Management : Qu'entendez-vous exactement par «médiocratie» ?

Alain Deneault : Je désigne par ce mot le système dans lequel nous baignons et qui tend à promouvoir les individus «ni bons ni mauvais». A contrario, ceux qui se distinguent par une certaine hauteur de vue, une solide culture ou encore une capacité à changer les choses sont mis sur la touche.

Pour réussir aujourd'hui, il ne faut surtout pas sortir du rang, mais se conformer à un ordre établi. Ce qu'on appelle, avec un rictus complice, «jouer le jeu» revient en fait à se soumettre à des formats et à des idéologies qu'on devrait pourtant remettre en question. La médiocratie incite à vivre et à travailler en somnambules, et à considérer comme incontournable le cahier des charges - même absurde - auquel on est astreints.

Management : Le talent n'est-il donc plus essentiel pour réussir ?

Alain Deneault : Quand on vous demande de faire 50, il faut une certaine habileté pour ne pas arriver à 49 ou à 51. Cela suppose d'avoir parfaitement intériorisé les gabarits qui nous sont imposés et de pouvoir calibrer son travail en conséquence. Le problème est que ce système favorise, constamment et presque exclusivement, la médiocrité.

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Résultat, le travail ne paie plus vraiment : une personne qui souhaite progresser se retrouve contrainte de se positionner sur un échiquier - politique, social, relationnel... - qui n'a plus rien à voir avec la réalité de son métier.

> Vidéo. Savoir tirer son épingle du jeu en entreprise :

Management : Votre constat se rapproche par certains aspects du principe de Peter...

Alain Deneault : L'intuition de Laurence Peter est séduisante. Selon lui, un individu progresse jusqu'à se retrouver à un poste qui dépasse ses compétences. Du coup, les incompétents sont au pouvoir... Mais cette approche n'est pas satisfaisante : les postes à responsabilité ne sont pas occupés par des incompétents, mais par des gens qui se soumettent à des schémas absurdes ; ils font exactement ce qu'on leur demande de faire sans poser de questions embarrassantes, sans se soucier d'autre chose que des modalités d'avancement de carrière.

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Management : Comment ce système s'est-il imposé en entreprise, d'après vous ?

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Alain Deneault : Historiquement, les métiers ont été découpés en différentes fonctions, suivant le modèle du travail à la chaîne. L'avantage pour les entreprises : on peut confier une tâche à peu près à n'importe qui... il suffira à l'individu concerné d'assimiler un processus auquel on l'aura soumis. Les employés sont ainsi devenus interchangeables et les prestations de travail formatées, tout cela concourant à la réalisation de performances médiocres.

Le modèle type, c'est cet employé de hot line que vous appelez quand vous avez un problème sur votre ordinateur : il suit pas à pas les étapes indiquées sur sa fiche et se retrouve perdu si votre cas sort de l'ordinaire. Il n'a aucune intelligence de ce qu'il fait et se révèle incapable de s'adapter ou d'innover. Et pour cause : on ne lui demande pas de faire preuve d'autonomie.

Management : Pour quelles raisons cela engendre-t-il du mal-être chez les salariés ?

Alain Deneault : Cela entraîne une perte de sens et d'intérêt pour ce qu'on fait. Vous ne pouvez pas prendre du plaisir si vous n'avez pas un horizon, une marge de manœuvre ou encore un espace de liberté pour vous montrer inventif. Sans parler du sens que doivent avoir les actions au-delà des seules logiques de marché.

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En ce sens, l'écho que rencontre mon livre auprès du grand public témoigne d'un malaise largement partagé. Les gens sentent qu'ils valent mieux que ce qu'on leur demande d'être. Leurs compétences excèdent largement cette gestion comptable à courte vue.

> Vidéo. Sachez détecter les aptitudes insoupçonnées de vos salariés :

Nous vivons en outre une période où la crise nécessite une certaine hauteur de vue, une pensée structurée, exigeante et vaste ; pas cette petite gestion au jour le jour, ce management des ego, cette gesticulation assortie d'effets d'annonce qu'on observe jusqu'aux plus hauts sommets des entreprises, mais également de l'Etat.

Management : En quoi le management aurait-il participé à cette évolution générale ?

Alain Deneault : J'observe qu'un certain discours managérial contribue à appauvrir la pensée. A grand renfort de novlangue – les chief happiness officers - ou encore l'inévitable «gouvernance» -, on s'enferre dans un fétichisme lexical qui anesthésie toute réflexion. Ceux qui sont supposés porter un regard critique, authentique et innovant sur l'organisation du travail, les «experts» ou les «coachs», subordonnent leur travail d'influence aux attendus fermement balisés du conformisme institutionnel. Comment, d'ailleurs, pourrait-il en être autrement, puisqu'ils sont rémunérés par ceux qui ont mis ce système en place ?

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Management : Appelez-vous à un changement de mentalité... et de société ?

Alain Deneault : Je n'ai pas de solution clés en main. Il me semble cependant primordial de rompre avec cette novlangue managériale à la mode. Il faut renouer avec le sens, avec des termes qui ont une mémoire et une portée critique. La langue est ce qui nous aide à prendre du recul et à remettre les choses en question. Elle nous permet aussi de débattre ouvertement. Tant que nous demeurerons dans le brouillard, sans questionner les termes du débat, nous resterons coupés les uns des autres, invités tout au plus à vivre une vie médiocre.

Alain Deneault est docteur en philosophie de l'université Paris VIII et enseignant en sciences politiques à l'université de Montréal. Outre La Médiocratie, sorti en octobre dernier chez Lux Editeur, il a publié Gouvernance : le management totalitaire (2013, Lux Editeur) et de nombreux essais sur les paradis fiscaux et les sociétés minières œuvrant dans les pays du Sud.

La Médiocratie, Alain Deneault, Lux Editeur, 224 pages, 15 euros.

Propos recueillis par Fabien Trécourt