L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE
(UN AFFECT DANS LES DISCOURS DU VIRTUEL)
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
1
1. INTRODUCTION
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
2
La présente étude s’intéressera aux positions dominantes développées
aujourd’hui autour de la « réalité virtuelle ». Son objet sera moins la « réalité
virtuelle » que les discours eux-mêmes. Elle débute par un certain sentiment
d’étonnement.
L’étonnement de voir se déployer des théories intellectuelles qui s’octroient
une place plus importante que les pratiques elles-mêmes, une position de guide
professant des ordres et des directions. Étonnement de scruter dans ces discours
une ambivalence, entre crainte et enthousiasme, prophétie catastrophiste et utopie
émancipatrice, à la limite de la contradiction. Étonnement encore d’apercevoir une
discordance entre la pensée et l’objet qu’elle vise, car les théories de la « réalité
virtuelle » projettent en cette dernière des concepts qui sont en fait des fantasmes
déjà anciens et qui ne peuvent, pourrait-on penser au premier abord, recouper la
singularité de cette technologie. Étonnement finalement à l’égard d’une certaine
tonalité et d’une certaine affectivité de ces discours exclamatifs qui ne semblent
pas respecter la singularité à venir de la « réalité virtuelle », son caractère
imprévisible, sa venue et sa temporalité.
Et l’étonnement s’est transformé en interrogation lorsque nous avons
aperçu le caractère hégémonique de ces discours. Ce n’est pas seulement qu’il n’y
avait pas de solution de rechange, c’est-à-dire d’autres hypothèses avec lesquelles
nous aurions pu nous accorder et grâce auxquelles nous aurions pu tracer les
limites entre notre camp et le camp adverse. Amitié et inimitié. C’est que ces
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paroles et ces textes étaient autoritaires : en incluant la réserve en leur sein ils
n’en admettaient aucune. Quant aux analyses qui échappaient aux régimes de la
catastrophe et de l’enthousiasme, elles étaient toujours suspectées de quelques
indéfinissables vices. Ces discours voulaient devenir les seuls discours, imposer
des modèles, de nouveaux ou d’anciens modèles. Ils voulaient, s’il nous est
possible de parler de désirs pour un discours, dessiner de nouvelles cartographies
du futur que tout un chacun aurait dû adopter.
Et pourtant cette recherche ne donnera pas lieu à un essai critique. Elle
n’adoptera pas une position, disons même la position critique. Elle la refuse, car si
elle optait pour elle, non seulement elle supposerait une position de vérité qui n’est
jamais très éloigné de l’arbitraire et de l’autoritaire, mais elle reconduirait un certain
ordre langagier où l’on ne peut parler qu’en répondant « constructivement » au
discours qui
précède immédiatement. La critique cherche des amis et des
ennemis concrets, concrètement déterminés pour réveiller sa politique abstraite. Et
cette critique, avec sa sonorité Aufklärung, ne serait pas même capable d’écouter,
de comprendre et de s’ouvrir aux autres discours. Elle les refuserait avant toutes
choses, elle n’essayerait pas même de comprendre leur nécessité, elle exposerait
et s’exclamerait à son tour que c’était mal pensé ou pas pensé, qu’il faut
maintenant repenser etc., de sorte que « critiquer, c’est seulement constater qu’un
concept s’évanouit, perd ses composantes ou en acquiert qui le transforment,
quand il est plongé dans un nouveau milieu. Mais ceux qui critiquent sans créer,
ceux qui se contentent de défendre l’évanoui sans savoir lui donner les forces de
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revenir à la vie, ceux-là sont la plaie de la philosophie »1.
Pour notre part, après l’étonnement, après le mécontentement nous avons
essayé de comprendre pour quelles raisons ces discours, qui pouvaient être
rangés sous une catégorie spécifique et dont il était possible de tirer la typologie,
s’appliquaient à la « réalité virtuelle ». Malgré les apparents désaccords, nous
avons supposé qu’un lien très étroit unissait finalement la « réalité virtuelle » à ces
discours, si tout du moins on n’entendait pas par cette première formule une
technologie mais une certaine idéologie, c’est-à-dire une certaine organisation des
idées. En ce sens il ne s’agit plus d’une démarche critique, mais d’une enquête
phénoménologique qui suppose que les phénomènes commencent par ne pas se
montrer. Ils disparaissent et c’est cette disparition qui constitue l’apparition initiale
du phénomène.
En refusant la position de vérité critique, nous avons choisi de ne pas rejeter
les théories actuelles. Nous avons tenté de comprendre leur nécessité et par là
même d’écouter l’espace de liberté qu’il nous restait encore à jouer. Car nous ne
pensons pas qu’il soit possible de se dégager de ces théories du « virtuel », d’y
échapper et de mettre hors de soi les affects fondamentaux contenus en leur sein.
Nous estimons que ces affects avec toutes leurs contradictions, tensions et
émotions sont nécessaires. On ne saurait les refouler hors de notre horizon
intellectuel. Ils dispensent même cet horizon, ils exhibent sans le vouloir ce qu’ils
1
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Minuit, 1991, p. 33
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désirent maintenir en retrait car « le retirement est événement » 2 . Si nous
adoptons maintenant une marche plus rapide et sans en expliquer immédiatement
les raisons, si nous associons ces discours du « virtuel » à la métaphysique, alors
nous pourrons dire, tout comme Heidegger, qu’ « on ne peut se défaire de la
métaphysique comme on se défait d’une opinion. On ne peut aucunement la faire
passer derrière soi, telle une doctrine à laquelle on ne croit plus et qu’on ne défend
plus »3 . Il s’agit là d’une fatalité nécessaire, nécessaire parce que ces discours
pourraient exprimer quelque chose qui les dépassent, qui les surprend, qui les
suspend, qu’ils essayent d’étouffer et qu’ils raniment pourtant, à leur manière.
Si nous décryptons les divers refoulements faits par ces théories de la « réalité
virtuelle » alors notre but ne consistera plus, en soulevant ces voiles, à apercevoir
l’objet ou les objets qui se cachent derrière eux, mais à ressentir ces voiles tels
qu’ils sont, dans leur spécificité et dans leur singularité. L’étude demeure en son
fond questionnante, « les questions sont autant de chemins vers une réponse
possible. Une telle réponse devrait, au cas où réponse il y aurait, consister en une
transformation de la pensée, et non pas en une simple énonciation portant sur un
sujet déjà donné »4 .
2
Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser?, PUF collection Épiméthée, 1959, p. 27
3
Martin Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, 1992, p. 81
4
Martin Heidegger, Questions III et IV, Gallimard, 1990, p. 281
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2. L'INÉLUCTABLE IMMERSION
« Le cyberspace était partout où je regardais - au-dessus, en dessous et derrière
moi. Je n’étais pas simplement un observateur. J’étais à l’intérieur. »5
5
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 140
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Qu’est-ce que la « réalité virtuelle »? Telle est la question. Et il y a tout lieu
de croire que ce n’est pas une question arbitraire. Qu’est-ce que la « réalité
virtuelle »? Voilà sans aucun doute la première question qui vient à l’esprit lorsque
l’on se penche sur cette technologie. Si cette interrogation semble la plus simple et
la plus évidente de toutes, elle recèle pourtant de nombreux pièges. Son
apparente clarté, son imposante évidence mêmes constituent à elles seules un
véritable questionnement. Pourquoi est-ce la recherche d’une définition qui
constitue la première exigence? Pour quelles raisons arrive-t-elle avant toute autre?
Est-ce bien elle qui rend possible ce qui suivra?
La définition délimite des frontières en termes négatifs et positifs.
Spécification et distinction, elle dit ce qu’est la « réalité virtuelle » et ce qu’elle n’est
pas, avec quoi il ne faut pas la confondre. Elle ouvre une contrée et par là même
une étendue dans laquelle nous pourrons, ensuite, cheminer. L’entreprise paraît
pour le moins élémentaire. Caractériser la « réalité virtuelle » reviendrait à cerner
un champ technologique en décomposant ses différents éléments techniques. On
pourrait ensuite « philosopher » et discuter des applications aux domaines variés,
de ce qui les relient, des enjeux et des problèmes qui ne manqueront pas de se
poser. Une telle dissertation serait autorisée par le signalement préliminaire de la «
réalité virtuelle » qui remonterait aux premières conditions de possibilités
objectives du mot. Avant de parcourir le fleuve de la « réalité virtuelle » il
conviendrait d’aller à sa source, pour ne pas se tromper de courant et d’écluse, de
conséquences.
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Nous pourrions dès à présent entreprendre une telle démarche. Mais ce
serait là une mise en route décidée à la va-vite dont nous ne mesurons pas encore
toutes les conséquences. La définition engage en effet tout ce qui se passera par
la suite, elle est un préambule qui détermine la substance de la discussion, elle a
une puissante valeur introductive. De plus si au premier abord elle se donne
comme quelque chose d’évident et qui va de soi, elle peut contenir des
présupposés qui seront étouffés dans l’œuf s’ils ne sont pas dès à présent
expliqués 6 . En dernier lieu la définition forge un certain ordre temporel en
s’octroyant le droit de précéder tout autre raisonnement. Elle tente de résorber le
temps dans lequel nous arrivent certaines phrases, formules ou idées. En
précédant, la définition prévient et peut-être même évite la manière dont la
question de la « réalité virtuelle » arrive. La prévention consiste à aller au-devant
de quelque chose pour le détourner, à venir le premier, à agir ou à faire avant
qu'un autre agisse ou fasse, bref à anticiper. La prévention se distingue de la
6
Ces présupposés ne sont pas seulement particuliers à tel ou tel domaine de définition, ils sont
aussi structurels au sens où la définition elle-même se présuppose. Exiger que l’on donne une
définition c’est présupposer qu’une description complète doit être donnée, c’est-à-dire substituer à
la formule « réalité virtuelle » qui survient tel un événement, une formule type qui appartient au
régime définitionnel. De sorte qu’on n’introduit dans le discours que des termes pris comme objets
d’un métalangage par l’établissement de descriptions définies. Et ce métalangage, parce qu’il est
un type de discours et qu’il ne peut prétendre à être le discours comme tel, demande à son tour :
comment définir la définition? Cette récession sans fin dans l’ordre logique ne peut être barrée que
par le recours à une décision ou à une convention dans l’ordre prescriptif. On revient ainsi à des
phrases qui surviennent tels des événements - inexplicables, arbitraires et surprenants. La
procession de ces phrases prend la place de la précession interminable de la définition.
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venue, car elle est soumise à un désir de maîtrise du temps à venir. Le régime
judiciaire de ce terme appliqué aux présents discours mériterait une analyse
approfondie7 .
Comment la « réalité virtuelle » nous arrive-t-elle? Comment ça nous arrivet-il? Mais qu’est-ce que ce « ça »? À vrai dire ce serait encore aller bien vite en
besogne que de supposer que la « réalité virtuelle » est uniquement une
technologie et qu’il s’agit de la définir en ces seuls termes, comme nous l’avions
déjà présumé sans vraiment y penser. Est-il pourtant contestable qu’elle soit une
technologie? En posant une telle question ne supprimons-nous pas le sol solide
sur lequel nous avions cru déjà nous reposer?
Dans la question « comment ça nous arrive? », il y a le « ça », c’est-à-dire
l’objet « réalité virtuelle », mais il y a aussi le « nous » qu’on a bien vite fait
d’oublier. Il y a même plus, une étroite complexion entre le « ça » et le « nous ».
Antérieure à la définition de la « réalité virtuelle » qui délimite un territoire en
croyant exposer ce qu’elle est en elle-même; la formule « réalité virtuelle » a des
bords et des contours. En effet le néophyte qui ne sait pas précisément ce qu’elle
est, ressent déjà du sens en elle, il aperçoit une silhouette à laquelle nous devons
prêter attention. S’ « il n’est pas facile de savoir au sujet de quoi l’on phrase (…) il
est indubitable qu’« on phrase », ne serait-ce que pour le savoir »8 , et c’est cette
7
Article « prévention », Littré, Cap, 1971
8
Jean-François Lyotard, Le Différend, Minuit, 1988, p. 107
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silhouette que la définition tente de résorber en essayant de faire oublier ce qu’elle
est, quoi qu’on y fasse : un regard qui conjugue le « ça » et le « nous ». Si la
définition prétend être objective et arriver avant toute chose, elle risque de devenir
axiomatique, autoritaire, indiscutable et par là même de se transformer en
croyance. Or il s’agit de rester dans la question, de « demander la question, c’està-dire de faire surgir son horizon, de la poser, de se forcer à pénétrer dans
l’horizon de ce questionner »9 . Il s’agit pour nous d’appréhender cette silhouette
diffuse de la « réalité virtuelle », ce sens dérobé à la définition qui fait question.
C’est par son intermédiaire que nous éviterons un subjectivisme ou un
objectivisme outranciers, c’est aussi grâce à elle que nous pourrons connaître la «
réalité virtuelle ».
