Les vieux films partent à l'assaut du Net

Plan gouvernemental ambitieux, initiatives de sites privés : la numérisation des films de patrimoine avance à grands pas. La cinéphilie joue-t-elle son avenir dans une immense cinémathèque virtuelle ?

Par Mathilde Blottière

Publié le 30 mars 2011 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 04h42

Cétait la préhistoire des nouvelles technologies, au début des années 90. La généralisation du DVD, cette galette haute gamme aujourd’hui aussi familière qu’un grille-pain, dépoussiérait un pan entier du cinéma, confiné jusque là dans les sous-sols des cinémathèques. Grâce à la restauration numérique, de nombreux chefs-d’œuvre trouvaient un nouveau public en rajeunissant. Et si c’était aujourd'hui au tour d’Internet, où se multiplient les offres légales de visionnage et les cinéphilies de niche, de s’imposer comme le nouvel écrin des films anciens ? Imaginez une cinémathèque virtuelle, où les incunables du 7e art seraient à portée de clic, les films de Méliès aussi accessibles que ceux de Bresson ou Pialat . Encore faut-il que ces œuvres passent des vieilles bobines aux fichiers numériques.

Depuis l’annonce par le Président de la République, en décembre 2009, du lancement d’un vaste plan de numérisation des biens culturels financés en partie par le grand emprunt, l’hypothèse d’un tel transfert est de plus en plus réaliste. En tout, près de huit mille films de patrimoine seraient concernés, de la période du muet aux années 80. « Depuis le plan nitrate, qui avait permis de sauvegarder près de quinze mille films d’avant 1953, on n’avait pas vu une telle mobilisation des pouvoirs publics en faveur du patrimoine, estime Guillaume Blanchot, directeur du multimédia et des industries techniques au CNC. C’est l’occasion historique de le rendre enfin accessible au grand public, de plus en plus demandeur. »


Quels films numériser et restaurer, dans quel format ? Les modalités font l’objet d’intenses négociations entre les gestionnaires du grand emprunt et les différents acteurs du secteur, CNC, gros détenteurs de catalogues (Gaumont, Pathé, StudioCanal, etc.) et ayants droits. Mais les objectifs sont clairs : encourager une diffusion sur les nouveaux supports, projection numérique en salle, DVD Blu-ray, diffusion télé HD (haute définition), et vidéo à la demande sur internet (VàD). Pour les films à faible potentiel commercial, cette dernière option risque même d’être la seule. Selon Jérôme Dechesne, directeur de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), « les diffusions télé et vidéo se concentrent sur 20% du cinéma de patrimoine, le plus connu et le plus rentable. Pour tout le reste, aujourd’hui invisible, une mise en ligne sur une plateforme VàD signifierait une véritable renaissance. »


Certains, comme Serge Bromberg, directeur de Lobster Films, entreprise spécialisée dans la restauration de films anciens, n’ont pas attendu les ambitions gouvernementales pour exploiter les ressources du Net. En 2008, il fondait Europa Film Treasures, un site de visionnage gratuit et subventionné de cent cinquante raretés – des burlesques italiens au premier western de John Ford – issus d’une trentaine de cinémathèques européennes. Avec un million et demi de connexions enregistrées en 2010, ce site très éditorialisé (une documentation accompagne chaque œuvre, des musiques sont composées spécialement pour les films muets) prouve que la curiosité aussi surfe sur le net. « Les films ne doivent pas être des objets de musée, explique Serge Bromberg. A moins d’être à Belgrade le jour où la cinémathèque serbe projette l’un de ses trésors, vous n’y avez pas accès. » Et s’il est essentiel de restaurer les films dormant dans les archives, « il est aussi urgent de restaurer l’appétit pour ces œuvres. Les spectateurs sont devant leurs ordinateurs ? Profitons d’Internet pour leur donner de bonnes raisons d’aller voir des films sur grand écran ! » Les usagers de la VàD ne sont-ils pas plus avides de blockbusters que de classiques ? « C’est déjà en train de changer. Les acteurs privés doivent réagir vite s’ils ne veulent pas se faire écraser les mastodontes Apple ou Netflix, qui proposeront des listes de titres au kilomètre. »


