gueule-je-te-prie". "Te méprends pas, Gekkô. La seule différence entre un yôkai mineur et un kyûbi, c'est l'élan nécessaire pour le coup de pied au cul." Son sourire dévoile des dents blanches, légèrement pointues quoi que ça reste subtil...il lutte pour garder son aspect humain. "Fais attention" De deux doigts, je lui pince la bouche. "Il ne s'agit pas de foutre les foies à tes subordonnés. Ils risqueraient d'appeler un exorciste...Ha une petite précision, tout de même. Si je surprends un de tes gorilles qui me file d'un peu trop près, je te le renvoie dans des paquets séparés." Je sais m'adapter aux coutumes de mon interlocuteur, il faut le savoir. Alors que je m'engouffre dans l'ascenseur je fais un petit salut de la main à Gekkô qui a croisé les bras, sans cesser de sourire. Statut quo, comme depuis plus de dix ans entre nous. Mais je vois que ça le fait toujours rire. Il a du bol, ça n'est pas réciproque. ****

Épilogue

Si je vous parle de cette histoire, c'est parce que je viens de recevoir une lettre, dont je vous restitue ici les meilleurs morceaux. "Suite à votre comportement déplorable ces derniers temps...Outrage envers un chef d'entreprise...dégâts matériels pour lequel nous ne souhaitons plus payer...employés choqués...Scandaleux...élite spirituelle...devez donner l'exemple..." Vous l'aurez compris, le ministre souhaite me voir. A vue d’œil et bien que je ne sois pas un as de la diplomatie, il n'a pas envie que je lui amène les croissants pour aller avec le café.

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Source de l'image : David Joyce

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