Nous nommerons cette silhouette, cette signification questionnante et la
manière dont ça nous arrive, « phénomène R.V. ». C’est le phénomène qui
permet la connaissance de la « réalité virtuelle », car si cette dernière établit,
comme le pensait Kant, un rapport entre une représentation et un objet, le
phénomène lui-même est à la jointure du sujet et de l’objet. Dans le cas où cette
solidarité entre le pôle subjectif et le pôle objectif serait oubliée, alors soit nous
deviendrions déraisonnables, soit nous croirions toucher la « réalité virtuelle » en
elle-même. Dans les deux cas il s’agirait d’une absurdité « qui survole le fil
conducteur de l’expérience, cherche des principes affranchis de la pierre de touche
9
Martin Heidegger, Introduction à la Métaphysique, Gallimard, 1989, p. 13
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11
de l’expérience et qui se flatterait de concevoir l’inconcevable »10 . Si l’on fait du
concept quelque chose d’intuitif, si l’on fait de l’intuition quelque chose qui pense
en cherchant la garantie de quelques fondations a priori, on passe tout simplement
à côté de la « réalité virtuelle ». Comment se fait-il dès lors que le néophyte, sans
même avoir sous la main une définition précise de la « réalité virtuelle », puisse
pourtant y entendre quelque chose? Quel est cet autre sens? Comment cela est-il
arrivé? La réponse semble par trop évidente pour apporter quelques fruits : le
novice connaît la « réalité virtuelle » par les médias, mais n’oublions pas que «
pour la pensée, le connu restera toujours la véritable zone de danger : car le connu
répand l’apparence de l’inoffensif et du facile. Celle-ci nous fait glisser par-dessus
ce qui est proprement digne d’être mis en question »11 .
10
Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. M. Foucault, Vrin, 1964, §
11
Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser?, PUF collection Épiméthée, 1959, p. 156
52
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12
2.1. UNE THEORIE MEDIATIQUE
Les médias ne cessent de parler de cette fameuse « réalité virtuelle ». Tous
les mois un nouvel article, une nouvelle émission voient le jour. Devons-nous
prêter la moindre attention à ce phénomène? N’est-ce pas là un événement fortuit
et pour le moins anecdotique, si ce n’est vulgaire, que nous devons dépasser? Ce
serait là une grave erreur, car quelque chose d’extrêmement important arrête notre
regard : la médiatisation excède largement la diffusion concrète de la « réalité
virtuelle ». Très peu de personnes ont expérimenté cette technologie, par contre
tout le monde en a entendu parler. Nous ne voulons pas dire par là que la « réalité
virtuelle » n’existe pas et qu’elle est une simple invention médiatique. Nous
désirons indiquer qu’un décalage saisissant a lieu entre la profusion des discours
et la rareté des expériences. Il se pourrait bien que ce décalage fasse partie de la
question posée par le « phénomène R.V. ». Enfin il serait artificiel de vouloir
résorber cette différence en expliquant que la « réalité virtuelle » est pour demain
et que les médias annoncent la bonne nouvelle. Nous devons traiter ce
phénomène comme il se présente aujourd’hui à nous sans faire confiance à des
extrapolations qui peuvent toujours être illusoires ou même mensongères.
Ce contraste entre la médiatisation et la propagation doit nous mener à
intégrer dans la délimitation du « phénomène R.V. » une bonne part de discours
médiatique, c’est-à-dire de représentation. En effet la « réalité virtuelle » a une
image médiatique avant d’avoir ses propres images. Cette représentation qui
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devance le phénomène en s’y projetant, confisque ce que nous pourrions prendre
pour le « propre » de la définition. Elle va même jusqu’à remettre en cause l’idée
que la « réalité virtuelle » ait quelque « propre » que ce soit. L’abondance
médiatique est un langage qui ne sert pas à signifier mais à désigner, tant et si
bien que le mot rivé à la chose n’est plus qu’une formule pétrifiée12 . Cette prose
affecte tout aussi bien le langage que l’objet. La formule « réalité virtuelle » traite
l’objet technologique comme une instance abstraite puisque par cette formule on
ne désigne pas un instrument technique déterminé, on indique une tendance, une
ambiance, une époque, un mouvement général doté de signes et d’indications.
C’est un véritable jeu de pistes qui débouchera sur la réalisation concrète de la «
réalité virtuelle ». Et ce sont justement les médias qui préparent à cette concrétion
en diffusant le message. Par cet astucieux cercle vicieux, la « réalité virtuelle »
comme objet ne sera et n’a jamais été que ce qu’est le mot qui la désigne.
Finalement la formule devient impénétrable, elle acquiert une vigueur, une force
d’adhésion et de répulsion qui l’assimile à son extrême opposé, l’incantation. Ce
ne sont pas les discours médiatiques qui précédent le « phénomène R.V. » en y
projetant de mensongères significations qui seraient tout simplement étrangères
au phénomène et qu’il serait possible de réformer en distinguant les mots des faits,
c’est le phénomène qui ne cesse de se devancer en différant sa figure. La
différence de cette figure est la silhouette que le néophyte aperçoit, le «
phénomène R.V. ». Les médias ne seront donc pas appréhendés comme étant
autonomes de la « réalité virtuelle », comme de simples discours en sus à prendre
12
Max Horkeimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison, Gallimard, 1989, p. 173
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ou à laisser, mais comme une partie du « phénomène R.V. », un élément de ce qui
nous arrive aujourd’hui et qu’il nous faut activement prendre en compte. Dans les
proclamations médiatiques il y a déjà tout un monde de sens qu’il nous faut
approcher. Elles ne sont pas de simples transmetteurs d’informations neutres. Ce
sont des discours avec leur affectivité, leur tension, leur rythme, leur facilité et tour
de langage, leur rapidité aussi.
Si les médias reconnaissent qu’il est « difficile de définir ce qu’est un monde
virtuel (…), pour la simple raison que cette technologie n’en est qu’à ses
balbutiements », ils prédisent pourtant que cette « technologie va révolutionner
notre avenir »13 et surenchérissent en proclamant à haute voix : « attention : loisirs,
médecine, Défense, Bourse, tout le monde y passera »14 . Il ne s’agit pas là de
notifications, la « réalité virtuelle » n’ayant pas encore eu lieu, mais de prédictions
qui promulguent et qui constituent son ieu de séjour. L’omniprésence de telles
formules dans les médias doit nous arrêter. Il existe des systèmes de « réalité
virtuelle », encore rares remarquons-le, mais ils n’ont encore que peu de choses à
voir avec ce que l’on nous en décrit et avec les perspectives que l’on nous en
trace15 .
13
Génération 4, Dossiers mondes virtuels, 1992, pp. 127-139
14
Le Nouvel Économiste, 26 février 1992
15
Le Cybertron de VRE et du Cyber Event Group, présenté à Paris lors de Voyages Virtuels
les 10, 11 et 12 décembre 1994, est exemplaire de l’aspect superficiellement spectaculaire de la «
réalité virtuelle » : un visio-casque et une manette de jeu branchés sur une station Silicon Graphics,
permet à l’opérateur de se déplacer dans un univers tridimensionnel très sommaire. La sensation
d’immersion est, prétendument, accentuée par l’utilisation de l’une de ces sphères métalliques, le
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N’y-a-t-il pas quelque chose d’absurde dans l’annonce de cette immersion
massive et inéluctable? Peut-on créer un positivisme technologique lorsque celui,
industriel, du siècle passé nous a déjà signalé ses limites? En prétendant prédire
un avenir enthousiasmant à partir de simples « balbutiements », cette nouvelle
forme de positivisme tient-elle compte des désillusions, des blessures de ce siècle
et des bouleversements qu’elle induit dans notre conception de l’histoire et de
l’avenir? Comment peut-on faire preuve de tant d’assurance quant au futur qui est
un type de temporalité pour le moins fragile? Comment peut-on faire confiance à
de simples balbutiements? Si les médias utilisent fréquemment cette dernière
gyroscope, que l’on retrouve dans les foires foraines et qui permettent au joueur de tourbillonner
sur lui-même. Malgré le fait que l’immersion proprioceptive soit déficiente puisque les
déplacements de la sphère ne sont pas coordonnés avec l’immersion visuelle, les promoteurs du
projet n’hésitent pas à affirmer que « les mouvements du gyroscope donnent [ à l’opérateur ]
l’illusion d’être en état d’apesanteur ». Il est intéressant de remarquer que la déception se mêle à
une immersion imaginaire puisque selon la brochure publicitaire il s’agit là d’ « une nouvelle
expérience» et d’ « une nouvelle aventure ». On explique la déception par le fait que
« le
Cyberspace n’en est qu’à ses débuts », et que « le Cybertron nous offre dès aujourd’hui
l’opportunité de nous immerger dans ce media de l’avenir ». Par une telle stratégie où l’on s’excuse
du manque de réalisme de l’expérience en la différant dans l’avenir tout en expliquant que cette
différence est visible à partir de la déficience même des systèmes actuels, on rentre dans une
logique de la confiance et de la croyance. On peut penser que l’utilisateur est déçu tandis que le
spectateur qui regarde cet impressionnant système est convaincu, jusqu’au moment où il fera luimême l’expérience. L’argument final de la brochure publicitaire ne réside-t-il pas dans le fait que
des « moniteurs extérieurs permettent à l’audience de voir la scène à travers les yeux du joueur » ?
L’immersion est ici un effet publicitaire et textuel qui a besoin du soutien de la déception puisque
cette dernière permet de prolonger l’effet immersif dans l’avenir à l’infini, de lui accorder une
puissance plus grande parce qu’il est différé. L’absence d’expérience est, ici comme ailleurs, mise
en scène.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
16
notion, c’est qu’il s’agit d’un vice de prononciation où l’articulation des mots se fait
de manière hésitante et imparfaite. Dans l’Émile, Rousseau avait déjà remarqué
que cette parole mal articulée pouvait soit être due à l’âge ( enfance ou vieillesse ),
soit à une émotion. Dans le premier cas il s’agit d’un bégaiement, une maladie
convulsive des organes vocaux, qui consiste en un empêchement de prononcer
certaines syllabes et une répétition saccadée de certaines autres. Le
bredouillement qui est lié à l’émotion, consiste à rouler les paroles les unes sur les
autres et à les confondre. Mais balbutier signifie aussi parler sur quelque sujet
confusément sans en avoir une connaissance suffisante 16 . Ne se pourrait-il pas
que le « balbutiement » ne s’applique pas tant à la « réalité virtuelle » qu’aux
médias eux-mêmes? N’est-ce pas eux qui prononcent mal, pris entre la jeunesse
des technologies du virtuel et leur propre vieillesse? Lorsque les médias balbutient
à propos de cette technique, n’est-ce pas une hésitation liée à leur propre statut ?
Finalement nous avions adopté une mauvaise piste. En voulant commencer
par l’analyse des discours médiatiques, nous nous sommes retrouvés devant des
opinions bien faciles à défaire et sans grand intérêt. L’annonce de l’immersion
massive dans la « réalité virtuelle » n’est-ce pas un maigre subterfuge afin de
palpiter le spectateur, pour le concerner et finalement pour vendre un produit,
puisqu’avec les médias il s’agit de cela? Avec cette technologie balbultiante, les
médias auraient trouvé un sujet assez souple, c’est-à-dire assez inconsistant, pour
leur permettre de répondre à une certaine demande d’informations de leurs
16
Articles « Balbutier », « Balbutiement », Littré, Cap, 1971, p. 427
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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auditeurs potentiels. Le balbutiement de la « réalité virtuelle » médiatiquement
narrée n’est-il pas là le stade ultime d’une réification déjà dénoncée par l’école de
Francfort? Paradoxalement c’est grâce à son évanescence matérielle que la «
réalité virtuelle » est présentée comme un fait de société majeur. C’est son
absence ou la pauvreté de sa présence qui permet aux harangues médiatiques de
se déployer librement sans être freinées par quelque objet que ce soit. Il y a là un
déséquilibre entre le sujet et l’objet qui ne peut pas être une base solide pour
constituer la connaissance du « phénomène R.V. ». Détournons-nous donc de ces
discours et allons voir du côté des théoriciens, nous y trouverons peut-être une
réflexion plus approfondie et équitable qui ne s’enthousiasmera pas à la va-vite.
Tout comme les médias, ces doctrines alimentent avec soin le sentiment
d’une « immersion totale »17 , massive et inéluctable puisque l’écran n’est plus «
une fenêtre à travers laquelle on peut voir un monde virtuel », comme le pensait
Sutherland en 1965, « mais un endroit dans lequel on pourrait pénétrer » 18 .
D’ailleurs la définition même des « mondes virtuels » intègre la notion d’immersion
puisqu’il s’agit là d’un « espace artificiel, entièrement produit par l’ordinateur, dans
lequel l’utilisateur est visuellement et acoustiquement immergé par l’intermédiaire
de divers dispositifs » 19 . Si connaître c’est se défaire de certaines opinions
vulgaires, dans le cas présent nous aurions affaire à un bien étrange type de
17
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 196
18
Ibidem, p. 142
19
Carnet de la Revue Virtuelle n° 1, Définitions, Centre Georges Pompidou, avril 1992, p. 2 .