Les intéressés semblent convaincus de l’inévitable essor du cinéma en ligne mais divergent sur la manière de poser le pied sur le Net. Directeur de Carlotta Films, spécialisée dans la distribution de films de patrimoine en salles et en vidéo, Vincent Paul-Boncourt a choisi de lancer en 2010 sa propre plateforme. « C’est une prolongation logique de nos reprises en salles et éditions DVD. Internet doit être abordé en complément de ces deux autres supports. Quand nous ressortons une copie neuve des Chaussons rouges, de Michael Powell, cela crée un buzz qui peut ensuite bénéficier au film en DVD et en VàD, mais il n’est pas question de le proposer exclusivement sur le Net. » Et pour cause : « Le public du patrimoine n’est pas encore prêt à payer pour voir ce type de films sur un écran d’ordinateur. » Avec une trentaine de titres disponibles en location, à 3,99€, la plateforme Carlotta rame mais persévère. « Bien utilisé, le multimédia peut favoriser de nouvelles approches éditoriales et prolonger la vie de certains films. On ne peut pas se couper de ce nouveau mode de consommation du cinéma. »


Plus prudent, Gaumont s’abstient pour l’instant de lancer une plateforme à son nom. Trop risqué, trop cher. « La seule façon de développer l’offre et donc la demande serait de basculer vers un système de VàD financé par la publicité », analyse Jérôme Soulet, directeur de la vidéo chez Gaumont. Avec un catalogue riche de six-cents films de patrimoine, la firme n’entend pas pour autant se faire taxer d’attentiste. Depuis six mois, elle a repris un concept initié aux Etats-Unis par la Warner : un système de pressage de DVD à la demande. Si vous rêvez de (re)voir Caroline chérie, de Richard Pottier, Gaumont vous fabrique un DVD pour 12,99€ et vous l’envoie par la poste. A l’heure de la dématérialisation de la culture, la démarche fleure bon la France d’avant. Archaïque mais astucieux pour repérer les titres les plus demandés, à moindre frais : ni restauration numérique, ni bonus.

Une offre au rabais qui a le don d’agacer Gilles Duval, directeur de la fondation Groupama Gan pour le cinéma, dont l’une des missions est la sauvegarde et la restauration des chefs-d’œuvres du passé. « Faire le minimum en matière de cinéma de patrimoine est très vite contre-productif. C’est un marché fragile qu’il faut stimuler de manière inventive, en modernisant l’accès aux vieux films, en les mettant en scène. De ce point de vue, le Web peut être un outil fabuleux ! » Pour lui, la solution passe par le dialogue entre les œuvres anciennes et modernes. « Une plateforme Internet uniquement axée sur le patrimoine aura un côté happy few. Si l’on veut vraiment draguer les jeunes générations, il faut leur proposer le King Kong de Peter Jackson et la version originale de 1933. »


Le producteur Alain Rocca, lui, professe l’option inverse. Le président d’Universciné, le site de VàD du cinéma indépendant européen, se démène pour convaincre gros cataloguistes et petits ayants droits de se réunir sous un label Patrimoine. « Ils sont tous en train de se demander comment se positionner sur le Net. Au lieu d’aller au casse-pipe chacun dans son coin, je leur propose de créer ensemble une offre riche et bien référencée. » Pour Alain Rocca, le calcul est simple : 10% seulement des visionnages de vidéos à la demande se font via Internet. Le reste passe par l’Iptv (Internet protocol television), proposée par les gros fournisseurs d’accès comme Free, Orange et Neuf. « Vous regardez les films sur l’écran de votre salon et le prix est débité directement sur votre abonnement mensuel : c’est là que ça se joue. » La preuve : sur les cinquante mille ventes mensuelles d’Universciné, seules trois mille sont réalisés via internet. « Si les opérateurs jouent la carte de la diversité du cinéma, l’Iptv peut être une vitrine sans précédent pour le patrimoine. Il ne faut pas rater ce coche, d’autant que la demande, très familiale, n’a jamais été aussi forte. »


Et le gardien du temple, dans tout ça ? La Cinémathèque française, en pourparlers avec Alain Rocca pour assurer la partie éditoriale du label, regarde sans ciller s’agiter ses partenaires privés. « L’enjeu des années à venir, c’est une cinémathèque sur Internet, estime son président, Serge Toubiana. Pas une quatrième salle virtuelle mais un espace de valorisation de nos fonds d’archives papiers. Il s’agit de documenter le cinéma et son histoire. » En attendant, les salles de la rue de Bercy sont pleines : récemment, la rétrospective Hitchcock, dont l’œuvre est disponible partout, a battu tous les records de fréquentation. « Sur Internet, il y a des gens qui s’amusent avec les raretés. Je trouve ça très bien. Mais il faut faire attention : aimer le cinéma c’est aussi aimer sa mythologie. Qu’adviendra-t-il de l’aura d’un film sur Internet ? » Que les puristes se rassurent, la Cinémathèque n’est pas prête à vendre son âme au Dieu du flux.

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