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
18
connaissance. Certains imitent l’inéluctabilité annoncée par les médias en
expliquant que « la réalité virtuelle ne peut plus être arrêtée, même si nous
décidons tout bien considéré, que ce serait la meilleure chose à faire »20 ; d’autres
prédisent que les « réalités virtuelles » pourraient « résoudre de nombreux
problèmes en matière d’énergie, de santé, de productivité et d’environnement.
Elles renforceront la sécurité dans le nucléaire, feront évoluer l’industrie minière,
amélioreront la productivité, réduiront les frais de transports, apporteront de
nouvelles industries et susciteront de nouveaux marchés ( … ) Nous pourrons
modeler un monde sain, énergique et sécurisé »
21
. Quelle perspective
enthousiasmante! La « réalité virtuelle » aurait beau exister, ces conclusions
théoriques semblent pour le moins démesurées et utopiques, voire dangereuses.
Elles ont comme un arrière-goût de déjà vu. Nous cherchions quelques idées pour
nous orienter positivement et nous voilà bien dépourvus : à notre grand
étonnement, les théoriciens du virtuel semblent nous proposer les mêmes logiques
intellectuelles que l’industrie médiatique.
Peut-être devons-nous alors suivre une autre démarche en décryptant les
différentes sentences médiatiques et théoriques, c’est-à-dire en essayant de les
apercevoir, avec du recul, tels des symptômes de causes cachées qu’ils ne sont
pas à même d’expliciter. « Ce qu’il faut, c’est que vous ayez l’esprit alerté et
C’est nous qui soulignons.
20
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 10
21
Marvin Minsky, Toward a Remotely-Manned Energy and Production Economy, M.I.T.,
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
19
étonné au moment précis où les jugements les plus courants, voire de soi-disant
expériences, s’imposent à vous inopinément » 22 . Si ces idées et si cette
expérience technologique s’appliquent aussi unanimement et hégémoniquement à
la « réalité virtuelle », ce n’est peut-être pas par hasard. Il nous faudra donc
comprendre pourquoi et comment un ensemble théorico-médiatique se forme
aujourd’hui en semblant rompre avec l’opposition traditionnelle entre les opinions
intellectuelles et les croyances vulgaires, et en quoi ces opinions peuvent nous
permettre de cerner le « phénomène R.V. ». De quels objets ces visions sont-elles
le symptôme? Si c’est « le retirement [ qui ] est événement » 23 , alors nous
pourrons nous interroger pour comprendre ce que cachent ces discours, et leurs
incohérences mêmes pourront jouer un rôle de signal symptomatique dont il faudra
tenir le meilleur compte.
Artificial Intelligence Labotary, AI Memo n°544, septembre 1979
22
Martin Heidegger, Introduction à la Métaphysique, Gallimard, 1989, p. 24
23
Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser?, PUF collection Épiméthée, 1959, p. 27
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
20
2.2. UNE HISTOIRE INELUCTABLE
La caractéristique la plus frappante du « phénomène R.V. » - compris dans
sa dimension théorique et médiatique - réside dans le dit de son « inéluctabilité ».
Ainsi, il a beau ne pas être là, il est déjà là étant donné qu’on nous assure qu’il
arrivera de toute manière. Dans de nombreux articles on retrouve cette formule
aux allures canoniques : « dans un proche avenir » 24 . En expliquant qu’on ne
saurait se dégager de la prochaine « réalité virtuelle », les médias, tout comme les
théoriciens, rapprochent sa présence de nous, mais d’une manière fictive dans
l’ordre du discours. Ils créent un avenir qui a recours à l’imagination, puisque pour
que ces discours soient vraisemblables encore faut-il pouvoir, dans le texte et
seulement en lui, « imaginer une télévision qui n’aurait pas de bords », « imaginer
que l’on puisse s’immerger dans le monde artificiel et l’explorer vraiment » 25 .
Imaginer : il faut former des images avant de les voir afin de rétablir l’équilibre
entre les discours et les données de l’expérience; on peut à l’occasion utiliser
l’expérience présente, la télévision par exemple, mais négativement. Si cette
inéluctabilité est présentée par les médias comme un fait évident dont la seule
explication est le rythme du développement technologique et économique, le
mérite des théoriciens consiste à rechercher les raisons précises de cet inévitable
enthousiasmant.
24
L’avenir de la communication et de la création culturelle : les artifices de l’intelligence
artificielle, Le Monde, 30 janvier 1992, p. 24
25
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, pp. 6-7
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
21
Les signes de la prochaine « réalité virtuelle » seraient déjà à l’œuvre. Il
suffirait de décrypter ces quelques balbutiements, « ces signes creusés dans la
glaise »26 pour les mettre en perspective et les aménager. Fait étrange, l’absence
de la « réalité virtuelle » ne serait que momentanée et ne pourrait en aucun cas
invalider sa possibilité à venir, disons même sa nécessité. Le ressort profond de
cette logique de l’apparition réside dans le fait que le passage de la possibilité à
l’éventualité et de l’éventualité à l’effectivité est assuré d’avance, comme s’il allait
de soi parce qu’il relève d’une nécessité d’essence et non d’une alternative
empirique. Les consoles de jeux, les moniteurs et télévisions sur lesquels on les
branchent, tous les moyens de communications, toutes les techniques des plus
modernes ou plus anciennes seraient les signes avant-coureurs d’une nouvelle ère
historique dont les technologies du virtuel seraient l’expression la plus flagrante. «
En deux siècles, photographie, cinéma, téléphone, informatique, vidéo et télévision
ont bouleversé nos comportements; demain, les procédures interactives et les
réalités virtuelles modifieront davantage encore notre rapport au monde, aux
autres et à nous-mêmes. La période qui s’est ouverte depuis l’apparition du
cinéma et de la télévision ne faisait que préparer le terrain à la phase actuelle, qui
semble devoir être celle du réagencement général des compétences, des savoirs,
des modes de transmission des connaissances »27 .
26
Pierre Lévy, Les Technologies de l’intelligence, La Découverte, 1990, p. 132
27
Le Monde, 30 janvier 1992
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
22
Non seulement la « réalité virtuelle » ne serait pas une technique
quelconque,
puisqu’elle
condenserait,
résumerait
toutes
les
techniques
particulières et le fil conducteur qui orientait leur développement; mais encore elle
permettrait de construire une certaine logique de l’événement, où les
bouleversements passés sont compris comme de simples prémisses à un
chambardement radical et à venir qui, seul, leur accorde du sens en clôturant
l’histoire dont elles sont le fruit. Et si « les imprimés et la radio racontent; [si] le
théâtre et le cinéma montrent, le cyberspace emmène »28 . On pourrait simplement
dire : « ce n’était encore rien, le meilleur est pour demain ». Par cette formule
naïve nous comprenons que, technologie singulière et porte-drapeau de la
technique en son entier, la « réalité virtuelle » hésite entre l’objet particulier et la
généralité d’un mot ou d’un concept. Si elle dépasse les techniques particulières
en leur donnant rétrospectivement sens, paradoxalement cela signifie qu’elle est
elle-même dépassée par ces techniques puisqu’elle n’est que le produit de leur
histoire. La « réalité virtuelle » détermine autant qu’elle est déterminée. Et si «
l’informatique concentre et potentialise [ effectivement ] tous les systèmes idéaux
de contrôle qui la précédaient : langues, numérations, idéographies, alphabets,
horloges, machines logiques » 29 , alors nous serions à la veille d’un grand
bouleversement dont la source est profonde. Il y a en ce point un creux étonnant,
presque une contradiction dans la temporalité qu’une telle réduction des
événements entraîne, puisque la « réalité virtuelle » est aussi bien comprise
28
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 207
29
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p. 39
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
23
comme ce coup du futur qui résume et concentre le passé - la signification vient
après les faits -, que comme la forme explicite d’une logique qui avait déjà permis
dans le passé la dynamique du développement des techniques - la signification
arrive avant les faits, elle relève de l’origine -. On pourrait penser que la « réalité
virtuelle » se précède en quelque sorte, qu’elle existe avant d’apparaître, que son
lieu est antérieur à sa présence, qu’elle n’est pas là où on l’attendait, qu’elle est
creusée du dedans. C’est là une bien étrange situation, puisqu’on ne sait pas si
cette technologie vient du passé ou si elle arrive par le futur. A-t-elle déjà eu lieu
dans le retrait sans être explicitement révélée ou sa brusque nouveauté accorde-telle une signification, par contre-coup, à ce qui avait eu lieu auparavant d’une
manière tout à fait contingente? La nature de son balbutiement reste pour le moins
obscure.
Partant à la recherche des causes de la « réalité virtuelle », nous ne savons
plus vraiment si elle est un motif ou une conséquence étant entendu qu’elle est
présentée comme un aboutissement. Cette dernière notion est équivoque, elle
indique tout aussi bien la fin que l’origine, parce qu’elle est le résultat de quelque
chose qui est contenu de quelque manière en elle. L’aboutissement construit le
mouvement d’une finalité qui, comme nous le comprenons, est inscrit sur une
temporalité qui ne saurait pas être chronologique. L’aboutissement est la révélation
de l’origine par la fin car si elle touche par un bout c’est en terminant autre part,
mêlant le passé à ce qui vient, elle résout « le jadis de l’aurore dans le futur de
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
24
l’avenir » 30 . L’aboutissement signifie non seulement arriver à bout de quelque
chose, mais aussi ce qui vient à suppuration, fin aussi bien que commencement.
Mais par quel bout, celui du début, celui de la fin? Dans l’étymologie de ce terme il
y a quelque chose qui frappe et qui pousse, quelque chose qui effectue un coup de
force. Cette structure amphibologique démontre finalement que l’aboutissement
est une borne, une limite qui reprend en charge ce qui a été et qui vient à terme31 .
En ce point, le bénéfice d’une démarche théorique consiste à ne pas rester
collé à la vitre de la nouveauté, comme certains médias, béatement fascinés par la
« réalité virtuelle
: [ cette ] ère nouvelle »32 , à ne pas présenter les choses à
travers l’unique filtre de la rupture à venir, car si une nouvelle ère commence c’est
que l’histoire, découpée en phases et en strates, est logiquement causée. Avec la
« réalité virtuelle » nous avons bien affaire à un balbutiement dont il faut saisir le
caractère répétitif et compulsif. On aurait tort de croire qu’elle balbutie à cause de
sa seule jeunesse, il y a en elle quelque chose de la vieillesse et de l’ancien. Cette
technologie est vieille, sa mémoire commence à faire défaut et c’est pour cette
raison que sa langue commence à fourcher, que son expression est en retrait.
C’est aussi pour cela que les théoriciens du virtuel tentent de retrouver sa mémoire
et son langage perdus en restituant la « réalité virtuelle » dans une perspective
historique, c’est-à-dire dans un certain espace qui la rendrait enfin intelligible, et
30
Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1990, p. 267
31
Littré, Article « Aboutir », Cap, 1971, pp. 25-26 - Articles « Aboutissement » et « Bouter »,
Dictionnaire Étymologique et historique du français, Larousse, 1993
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
25
avec elle les autres techniques. Paradoxalement « l’avenir du cyberspace est peutêtre réservé à ceux qui comprennent le passé »33 , elle n’est donc pas une «
absolue nouveauté » qui resterait impensable, elle « plonge de profondes racines
dans la culture occidentale »34 . En fin de compte l’avenir dont nous parlons n’est
rendu possible qu’à la mesure d’un passé très ancien. Là encore ce sont les deux
pôles extrêmes du temps - jeunesse et vieillesse, origine et fin- qui sont liés et l’on
peut finalement penser avec Heidegger que le « verrouillage du passé et [la]
ligature de l’avenir ne suppriment pas le maintenant mais lui ôtent la possibilité de
passer du pas-encore au ne-plus, la possibilité de s’écouler. Verrouillé et ligaturé
des deux côtés, le maintenant s’engorge dans son arrêt durable, et dans son
engorgement, il se dilate. Privé de la possibilité de passer, il ne lui reste qu’à
persévérer - il doit nécessairement rester à l’arrêt »35 et ainsi le présent de la «
réalité virtuelle » est arrêté et différé.
Mais il nous faut aller encore plus loin car, il s’agit là d’ « une grande
structure sous-jacente [ qui ] singularise l’Occident (…) Elle est un des secrets de
son histoire ». Quant à la « réalité virtuelle » ce « n’est que la manifestation
technique de cette configuration souterraine »36 . En recherchant les raisons de
32
Bulletin du Crédit Suisse, juillet-août 1994
33
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 297
34
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p. 8. Dans cet ouvrage l’auteur ne
parle pas explicitement de la « réalité virtuelle » mais de l’ordinateur, qu’il désigne par la formule de
« machine universelle ».Une profonde relation lie cette machine à la « réalité virtuelle ».
35
Martin Heidegger, Les Concepts Fondamentaux de la Métaphysique, Gallimard, 1992, p. 192
36
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p. 71
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
26
cette technologie, nous parvenons en dernier lieu à un plan méta-historique qui
la dépasse et qui la rend pourtant possible. C’est là le fil conducteur qui permet
d’ouvrir l’horizon de l’histoire en tant que celui-ci est compréhensible et peut rendre
ses raisons. Cette méta-historicité réconcilie l’origine avec la fin, en les dépassant
toutes deux. De cette manière nous remontons, comme cela avait déjà été le cas
avec la définition, à une source et nous construisons un système ou, comme on
voudra, une philosophie de l’histoire cumulative qui met en œuvre un « futur
ancien » et un « ancien futur ». Cette conjonction est bien connue en philosophie,
elle est même une de ses formes récurrentes et elle peut apparaître comme une
nécessité permettant de répondre à la complexité du temps et de l’histoire. Comme
l’expliquait Heidegger « tout questionner essentiel de la philosophie demeure
nécessairement inactuel. Et ceci, ou bien parce que la philosophie se trouve jetée
loin en avant de son propre aujourd’hui, ou bien encore parce qu’elle re-lie
l’aujourd’hui à son « ayant-été » ancien et originaire. Dans tous les cas la
philosophie reste un savoir qui non seulement ne se laisse pas rendre actuel, mais
dont il faut bien plutôt dire l’inverse : qu’il subordonne l’actualité à sa mesure »37 .
Dans le cas présent, les deux pôles temporels ne peuvent être reliés qu’à la
mesure d’un plan qui les motive en les transcendant.
Ainsi Pierre Lévy institue un plan méta-historique fondé sur la recherche du
contrôle. C’est cette recherche éperdue qui aurait motivé toutes les évolutions
majeures que ce soit dans les domaines politique, économique, scientifique ou
37
Martin Heidegger, Introduction à la Métaphysique, Gallimard, 1989, p. 20.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
27
même artistique. L’être humain serait en quête d’un sentiment de contrôle
croissant et la figure essentielle qui assurerait la réalisation de cette pulsion serait
la technique. L’auteur s’inscrit lui-même dans cet horizon et s’y replace sans recul
critique puisqu’il construit une histoire systématique en évitant de penser tous les
événements qui ne sauraient se réduire au système et disparaître en lui.
L’événement et la nouveauté inanticipable sont tous les deux soumis à une
réduction systématique. On prétend mettre au grand jour les motivations dernières
de l’histoire, mais en oblitérant qu’on le fait toujours après-coup, on rêve d’exposer
les raisons antérieures véritables qui ont déchaîné certaines conséquences. On
inverse le temps, car en déplaçant sa pensée, en oubliant qu’elle est postérieure et
qu’elle pourrait tout à fait n’avoir affaire qu’à une reconstruction artificielle quand
elle se penche avec jubilation sur ce qu’elle croit être du sens; on la met au début,
on la fait remonter - les causes, les conséquences -, on oublie qu’une pensée est
toujours singulière, attachée à un corps, à une contrée, à une époque et à des
préjugés. On pose cette pensée hors de soi, on l’exproprie. Par un tel effet de style,
par une telle pose affectée, on croit parvenir peut-être à donner du sérieux au texte
et pourquoi pas à lui accorder une certaine autorité qui emportera la conviction de
chacun. Le philosophe arrive finalement à des considérations pour le moins
contestables, fantaisistes, simplistes et univoques en expliquant, par exemple, que
les œuvres de William Turner sont les conséquences directes de la
thermodynamique du siècle dernier.
Cette notion de contrôle est exacerbée dans de nombreuses recherches
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
28
technologiques. Ainsi au Media Lab Christopher Schmandt et Eric Hulteen, qui
travaillaient sur la supervision de Bolt, combinèrent un écran mural, un
périphérique de saisie gestuelle ( par pointage du doigt ) et un système de
commande vocale pour réaliser un prototype connu depuis sous le nom de sa
commande verbalo-gestuelle générique : Mets ça là. L’opérateur était assis sur
une chaise, face à l’écran sur lequel était affiché un paysage maritime de synthèse.
Il lui suffisait de pointer un objet à l’écran et de dire : « mets ça », puis de pointer
un autre endroit et de dire : « là ». Le plaisir provient de la contemplation de sa
propre puissance et de l’adéquation entre les ordres et leur réalisation synthétique.
Il faut que la machine fonctionne parfaitement, qu’elle réponde exactement aux
injonctions de l’opérateur, c’est-à-dire qu’elle soit réactive. Les chercheurs d’A.T.R.
et leurs collègues du Laboratoire de Perception Visuelle de N.T.T. espèrent mettre
au point, sous peu, des systèmes qui permettraient de coupler un outil de
construction graphique à un dispositif de reconnaissance vocale, et « ainsi des
incantations du type « arrondis, élargis, arrête, resserre, à la ligne, arrête »
pourraient inciter le moteur de réalité à sculpter l’image que les utilisateurs ont à
l’esprit »38 . Le contrôle et la maîtrise donnent à lire le rêve d’une puissance divine,
créatrice de mondes et soumettant ces derniers à l’esprit et à ses incantations
magiques. De sorte que des chercheurs telle que Brenda Laurel se prêtent à
imaginer ce qui serait réalisable dans un futur proche. Ils s’y prêtent parce que
c’est en rêvant de la sorte que leurs recherches avancent : « Donne-moi une
matinée d’avril dans un champ », dit-elle, et le gris se transforma en un rayon de
38
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 247. C’est nous qui soulignons.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
29
soleil matinal. On pouvait voir des taches de ciel azuré à travers une forêt de
bouleaux. On entendit le gazouillis des oiseaux et le murmure des ruisseaux. «
Hum… enlève la forêt de bouleaux », continua Brenda , « Mets le pré au bord
d’une falaise surplombant une petite baie couleur émeraude. Plus vert! Des
moutons! »39 . La reconnaissance vocale permet en ce cas de réaliser la parole de
dieu, la création de mondes par des mots comme dans La Genèse et la
monstration devient une création où l’on « fait venir non seulement la chose mais
le monde, ou plus exactement [on] fait jouer la différence entre chose et monde
»40 .
On s’interroge dès lors pour connaître ce qui force donc certains « à passer
par cette même typographie en noir et blanc qui a véhiculé nos réflexions depuis
Gutenberg? Il semble évident que notre vieil alphabet risque ne plus être à la
hauteur pour longtemps (…) Au lieu de lire un livre de gauche à droite et de haut
en bas, nous pourrons peut-être entrer et nous promener à l'intérieur de son
39
Ibidem
40
Michel Haar, Le Chant de la Terre, L’Herne, 1988, p. 227. Sans vouloir le développer plus
avant, le thème de la monstration semble ici important. De nombreux chercheurs tentent de mettre
au point des interfaces entre l’homme et l’ordinateur qui permettent de répondre très intuitivement
aux gestes du premier. Il s’agit là de créer un langage de la main, un langage manuel où l’ on
pourrait « enfin communiquer avec un ordinateur grâce à un geste naturel » (Rheingold, p. 83). Un
exégète de Heidegger remarquait qu’ « il n’est de “main” que là où l’étant en tant que tel apparaît
non celé et où l’homme se conduit de manière décelante envers l’étant. La main, comme le mot,
garde le rapport de l’être à l’homme et, par là, d’abord, la relation de l’homme à l’étant (…) La coappartenance essentielle de la main et du mot » pourrait éclairer les questions propres à une
interface informatique. ( Didier Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Minuit, 1986, p. 100 ).
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
30
espace de connaissances. Cette représentation sophistiquée des problèmes et de
leurs solutions potentielles va introduire des problématiques tellement complexes
que ceux qui en sont chargés ne pourront les résoudre que par une totale
immersion physique et intellectuelle dans cette représentation du monde dans
laquelle ils devront effectivement vivre. Chaque jour serait consacré à l'exploration
du problème dans son environnement spatial, à sa compréhension et à la
recherche d'une solution par des moyens à la fois physiques et intellectuels »41 .
Tout comme Pierre Lévy, Myron Krueger met ici en scène la fin de l’écriture et
son achèvement. Elle disparaîtrait parce qu’elle ne serait plus efficace, parce
qu’elle ne correspondrait plus aux temps du développement et de l’accroissement
qui permettent « d’effectuer plusieurs essais avant de décider (…), [d’] exprimer
ses propres indécisions [ et d’] exercer son jugement »42 . Or cette mise en scène
est double parce qu’elle se fait par l’écriture elle-même, c’est l’écriture mourante
qui exprime sa propre fin. Si l’on y regarde de plus près, on remarque que les
médias aussi mettent en scène leur propre mort par l’intermédiaire de cette
technologie. Ne disent-ils pas finalement qu’elle viendra les remplacer? N’est-ce
pas un stratagème pour se rendre vivant après-coup, car si on peut mourir c’est
encore qu’on est bien en vie?
La détermination historique principale serait la technique elle-même, ainsi
chaque évolution est comprise comme une de ses images et en reparcourant en
41
Myron Krueger, Artificial Reality, 1983
42
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 91
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
31
sens inverse le fil de ces métaphores nous pourrons, nous chuchote-t-on, retrouver
l’original qui donnera sens à l’histoire. Par là, certains lient la fin à l’origine,
l’aboutissement au terme et l’art du XXème siècle se laisse apprivoiser comme une
phase transitoire, avec tout ce que la notion de transition peut avoir
d’amphibologique. On fait « comme si l’exacerbation de la présence physique de
l’artiste ou de son modèle [ l’auteur fait ici référence à l’action painting, au dripping,
à l’abstraction lyrique ] était destiné à prolonger encore un peu un monde voué au
déclin; comme s’il ne s’agissait que des derniers feux d’une époque révolue;
comme si quelque cycle millénaire prenait fin et bouclait sur son origine :
couronnée d’ocre jaune sur la paroi d’une caverne, la main d’un homme
préhistorique »43 .
Il y a là une tendance remarquable : comprendre notre présent, ou le peu
qui en reste, comme une transition qui boucle sur son origine. Comment peuton boucler, c’est-à-dire finir, sur l’origine? Cette dernière n’est-elle pas au début?
Par là on tente de cacher que le présent ne se laisse pas saisir aisément à deux
mains puisque « la durée au sens de l’écoulement perpétuel du temps, cela veut
dire le “maintenant et maintenant et maintenant”. Nous nous fermons à ce bruit
sourd (inquiétant, paralysant) que fait en se déroulant la série des “maintenants”
(…) Le “durer” du “durant” avale pour ainsi dire la série des “maintenants” qui
43
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1988, p. 53. C’est nous qui soulignons
soigneusement.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
32
s’écoule, et il devient un unique maintenant dilaté qui lui-même ne coule pas, mais
est arrêté »44 . Et la boucle qui retourne et détourne le fil de la temporalité est le
symptôme de cette difficile pulsion : comprendre le présent. Si on laissait ce
présent dans son idiote singularité, nous serions agacés, ce serait une situation
désagréable, disons même angoissante, car, selon certains, « il n’y a pas
d’événements heureux, ce sont toujours des catastrophes. Mais pour exorciser le
nouveau, il y a deux moyens : soit conjurer par un système d’information sans
informations, soit l’intégrer au système de l’information »45 . Le présent incompris
est obscène, c’est-à-dire, selon l’étymologie, sur le devant (ob) de la scène. On ne
parvient pas à le mettre en scène, à l’établir sur la scène de la rationalité car il y
est déjà de fait, il est sur-représenté. Voilà, selon Hegel, « le côté négatif de ce
spectacle du changement [ qui ] provoque notre tristesse. Il est déprimant de
savoir que tant de splendeur, tant de belle vitalité a dû périr et que nous marchons
au milieu des ruines. Le plus noble et le plus beau fut arraché par l’histoire : les
passions humaines l’ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure
» 46 . Au sentiment de l’inévitable perte répond
l’organisation d’une histoire
inéluctable qui se présente comme une marche systématique et rationnelle en
même temps qu’elle fait de cela le contenu même de sa réflexion. Cette tendance
organisatrice exclut les autres commentaires et devient hégémonique malgré elle.
44
Martin Heidegger, Les Concepts Fondamentaux de la Métaphysique, Gallimard, 1992, p. 190
45
Pierre Nora, Le Retour de l’événement in Faire de l’histoire, ouvrage publié sous la direction
de J. Le Goff et P. Nora, Gallimard, 1974, tome I, pp. 295-300. C’est nous qui soulignons.
46
Hegel, La Raison dans l’histoire (1830), « L’histoire philosophique », tr. K. Papaioannou,
collection 10-18, Plon, 1965, p. 54
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
33
Il y a en celle-ci quelque chose de la conjuration face au nouveau qui consiste à en
faire, jusqu’aux limites de la redondance, l’essentiel du message narratif, au risque
de donner au système d’information la vocation de tourbillonner et de se détruire
lui-même. Le contrôle systématique et l’hégémonie du discours se conjuguent
puisqu’ici la temporalité choisie est celle d’un système, d’une clôture, d’une fin qui
n’admet pas la finitude.
L’étrange mélange de rupture éclatante et de conséquences lointaines
produit l’affect d’un inéluctable causal qu’on ne saurait être à même de contrer.
Le fait qu’il touche à tous les domaines - la culture, la science, l’art, la vie, le sujet est une preuve de son caractère massif et réel. Il implique logiquement le rêve
d’une totalisation. « Ne doit-il pas [ en effet ] y avoir une progression continue et un
développement qui soient manifestes, mais dans un sens plus élevé que celui que
l’on a cru? (…) Il y a éternellement un effort orienté! Personne n’est seul, quel que
soit son âge, nous bâtissons toujours sur ce qui nous a précédé, et ce que nous
faisons ne sera que la base de l’avenir, ne prétend à rien d’autre que cela - voilà
ce que dit l’analogie de la nature, le modèle parlant de Dieu dans toutes ses
œuvres! et il en est manifestement de même dans le genre humain ! L’Égyptien ne
pouvait exister sans l’Oriental, le Grec bâtit sur l’un et sur l’autre, le Romain s’éleva
sur les épaules du monde entier - il y a véritablement progression continue,
développement suivi, dût l’individu ne pas y gagner! Le monde se dirige vers
quelque chose de grand! devient ce dont l’histoire superficielle se vante si
orgueilleusement et ce qu’elle montre si peu - le théâtre d’une intention directrice
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
34
sur terre! même si nous ne devions pas voir l’intention derrière, théâtre de la
Divinité, même aperçue seulement à travers les ouvertures et les ruines de
quelques scènes isolées »47. S’il y avait la moindre brèche ou la plus infime fêlure
dans le système, on pourrait s’y engouffrer et déconstruire cette logique de
l’inévitable. L’enchaînement rationnel des causes et des effets exige une structure
à l’infini qui ne peut admettre nulle limitation à sa construction, même si cette
restriction était minime. Dans la totalisation historique rien ne peut être négligé, nul
élément ne peut être laissé de côté. Comme dans le cas du régime définitionnel, la
récession est infinie. Imaginez « une Intelligence qui, pour un moment donné,
connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des
êtres qui la composent, si par ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ses
données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des
plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain
pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux »48 , voilà quel est
le principe d’une structure inéluctable de l’histoire. Cette structure causale
laplacienne n’admet pas les « à distance » dans le temps. Si le passé agit sur le
futur, il ne peut le faire que par l’intermédiaire du présent. Autrement dit, les
événements du présent sont uniquement déterminés par les événements du temps
qui le précède « immédiatement », ils sont complètement déterminés par eux, ils
sont donc parfaitement intelligibles. L’ombre peut disparaître.
47
Herber, Une autre Philosophie de l’histoire (1774), trad. M. Rouché, 1ère section, Aubier
Montaigne, 1964, pp. 189-191.
48
Alexandre Kojève, L’idée de déterminisme dans la physique classique et dans la physique
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
35
C’est en ce sens que selon Pierre Lévy l’inéluctable est historiellement
déterminé, « l’historiel serait alors l’histoire de la prise de pouvoir du calcul sur le
transcendantal, la temporalité au fil de laquelle les opérations se retournent sur ce
qui leur donne sens, une altération radicale de la structure intime de l’historicité
» 49 . L’image significative de la prise de pouvoir est le symptôme de l’étrange
conjugaison entre la rupture et l’inéluctable, c’est-à-dire entre l’avenir et l’ancien.
La « réalité virtuelle » et l’informatique feraient part d’une structure latente qui
arriverait à son point de maturation et qui après la veille, s’éveillerait et prendrait le
dessus sur des structures qui étaient depuis longtemps déjà en sursis car « ce qui
dort, cela est, d’une curieuse façon, absent et pourtant là » 50 . Si on aime les
couples, comme celui du sommeil et de la veille, on s’interroge rarement sur cet
instant où l’individu s’enfonce dans le sommeil, sur ce qui a forcé la signification
de l’histoire à s’accomplir dans le retrait. Car ce passage n’est ni sommeil ni veille
ni rassemblement et recueil, mais un instant qui nous fait franchir un seuil. Or
l’histoire que certains construisent autour du virtuel élimine ce franchissement et
préfère l’image d’une gestation dont nous verrions aujourd’hui les premiers
embryons. Ces embryons annonceraient une ère post-historique mettant un terme
à l’histoire elle-même. On est bien obligé d’imaginer deux modalités d’histoires qui
existeraient côte à côte mais qui n’avanceraient pas à la même vitesse. L’histoire
moderne, Librairie Générale Française, 1990, p. 48
49
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1988, p. 218
50
Martin Heidegger, Les Concepts Fondamentaux de la Métaphysique, Gallimard, 1992, p. 99
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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de la signification - ce qui rend raison des événements - serait toujours en avance
sur l’histoire concrète - les événements contingents -. Finalement cette distinction
classique indique que l’histoire de la signification peut, un jour ou l’autre, prendre le
dessus sur l’histoire contingente et exige que cette dernière se soumette à son
régime et la somme de disparaître dans une « fin de l’histoire ». Ce serait là le
début d’une concordance véritable et immédiate - sans réflexion - entre les
concepts et les phénomènes. Le premier type d’histoire avance à grands pas,
tandis que l’histoire événementielle est statique, elle n’est qu’une succession
contingente et c’est pour cette raison qu’elle doit disparaître au profit de « son »
sens. À ce titre « la R.V. représente (…) une occasion unique dans l’histoire »51 .
Pour quelles raisons le thème déjà ancien d’une « fin de l’histoire » revient-il
avec enthousiasme dans les théories du virtuel? En quoi les nouvelles
technologies entraînent-elle « non pas la fin de l’aventure humaine, mais son
entrée dans un rythme nouveau qui ne serait plus celui de l’histoire »52 ? Qu’y a-t-il
d’inacceptable pour certains dans l’hypothèse d’une histoire n’en finissant jamais?
Cette illusion qui saisit souvent les hommes est due au fait que si ce qui détermine
la « réalité virtuelle » est aussi compris comme ce qui définit le mouvement
complet de l’histoire, alors la « réalité virtuelle » venant exprimer plus directement
cette chose verra s’éteindre la dynamique et l’effort historique. Ces derniers
n’auront plus lieu d’être, parce qu’ils seront réalisés. C’est uniquement grâce à
51
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 41
52
Pierre Lévy, Les Technologies de l’intelligence, Découverte, 1990, p. 131
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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l’idée de finalité que l’on peut rendre compte de pareille manière d’une raison
historique, on explique le sens des événements en les transformant en objet. La
finalité permet de rendre des comptes, mais il y a aussi en elle la clôture, ce qui
termine, la cessation du mouvement qu’elle tente de saisir. Là encore remarquons
que des polarités temporelles distinctes se trouvent liées : c’est au moment où
quelque chose commence « vraiment » qu’il n’a plus lieu d’être. La vie de la
logique historique est aussi la mort de l’histoire.
Pour résumer, le « phénomène R.V. » a différentes spécificités au niveau
historique et temporel. On le présente tout aussi bien comme une brutale rupture
que comme une source profonde s’écoulant paisiblement et logiquement . Il relie
l’avenir au passé, on pourrait même dire, pour être plus incisif, qu’il effectue une
relecture du temps et que cette exégèse n’est pas comprise comme telle mais
comme un élément à part entière de ce qui est lu. On peut donc parler
d’interprétation performative, c’est-à-dire d’une interprétation qui transforme cela
même qu’elle interprète. La « réalité virtuelle » est une immersion massive car elle
se présente comme touchant tout le monde d’une manière définitive, brutale et
complète. Elle est inéluctable, il faut donc se faire une raison et attendre. Elle
clôture le système historique dont elle est le fruit, il s’agit par là de la comprendre
comme une finalité et une origine. La « réalité virtuelle » entretient un rapport très
étroit avec ce qui donne sens à l’histoire, elle est pour ainsi dire son identique et
c’est elle qui l’achève, dans le double sens du terme. Une étude plus approfondie
serait à même de démontrer qu’un lien étroit unit les théories du virtuel aux
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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philosophies classiques de l’histoire. Cette relation traverse la ligne de séparation
entre le concept de destin comme force impersonnelle ayant déterminé à l’avance
le cours général des événements et contre laquelle l’intervention humaine reste
impuissante, et l’idée de providence comme puissance personnelle et bienveillante
qui oriente l’histoire humaine de façon ascendante et lui donne une signification
réconfortante. Entre la tragédie grecque et la tradition chrétienne du progrès, le
sens de l’histoire du virtuel s’impose comme « l’aube où nous appareillons sous
l’ancienne et primitive lumière dans la mémoire obscure des dieux et du destin »53 .
Ce qui est vrai au niveau temporel l’est aussi au niveau géographique,
puisque Pierre Lévy va jusqu’à penser que l’occident, de par son plan sous-jacent,
a une vocation universelle et doit naturellement régner sur l’ensemble de la planète.
Il s’agit là de raturer, puisqu’on ne peut les détruire, les différences qui troublent la
démarche de systématisation et de totalisation. Auto-justification permanente, la
réflexion ne s’embarrasse pas ici des limites posées par l’expérience, seuls valent
son propre rythme et sa propre démonstration. On pourrait penser que le
processus de concentration et de condensation qui permet une telle analyse
repose sur une simple lecture à rebours de l’histoire, grâce à laquelle chaque
événement passé se trouve jugé et analysé à l’aune d’un avenir qu’on a
arbitrairement sélectionné. De sorte que, miraculeusement, on re-trouverait des
traces du futur dans le passé, mais ce ne serait là qu’un cercle vicieux que Valéry
avait déjà dénoncé en expliquant que « l’Histoire est le produit le plus dangereux
53
Pierre Boutang, Ontologie du secret, PUF, 1973, p. 253
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait
rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs
réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduits
au délire des grandeurs ou à celui de la persécution (…) L’Histoire justifie ce que
l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des
exemples de tout. Que de livres furent écrits qui se nommaient : « La Leçon de
ceci, les Enseignements de cela!… » Rien de plus ridicule à lire après les
événements qui ont suivi les événements que ces livres interprétaient dans le sens
de l’avenir. Dans l’état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l’Histoire
est plus grand que jamais il ne fut »54 . Le raisonnement semble au premier abord
consistant, il n’est en fait qu’une inconsistante utopie où l’on rêve plus qu’on ne
pense. Mais ce rêve témoignerait de la propension des hommes à parler « de la
précipitation infinie dans laquelle nous jette un sentiment eschatologique de
l’avenir. Imminence, un monde va finir, fatalement, au moment où, disions-nous
encore à l’instant, les choses toujours ne font que commencer : depuis quelques
millénaires à peine et ce fut hier »55 . Le rêve du temps, d’un autre temps, s’élance
dans un avenir qui a été maîtrisé et anticipé grâce à la prétendue compréhension
de sa causalité.
54
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel (1931), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1960, tome II, p. 935
55
Jacques Derrida, Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité in Politiques de l’amitié,
Galilée, 1994, p. 301
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
40
2.3. L’ABSOLU ET L’ENTHOUSIASME DU POSSIBLE
La « réalité virtuelle », comprise selon ce plan méta-historique, permettrait
de réaliser concrètement et naturellement ce qui n’était dans le passé qu’une idée
abstraite, cette signification sous-jacente dont nous avons déjà parlé puisque
certains peuvent proclamer que « ce à quoi l’homme rêve, la technologie peut le
réaliser » 56 . Dans cette voie, Pierre Lévy déclare que l’apprentissage de la
méthode cartésienne « d’exigence philosophique et scientifique qu’elle était
naguère, devient soudain, au contact des ordinateurs, une nécessité pratique et
sensible pour tout un chacun » 57 . Ce n’est pas dire là que la philosophie
cartésienne n’existait pas dans le passé, mais son domaine était uniquement
théorique et abstrait. Aujourd’hui avec les technologies du virtuel, elle se verrait
brusquement matérialisée et « éviter de se laisser absorber par la pseudoévidence des sens » 58 devient un impératif pratique. Après avoir indiqué que
Descartes était « le philosophe nécessaire du virtuel »59 , on n’en vient pas même
à s’interroger sur les motivations d’une telle nécessité, on l’affirme 60 . Ce qui
56
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 291
57
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p. 30. C’est nous qui soulignons.
58
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 37
59
Ibidem, p. 102
60
Or on aurait tout lieu de questionner la fréquence d’un tel recours, car si avec Descartes la
philosophie semble commencer avec le doute et que tout soit mis en question, ce n’est peut-être là
qu’une apparence. On peut supposer que le Je, c’est-à-dire l’ego, lui, n’est pas du tout mis en
question; bien au contraire lui et la conscience sont justement posés comme les fondations les plus
sûres. L’attitude cartésienne fondamentale ne sait-elle pas déjà d’avance, ou bien croit savoir, que
tout peut être prouvé et fondé d’une façon absolument rigoureuse et pure? Pour prouver cela, elle
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
41
surprend est qu’un grand nombre de théoriciens promulguent une approche
semblable et paraissent s’en donner à cœur joie. Ils aperçoivent dans la « réalité
virtuelle » l’occasion de rendre palpable ce qui était jusqu’alors invisible. Elle
permettrait le « triomphe de l’esprit cartésien » 61 et de tous les autres esprits
d’ailleurs. C’est justement ce qui était jusqu’alors invisible, les esprits, qui
permettaient au palpable d’être. C’est l’histoire du sens, toujours en avance et
antérieure, qui rendait possible l’histoire contingente des événements.
Ainsi la réalisation de certaines idées abstraites est la deuxième
caractéristique fondamentale que les théoriciens attribuent au « phénomène R.V. ».
Les théoriciens construisent en fait une mini-histoire hégélienne, c’est-à-dire une
histoire dont le plan sous-jacent est un ensemble d’idées et une directionnalité
historique commanditée par la réalisation objective de ces idées. L’histoire
concoure au progrès de la Raison et les êtres humains sont les instruments
inconscients de l’Esprit du monde. L’inéluctable causal c’est la Raison à l’œuvre
dans l’histoire, la Raison qui se sert des passions individuelles pour triompher et
qui en cela est bien rusée, c’est-à-dire intelligible. Hegel écrivait qu’ « elles [ les
réalités invididuelles ] ne s’épuisent pas dans leurs buts particuliers. Tout doit
est critique d’une façon qui peut-être n’engage à rien et ne présente aucun péril. Elle est si critique
qu’elle est d’avance assurée que rien ne peut, selon toute probabilité, lui arriver et, comme le
remarque Heidegger, « “Ich bin” signifie derechef : j’habite, je séjourne auprès du monde en tant
que ce qui, d’une manière ou d’une autre, m’est familier » . ( Martin Heidegger, Être et Temps,
Gallimard, 1989, p. 54. Cf. Introduction à la métaphysique, p. 81; Qu’appelle-t-on penser?, p. 217;
Essais et conférences, p. 173.)
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
42
contribuer à une œuvre. À la base de cet immense sacrifice de l’Esprit doit se
trouver une fin ultime. La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la
surface, ne s’accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera
conservée toute la force des phénomènes. Ce qui nous gêne, c’est la grande
variété, le contraste de ce contenu. Nous voyons des choses opposées être
vénérées comme sacrées et prétendre représenter l’intérêt d’une l’époque et des
peuple. Ainsi naît le besoin de trouver dans l’Idée la justification d’un tel déclin.
Cette considération nous conduit à la troisième catégorie, à la recherche d’une fin
en soi et pour soi ultime. C’est la catégorie de la Raison elle-même, elle existe
dans la conscience comme foi en la toute-puissance de la Raison sur le monde. La
preuve sera fournie par l’étude de l’histoire elle-même. Car celle-ci n’est que
l’image et l’acte de la Raison »62 . C’est à cette troisième catégorie que nous nous
attacherons maintenant dans la mesure où la « réalité virtuelle » en est
l’expression la plus adéquate, elle est toute proche de l’origine, elle n’est
quasiment plus une image de la logique, elle est son parachèvement qui permettra
d’inverser les rapports entre les événements et l’intelligible. Et chez Hegel tout
comme avec Pierre Lévy, il y a une crainte certaine de ne pouvoir réduire ce qui
est hétérogène au système de la raison, que cette hétérogénéité s’inscrive dans
les circonvolutions de l’histoire ou dans les différences entre les peuples.
61
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 102
62
Hegel, La Raison dans l’histoire (1830) in L’histoire philosophique, tr. K. Papaionnou,
collection 10-18, Plon, 1965, pp. 54-56
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
43
Alors qu’en est-il de cette réalisation d’idées dans l’histoire? Pour Philippe
Quéau la « réalité virtuelle » est une machine à réaliser les théories platoniciennes.
Quant à Howard Rheingold c’est la philosophie entière qui se voit mise en œuvre
pour la première fois et « la compréhension du phénomène de mimesis
[ aristotélicien ] sera peut-être primordiale »63 . Au-delà du fait que cette utilisation
des concepts philosophiques ressemble souvent à une extraction et à une
déformation qui pourrait nécessiter une critique philologique, en particulier à
propos de l’œuvre de Platon64 , on peut s’interroger sur ce qui permet de telles
affirmations. De quels fantasmes présents ou déjà anciens sont-ils porteurs?
Il y a à cela une première explication de type structurel. Étant donné que
l’apparition de la « réalité virtuelle » est présentée comme à venir, elle est différée.
De sorte qu’un certain déséquilibre apparaît entre la profusion des concepts purs
et les maigres données sensibles. Ne pouvant trouver en ces dernières un sol de
réflexion suffisant, les théoriciens se contentent de piocher dans les grands
concepts de l’histoire occidentale et de les matérialiser. Ils cherchent par là à
légitimer et à donner une instance supérieure leur discours. C’est pourquoi Henry
63
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 300
64
Ainsi Howard Rheingold explique que l’allégorie de la Caverne est due à l’utilisation massive
de substances hallucinogènes entrant dans la composition du LSD moderne, de sorte qu’ « il existe
un monde réel dans le cosmos de Platon, mais on ne le voit jamais directement. On voit une
illusion de la réalité, un monde virtuel ». Non seulement on voit dans le récit original le soleil Idéal
d’une manière directe , mais encore Platon n’utilise jamais, à notre connaissance, le terme de
virtuel qui est d’usage aristotélicien. Il y a mésinterprétation flagrante et symptomatique d’un certain
rapport à la tradition. La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 301.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
44
Jenkins du M.I.T. peut affirmer que « si la technologie est nouvelle, les concepts
mêmes de la réalité virtuelle ne le sont pas »65 . La « réalité virtuelle » est scindée
en deux, elle offre une tête de Janus avec d’un côté son aspect technique et
contemporain et d’un autre côté sa figure conceptuelle et ancienne. Cette tentation
théorique se trouve d’autant plus accrue par le statut phénoménal singulier de la «
réalité virtuelle ». Elle appartient en effet au groupe de la technique où, comme en
mathématique, le sujet produit en même temps l’objet et sa représentation. Cette
dernière peut même être à la source de la matérialisation de l’objet, c’est-à-dire de
sa fabrication. Il est ainsi très difficile, lorsque l’on porte son regard sur une
technique, d’unifier la forme de son concept et son donné sensible. Nous sommes
tentés de soumettre l’intuition aux concepts et de développer un usage dialectique
de la raison. Cette illusion peut enfin trouver son explication dans les spécificités
de la « réalité virtuelle » par rapport à la technique. Si certaines personnes
expliquent qu’elle est « plus que des images en trois dimensions sorties du ventre
de l’ordinateur (…) Voir, toucher, entendre. Permettre de vivre pour de vrai dans
un monde d’images »66 , c’est que le déséquilibre se transforme en une hiérarchie
où les idées réduisent à leur régime les intuitions. Car il ne s’agit plus de décrire
concrètement la « réalité virtuelle » en vertu de sa provenance matérielle - un
ordinateur - . On prétend la définir et la clore par l’intermédiaire d’un concept pour
le moins problématique, la vérité, qu’on ne prend pas la peine d’expliquer. On
65
L’avenir de la communication et de la création culturelle : les artifices de l’intelligence
artificielle in Le Monde, 30 janvier 1992, p. 24
66
Libération, 26 février 1992
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
45
recherche sa définition dans des conséquences intellectuelles, plus que des
causes physiques parce qu’on n’a aucune idée de la forme définitive qu’elle
revêtira. L’usage dialectique relève ici de la prétention de la raison pure à dépasser
le champ de la phénoménalité, à franchir les limites assignées à notre pouvoir de
connaître, à opérer le passage du concept à l’existence, à considérer que le
postulat de toute métaphysique non critique, à savoir que la logique pure a une
portée ontologique, est fondée 67 . On retrouve les traces de cette dialectique dans
les discours qui estiment que « le fait que nous puissions non plus seulement voir
et entendre ces objets modélisés, mais de plus les toucher, les modifier, les
manipuler concrètement, est une situation sans antécédent, radicale pour la prise
de connaissance. Le phénomène et le noumène se rejoignent dans une même
réalité tangible. »68 Comme nous l’apercevrons, la raison est habitée par un besoin,
une tendance toujours renaissante à outrepasser ses droits, une faculté de désirer
de l’absolu.
Nous remarquons que les théoriciens projettent sur la « réalité virtuelle »
des idées et des concepts qui auparavant avaient des domaines d’application tout
à fait différents. Ils concernaient la philosophie et en particulier la problématique de
l’absolu. Avant d’aller plus loin, notons cette sentence de Philippe Quéau, « il faut
apprendre à ne plus seulement voir ce qui est donné à voir, il faut envisager
67
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Flammarion, 1987, TP, p. 254 et suivantes.
68
Claude Cadoz, Les Réalités virtuelles, Flammarion, 1994, p. 99
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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l'invisible, puisqu'on ne peut le dévisager »69 et remarquons sa proximité avec un
certain discours classique de la philosophie et de la théologie. Or une objection
apparaît immédiatement : si la « réalité virtuelle », comme objet, permet de penser
dans les mêmes termes qu’un tout autre objet, alors elle lui est identique. Les
spécificités d’un objet imposent en effet des singularités conceptuelles. Une
pensée se doit d’être en accord avec ce qu’elle pense. Si la technologie qui nous
intéresse ici est identique à la philosophie, alors il n’y a rien de neuf en elle, elle ne
change rien, elle n’entraîne aucun dérangement dans notre manière de réfléchir. Si
on réduit totalement sa nouveauté, on diminue aussi sa venue : elle n’arrive même
pas, elle n’existe pas et on comprend mal l’acharnement à vouloir la saisir.
Mais pourquoi avons-nous parlé d’absolu? Quelle est l’exacte complexion
entre ce mot et les théories du virtuel? Si le terme « absolu » est d’un usage
courant, sa signification reste obscure; et s’il est difficile de définir cette notion, il
est toutefois possible de suggérer le sentiment qui la traverse. Dans sa forme
adverbiale l’absolu est attribué à quelque chose de grand, d’immense et d’illimité
qui s’oppose au relatif et au contingent. Quelque chose d’absolu c’est quelque
chose qui ne peut pas rentrer en comparaison avec autre chose, qui rejette tout
jugement et toute mise à l’échelle. Mais l’absolu lui-même c’est ce qui n’est pas lié,
borné, ce qui n’est retenu par rien. L’absolu existe indépendamment de toute
condition et en particulier celle de l’expérience 70 . Voilà les deux définitions
69
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 104
70
Article « absolu », Littré, Cap, 1971, p. 31
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
47
traditionnelles, mais la compréhension de l’absolu pose encore de nombreuses
difficultés, car avec cette notion très vague il ne s’agit pas d’adopter un point de
vue régional ou particulier, il s’agit de sauter par-dessus l’idée de point de vue.
Comment
pourrions-nous
penser
sans
adopter
un
point
de
vue?
Étymologiquement l’absolu vient du latin absolutum qui signifie « délier », son
usage devint fréquent avec le Romantisme allemand, et en particulier avec
Schelling, qui suggère le passage instantané entre la limite et l’absence de limite
où les idées de mesure, de démesure disparaissent. Cette notion appartient à la
métaphysique, cette matière un peu floue, il nous faut donc être excessivement
vigilant car elle pourrait tout à fait n’être qu’une chimère langagière. Kant dans la
Critique de la raison pure avait montré combien la métaphysique constituait un
univers de phrases qui courait le danger d’une confusion : croire que la description
d’un activité, la connaissance de l’absolu par exemple, était identique aux objets
effectifs de cette connaissance. Sans aller plus avant, ce qui exigerait la
manipulation d’un corpus important, nous pouvons remarquer que l’absolu n’est
pas un étant, ce n’est pas une chose. L’absolu n’est pas quelque chose que l’on
rencontre, il n’est pas senti et pourtant c’est un objet de pensée classique.
Comment expliquer qu’une idée sans perception puisse même exister? Si on
accepte l’autonomie des concepts par rapport à l’expérience, ne coure-t-on pas le
risque de s’égarer? Comment comprendre dès lors l’usage fréquent de l’absolu?
N’y-a-t-il pas en cet usage quelque nécessité? L’idée d’absolu nous donne à
penser trois types d’objets. L’objet total, or la totalité ne peut pas être sentie.
L’objet simple, mais nous ne sommes jamais en présence de la fin de la division
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
48
du complexe. L’objet indépendant et libre, tous les objets empiriques sont liés
entre eux. Ces trois types d’objet sont absolus, ils ne sont pas empiriques, ils
donnent du plaisir à être pensés parce qu’ils ne donnent rien à penser
empiriquement. Comme l’indiquait Hegel, l’absolu se signale par une étrange
jubilation de la raison dont l’exercice n’est plus entravé par quelque objet que ce
soit, c’est une jouissance à harmoniser l’existence, l’absence de contrainte et
l’analyse. Comment l’absolu s’applique-t-il à la « réalité virtuelle »?
C’est que par cette technologie on nous promet des choses formidables et
extraordinaires, qui dépasseraient toute mesure et qui seraient ainsi illimitées.
Avec l’arrivée prochaine du virtuel, on peut espérer que « les hommes seront (…)
capables d'accroître la puissance des outils qui leur sont innés dans leur relation
au monde, d'augmenter leur capacité de perception, de pensée, d'analyse, de
raisonnement et de communication »71 . L’immersion est massive parce qu’elle est
une amplification radicale de toutes les possibilités de l’être humain et ceci « sans
perte d'énergie »72. Il ne s’agit pas seulement d’une amplification quantitative, elle
est aussi qualitative : l’homme s’en verra profondément modifié tout comme le
statut de l’amplification sera lui-même changé. Nous passerions à un autre stade
de l’histoire, un stade qui serait autant le fruit du passé qu’il constituerait un
bouleversement. Qu’est-ce que cette amplification et qu’implique-t-elle? Un
71
72
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p.71
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1994, p. 44. C’est aussi un des thèmes chers à
Pierre Lévy : il s’agit d’avoir plus en « dépensant » moins.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
49
scientifique déclare : « je veux me servir des ordinateurs pour étendre les
perceptions de l’homme. Nous possédons un certain nombre de sens, comme la
vision, l’ouïe, l’odorat, mais il existe de nombreux phénomènes qui nous sont tout à
fait imperceptibles (…) Nous pouvons rendre visibles ces phénomènes
imperceptibles. Ou les rendre audibles ou touchables. J’appelle l’appareillage
permettant d’aboutir à ce résultat un convertisseur sensoriel »73 . L’amplification
sensorielle est aussi intellectuelle puisque ces outils seraient à même « d’amplifier
les processus de pensée, de communication et d’imagination de l’homme »74 , et
finalement en voyant l’invisible nous serons enfin apte à le penser. C’est un
oxymore que de « rendre visibles ces phénomènes imperceptibles », un oxymore
qui est la solution textuelle de la contradiction, puisque la vision est une perception
et un phénomène est toujours à la jointure du perçu et du perceptible. Le
phénomène n’est pas la chose, il ne s’engage pas dans le champ des possibles, il
est dans le champ présent entre le sujet et l’objet. Il n’y a donc pas de phénomène
en soi. Et pourtant le thème de la vision de l’invisible, cette structure oxymorique,
n’est pas nouvelle. L’apophase, cette voix blanche qu’est la théologie négative, en
offre quelques exemples : « Va là tu ne peux; regarde où tu ne vois; Écoute où rien
ne bruit : tu es où parle Dieu. »75 . Il faut ajouter à ceci qu’au niveau temporel le
discours de l’amplification continue à être différé puisque J.C Licklider
reconnaissait déjà en 1960 dans Man-Computer Symbiosis que « des systèmes
73
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p.17
74
Ibidem, p. 10
75
Silesius Angelus, L’errant chérubinique, trad. Roger Munier, Arfuyen, 1993, p. 51
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
50
homme-machine, il en existe en quantités. Et pourtant il n’existe pas, à ce jour, de
symbiose homme-machine ». Il annonçait pourtant que « le partenariat qui en
résultera pensera comme encore aucun homme n’en a été capable et traitera des
données de façon beaucoup plus sophistiquée qu’aujourd’hui »76 .
L’amplification permet de franchir et surtout de s’affranchir de nos limites,
c’est-à-dire de notre finitude. Mais il est aussi dans notre condition d’être humain
que de vouloir s’en débarrasser - de nos limites, de notre condition -, car le sujet
qui provoque le désir de devenir lui-même quelque chose d’absolu, c’est l’être
humain. Ne cherchons-nous pas à « étancher notre soif d’une expérience directe
du mysterium tremendum et fascinans »77 ? Il y a en ce lieu un paradoxe tout à fait
essentiel et qui est au coeur du « phénomène R.V. ». C’est ce paradoxe qui,
dérobé à la définition et la régissant pourtant, permet à la formule « réalité virtuelle
» de nous concerner, de nous engager, de nous émouvoir, de nous toucher et de
produire du sens avant même que nous puissions avoir ce dernier sous la main.
En maniant sous la table des pulsions essentielles, elle parvient aussi à réactiver
des éléments de notre culture, une culture même que certains ont oublié et qui
pourtant les traverse, cette culture que d’autres préfèrent nommer destin. L’objectif
consiste ici à « voir l’invisible »78 , à « toucher l’intangible »79 , à faire face à ce qui
est sans être perçu par nous, bref à atteindre cette bordure de la phénoménalité
76
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p.75
77
Ibidem, p. 356
78
Ibidem, p. 391
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
51
qui attire et qui questionne les hommes depuis longtemps : aller plus loin que là où
nous pouvons aller, tel semble être le but sur lequel s’arrime le progrès
technologique. Et nous comprenons immédiatement le litige qui règne, car dans le
fait de vouloir convertir son intellect et ses sens, il y a le désir d’en savoir plus,
c’est-à-dire de se lier davantage à ce qui est sans être perçu par nous. Mais il y a
aussi l’ambition de se délier de ce que nous ressentons aujourd’hui et d’achever
notre condition présente, car « lorsque j’eus correctement fixé l’appareil sur ma
tête, mon champ visuel fut entièrement coupé du monde extérieur »80 . Si nous
ressentions toute chose, c’est notre perception et notre intellect qui deviendraient
illimités et absolus, et comme nous le savons déjà l’absolu est ce qui est délié.
Finalement l’amplification sensorielle promise par la « réalité virtuelle » réalise
l’équation de l’absolu où ce qui est est identique à la pensée. Elle la réalise parce
qu’en donnant tout à sentir, elle donne tout à penser.
Différentes recherches partent à la quête de cet inconditionné. La plus
symptomatique d’entre elles est sans aucun doute la « réalité amplifiée », c’est-àdire la superposition et la corrélation de données alpha-numériques à la vision
habituelle que nous avons du monde. Ces « réalités amplifiées » ont eu
principalement lieu dans le cadre de l’aéronautique militaire. Elles témoignent de la
réduction que certains font entre l’invisible et l’intelligible, dans la mesure où si le
premier équivaut à l’analyse alpha-numérique que les hommes font, alors le
79
Ibidem, p. 310
80
Ibidem, p. 138
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
52
mouvement d’intellection serait à même de découvrir ce qui échappe à notre
regard. Cette réduction signale, ici comme dans la tradition, l’absolu, car lorsque
l’on croit que la corrélation entre le langage - numérique ou alphabétique - et le
monde soumet le dernier au premier, alors la raison excède ses pouvoirs et
s’affranchit, finalement, des limites imposées par l’expérience. Par là même on
reconduit la sempiternelle séparation entre le corps et l’esprit. La « réalité amplifiée
» donne à lire le rêve d’une identité entre ce qui est et ce que la raison exige à
partir de son mouvement d’intellection. Et c’est peut-être pour cette raison que ce
procédé technologique a eu une très grande influence sur la littérature Cyberpunk,
comme dans l’ouvrage de Walter Jon Williams, Câblé, où les Cyborgs voient
s’inscrire dans leur champ de vision des messages qui leur permettent d’analyser
la situation : « Elle a un émetteur-récepteur greffé sur le nerf auditif et un
syntoniseur vidéo raccordé aux centres optiques du cerveau antérieur, pour
l’instant calé sur les fréquences de la police, véritable journal lumineux en
incrustation couleur ambre diode qu’elle peut à tout moment rappeler au-dessus de
sa vision renforcée »81 .
La philosophie a souvent rêvé de devenir la « science de l’absolu », la
technologie croit réaliser ce rêve en personne puisque « la réalité virtuelle n’a pas
de limite » 82 et qu’elle crée les nouveaux grands récits de l’absolu. Mais la
81
Walter Jon Williams, Câblé, Denoël, 1987, p.43
82
Timothy Leary cité par David Sheff in Upside, 1990
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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spécificité de ces récits réside dans le fait qu’ils s’instaurent sur de prétendues
expériences et que par là même ils acquièrent une pseudo-légitimité. Ce sont de
nouvelles fictions qui ne se présentent pas comme telles, car aujourd’hui il faut
faire rêver en croyant être éveillé : « soudain je n'ai plus de corps. Tout ce qui
reste de la ruine vieillissante qui constitue d'ordinaire mon moi corporel, c'est une
main lumineuse et dorée qui flotte devant moi comme le poignard de Macbeth. Je
pointe du doigt et me trouve emporté vers la bibliothèque qui orne le mur de mon
bureau. J'essaye d'attraper un livre, mais ma main passe à travers. « Repliez votre
main en un poing lorsqu'elle passe sur le livre » me dit mon guide invisible. Je suis
ce conseil, et lorsque je retire ma main, le livre la suit, comme emprisonné. J'ouvre
le poing et ramène ma main vers moi. Le livre reste comme suspendu en l'air audessus de l'étagère. Je lève les yeux. Au-dessus de moi se trouvent des entrelacs
de poutrelles rouges qui soutiennent les murs du bureau… et plus haut, le noir de
l'espace. Le bureau n’a pas de plafond, mais il n'en a pas vraiment besoin : il n'y a
jamais de vent, de pluie ou de froid ici. Je pointe le doigt vers le haut et entame
mon ascension en commençant par passer le long des poutrelles. Arrivé à plus de
cent mètres au-dessus du bureau, je tourne mon regard vers le bas. Le bureau est
là, comme une petite île dans l'espace. Cela me fait penser à la planète du Petit
Prince, avec son volcan et sa plante. Cet endroit est peut-être exactement ce qui
nous attend : un monde minuscule, juste assez grand pour contenir le poste de
travail d'un travailleur intellectuel. Une sensation de solitude m'envahit et je
commence à redescendre. Mais je vais trop vite. Je traverse le bureau et poursuis
ma chute dans le vide violet qui se trouve en dessous. Tout à coup, je ne sais plus
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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comment m'arrêter et revenir en arrière. Est-ce que je pointe du doigt vers l'arrière?
Faut-il que je me retourne avant de pointer? Je pars en plein repli foetal »83
Certains refusent l’idée que notre pensée et notre réceptivité sensorielle
puissent être constituées à partir d’une limitation et que sentir tout, penser tout
c’est ne rien sentir et ne rien penser. On estime au contraire que la limite doit être
réduite à une frontière qui nous empêche d’employer pleinement nos capacités
dans la mesure où l’accroissement « fait référence à une amplification de la
puissance du travail intellectuel parce que les barrières qui empêchaient
d’atteindre un niveau de réflexion plus élevé ont été levées »84 . Nous aurions beau
rechercher des raisons objectives pour comprendre ce qui permet de croire que la
« réalité virtuelle » puisse produire cette amplification absolue, nous ne trouverions
rien. Par contre nous croiserions de nombreux échantillons qui défendent une
pareille hypothèse et leur teneur ne dépend pas de leur degré intellectuel. Ainsi
dans un film de très basse qualité, Le Cobaye (1992), le scénariste accorde ces
mêmes possibilités d’amplification à la « réalité virtuelle » : un retardé mental
apprend en quelques semaines l’ensemble de la culture humaine - on voit à
l’image des boules de feu qui contiennent toutes ces connaissances! -. Dans son
ouvrage La Réalité Virtuelle, Howard Rheingold caractérise à maintes reprises
cette technologie comme une « amplification intellectuelle ». Que l’on se méprenne
83
John Perry Barlow, Being in Nothingness in Mondo 2000, été, 1990, p. 44. C’est nous qui
soulignons.
84
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 82
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
55
en identifiant les possibilités de stockage de l’ordinateur avec le potentiel
d’apprentissage d’un être humain, que l’on parvienne à croire, et à faire croire, que
c’est en emmagasinant plus que l’on apprend plus, cela n’explique pas pour autant
les motivations de ces approches théorique et médiatique.
Selon certains l’amplification des possibilités humaines est rendue possible
par le fait qu’avec les ordinateurs « il s'agit de créer des outils capables de gérer la
complexité » 85 . Gérer la complexité, éviter la catastrophe et la « perte de
contrôle »86 , voilà sans aucun doute le défi lancé par les nouvelles technologies, le
défi qui rejoint le paradoxe de l’absolu que nous avons déjà souligné. La
complexité semble en effet se dérober à quelque administration que ce soit, elle
répond à une autre temporalité que celle de la gestion. Sa complication est-elle
réductible à une addition d’éléments simples que l’on pourrait embraser d’un seul
regard? Peut-on reconstruire le corps de la complexité par des atomes fragmentés?
N’y-a-t-il pas en elle quelque chose de singulier par rapport à l’addition? L’absolu
permet de sauter par-dessus cette difficulté, car si comprendre absolument c’est
connaître sans restriction, alors nous n’aurons même plus affaire à une complexité
singulière, il n’y aura plus que du décomposable et donc du simple. Grâce au «
phénomène R.V. » nous croyons nous retrouver en face de l’absolu, c’est-à-dire de
l’objet simple et de l’objet libre puisque certains expliquent qu’ « une idée, par
essence, n'est pas en mouvement. Elle ne subit aucune passion, ni aucune
85
Ibidem, p. 68
86
En 1991, Ars Electronica se donna ce sous-titre.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
56
pression »87 . La résistance qu’opposent les corps, quels qu’ils soient, aux idées,
se verra définitivement dissoute. Gérer la complexité, cela suppose aussi avoir
cette vue panoptique, cette vision que Platon décrivait dans La République88 , et
qu’aujourd’hui certains tentent de réaliser grâce à l’ordinateur qui « de simple
support (…) devient un partenaire de jeu qui permet d’explorer le champ du
possible de façon à peu près illimitée »89 .
Finalement l’espace paradoxal s’ouvre dans la relation entre le champ des
possibles et la gestion de la complexité du monde. C’est un problème déjà ancien
que Kant traita en son temps et qui est au centre de la possibilité de connaître90 .
C’est aussi pour cette raison qu’aujourd’hui avec la « réalité virtuelle », cet objet à
la limite de l’évanescence, on revoit apparaître cette problématique du possible. «
Explorer le champ du possible de façon à peu près illimitée » c’est introduire, par
87
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 205
88
Platon, La République, Flammarion, 1966, 514 a
89
Bulletin du Crédit Suisse, juillet-août 1994
90
Dès ses textes de 1755 à 1756, Kant partant de la preuve traditionelle de Dieu questionne la
notion de possible. Cette preuve consiste à prendre pour point de départ l’existence de la
possibilité considérée comme fait; si les conditions qui rendent ce fait possible n’avaient pas de
réalité, alors le fait qu’elles conditionnent n’existerait pas, ce qui est contradictoire avec le « donné
». Appliquer à Dieu on peut résumer le raisonnement ainsi : si Dieu est impossible, il n’y a pas de
possible, or il y a du possible et toute possibilité s’enracine dans le réel, donc Dieu est réel. Kant
arrivera a énoncer que le champ du possible comporte les sciences notionnelles ou d’essences, la
logique, les mathématiques, la forme de la possibilité, le fondement logique, la nécessité logique,
l’opposition logique etc. Le possible c’est la logique formelle qui peut s’opposer au champ du réel
qui est, lui, la logique transcendantale. La logique formelle peut toujours croire prendre le dessus
sur la logique transcendantale. Cette opposition sera l’un des pôles de la Critique de la Raison
Pure. Nous la retiendrons.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
57
un usage dialectique de la raison, le possible dans le monde, l’absolu dans le limité
et soumettre la matière à la logique formelle. Cette importation est impossible, elle
mène à des contradictions dont le symptôme est cet « à peu près illimité ».
Comment pourrait-on en effet inclure dans l’illimité, de l’à peu près, une frontière et
une limite? Ces contradictions sont celles-là mêmes de l’absolu dans la tradition
classique, car grâce à lui nous nommons ce qui est hors de l’expérience tout en
croyant pourtant l’expérimenter, « le problème central est insoluble : l’énumération,
même partielle, d’un ensemble infini »91 . Il n’y a rien d’étonnant à ce que la notion
de possible revienne comme un des thèmes majeurs de la « réalité virtuelle ». Il y
a en elle de la programmation - son passé - et de l’innovation - son avenir -,
programmation et innovation qui entrent en conflit puisque par définition innover
c’est
produire
de
l’inanticipable,
c’est
pénétrer dans
un processus
de
complexification et non de complication. Aujourd’hui l’étendue du mot programme
s’est accrue et en particulier par l’informatique et la cybernétique. Quoi de plus
normal alors que de vouloir programmer le possible, que d’éteindre cette
dernière possibilité offerte à l’imprévisible? On veut diriger le possible, c’est-à-dire
le programmer. Il faudra bien sûr relever dans les théories du virtuel, ces « à peu
près illimités », ces sentences qui paraissent au premier abord oxymoriques ou
contradictoires mais qui témoignent finalement d’un questionnement inchoatif et de
l’écart entre ce qu’il y a à dire et les ressources du langage.
Il nous faut bien comprendre que le possible n’est pas simplement pluriel, il
91
Jorge Luis Borges, L’Aleph, Gallimard, 1988, p. 32
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
58
n’y a pas seulement les possibles. Il est aussi infini au sens où il est une structure
formelle que ses figures particulières ne parviendront jamais à résumer. Si on
explique que « les labyrinthes formels des mondes virtuels ne peuvent pas
s'imaginer, car il y a trop de « possibles » 92 , c’est non seulement pour exprimer la
structure oxymorique de l’absolu où le possible apparaît simultanément comme
possibilité de sélectionner et comme impossibilité de choisir. Mais c’est aussi pour
accorder à la « réalité virtuelle » elle-même un statut de possible ou pour en faire
un possible indécidable que l’on dissimule par une quantité étonnante de possibles
qu’elle contiendrait en son sein. Il s’agirait là d’une virtualité qui porte sur la
présence même des « réalités virtuelles », « une virtualité qui ne les quitterait plus
jamais, même après leur effectuation, les rendant donc impossibles par là même,
comme seulement possibles, jusque dans leur présumée réalité. La modalité du
possible, l’insatiable peut-être détruirait tout, implacablement, par une sorte d’autoimmunité dont ne serait exempte aucune région de l’être, de la phusis ou de
l’histoire »93 . Entre « les labyrinthes formels » et l’excès des « possibles », se
déploie le débordement de l’usage dialectique de la raison. Il y a dans ce
raisonnement quelque chose de circulaire et de contradictoire, puisqu’on soumet le
champ du monde à celui du possible. C’est par lui que nous verrons l’invisible,
c’est aussi par lui que nous arriverons à penser ce qui est réellement, c’est grâce à
lui que le possible ne sera plus insaisissable, c’est par son intermédiaire que «
nous atteignons le fond sans chair aucune, amnésique, aveugle et infiniment
92
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 88
93
Jacques Derrida, L’ami revenant in Politiques de l’amitié, Galilée, 1994, p. 94
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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efficace de l'univers. L'univers du calcul »94 qui est celui-là même de la logique et
du possible décrit par Kant. Or comment des structures formelles peuvent-elles
soumettre la matière? On cherche peut-être à réconcilier ce qui est à ce que la
raison attend, à effacer la résistance des corps, à jubiler du parfait, mais inexact,
fonctionnement de la raison. Il s’agit encore là de lever les oppositions, de
supprimer les différences entre la vie et la connaissance.
« Déterminer les solutions réalisables parmi la multitude innombrable des
possibles. Utiliser pour cela l'expérience acquise. Envisager sous tous ses aspects
l'éventualité à laquelle on s'est arrêté. Examiner sa concordance avec l'ensemble
où elle doit prendre place. Prévoir son comportement dans les situations ordinaires
et extraordinaires qui l'attendent. Modifier la conception si nécessaire, tester à
nouveau, et ainsi de suite jusqu'à satisfaction. Si l'on nomme « concevoir » cette
suite ordonnée d'opérations, alors une machine est en mesure de « concevoir »
(…) la conception et la décision ont perdu leur caractère ineffable et transcendant
»95 . L’ordinateur serait capable d’embraser la totalité des possibles - l’ordinaire
comme l’extraordinaire, le monotone comme le surprenant, le prévisible comme
l’imprévisible -, et d’acquérir par là même cette vision panoptique qui manque tant
à l’homme. Mais aussi de résumer ces possibles, de les réduire, de sortir de cette
profusion chaotique en choisissant et en triant. On accorde par là à la « réalité
virtuelle » un rôle de type métaphysique, si comme Kant on entend par ce mot la
94
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p.70
95
Ibidem, p.23
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
60
science de ce que nous possédons par la raison pure. Or, comme nous l’avons
déjà souligné, cette dernière est toujours tentée par un excès : déduire l’existence,
opérer le passage du concept à l’être, du pur possible au réel, fonder le monde sur
une logique a priori qui est sa propre structure. Car le possible est formel - et dans
ce dernier mot à l’usage étrange nous entendons la voix platonicienne - , il est ce
qui prédispose la pensée à penser, il est le domaine où l’intellect règne. Il n’y a pas
de possibles dans le monde, il y en a seulement dans l’esprit. Le monde n’est pas
le résultat de possibles, mais bien le contraire : les possibles et la logique sont
construits après-coup. Si la « machine univers » de Pierre Lévy a cette faculté de
traiter le possible comme un objet concret et de tirer de lui la connaissance parfaite
du monde, alors la raison outrepasse ses droits, elle fait un coup de force en
oubliant que ce qu’il y a tout d’abord ce n’est pas la logique mais le phénomène.
Par là même la raison oublie que l’analyse, qui confronte les catégories de mots et
de choses, n’est jamais donnée, qu’il y a en elle, du reste, quelque chose d’opaque
et d’anonyme.
L’immersion massive ne concerne pas seulement la pénétration sans appel
dans la « réalité virtuelle », elle n’est pas seulement une image; elle est aussi un
affect qui enthousiasme. Si l’absolu se signale par une jubilation intense, cette joie
expansive qui se manifeste par des signes extérieurs, l’enthousiasme est un
sentiment de la même forme. Car quoi de plus entraînant que d’enfin avoir sous la
main cet outil de l’universel, cet instrument permettant d’effacer les limites que
nous connaissions jusqu’alors? Et il vrai que l’on délègue des facultés humaines à
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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la machine, car on sait trop bien quelles sont les limites de l’homme, « cela fait très
longtemps que les hommes rêvent de se projeter dans un cadre éloigné d'eux,
c'est-à-dire de vivre la sensation d'exister simultanément là où ils sont et ailleurs
» 96 . On préfère peut-être se créer un autre, cet autre de l’homme qui pourrait
réaliser d’une manière parfaite ce qui lui échappe à tout jamais. C’est pour cette
raison que l’on prête à la « réalité virtuelle » des qualités ubiquitaires fascinantes
où le double s’identifie à nous aussi bien qu’il s’en différencie. Rheingold raconte, «
je voyais donc sa calvitie naissante à l'arrière du crâne. Il me ressemblait, et,
intellectuellement, je savais que c'était moi. Mais au plan sensitif, je ne l'acceptais
pas : moi était ici, alors que lui était là-bas »97. C’est l’espace d’un désir entre ce
que je suis et ce que je voudrais être, écart que l’on croît faire disparaître
aujourd’hui en le matérialisant finalement. Prothèse de son esprit comme de son
corps, l’ordinateur réalise en différé ce que l’homme veut, et comme dans cet
enthousiasme, dans ce grand élan, il ne faut rien perdre, il ne faut pas une seule
brèche - dans le système comme dans l’affect -, on tente de préserver toutes les
joies même si l’on devient visiblement contradictoire. En ce sens, si la « réalité
virtuelle » permet, comme nous l’avons déjà vu, de choisir d’une manière sûre et
décidée entre tous les possibles, elle est paradoxalement « en constante
métamorphose parce qu'elle reste toujours au plan de la conception »98 . Elle clôt
96
Susumu Tachi, Hirohiko Arai, Taro Maeda, Development of an Anthropomorphic Tele-
existence Slave Robot, Proceeding of the International Conference on Advanced Mechatronics,
Tsukuba Science City, Mechanical Engineering Labotary, MITI, mai, 1989, p.385
97
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 278
98
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p. 56
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
62
les possibles autant qu’elle les laisse ouverts pour toujours tel un work in progress
absolu où seul persiste « l’intention profonde, le mouvement unique, la volonté
première de l’artiste. Ce fut la pierre de touche, l’instant irremplaçable, le moment
même de la conception. Le reste n’est qu’un déluge de mots, d’images »99 .
Il y a là un état paradoxal propre à l’informatique et inconnu de l’être humain.
Comment en effet réaliser le choix le plus problématique de tous, parce qu’il
engage la connaissance comme possibilité, et en même temps rester « au plan de
la conception », c’est-à-dire d’un début et peut-être même d’une origine? Là
encore nous voyons à l’œuvre, mais dans un autre régime, la complexion entre
l’origine et la fin. Et finalement comme « en simulation, toutes les erreurs sont
réparables, aucun essai n'a de conséquence »100 , alors tout est possible dans ce
que nous sommes bien forcés de nommer une sélection flottante, c’est-à-dire un
sélection qui n’engage à rien, qui est hors du temps parce qu’on pourra la modifier
à tout moment. Comment expliquer ce troisième paradoxe où le possible apparaît
simultanément comme une possibilité de choisir, une impossibilité de trier et une
origine qui perdure tant et si bien qu’elle ne cesse d’avoir lieu? C’est que dans le
domaine de l’enthousiasme on use moins souvent de sa réflexion que d’une
certaine passivité envers l’histoire intellectuelle qu’on nommera en ce cas d’espèce,
destin. En d’autres termes en utilisant la notion de « possible » les théoriciens du
virtuel en font retentir les polyphonies. Indécidable comme possibilité aussi bien
99
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1994, p. 201
100
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p. 57
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
63
que logique formelle qui permet de choisir et d’assurer une bonne direction
intellectuelle, comme l’exprime une certaine tradition philosophique, le possible est
mal compris car on le prend en vrac, on en prend des sens divers, contradictoires;
et finalement par ce terme quelque chose que nous avons du mal à entendre nous
est destiné. C’est cela même l’enthousiasme, un affect qui réjouit l’intellect et qui
par ses contradictions mêmes peut révéler une logique de première importance. La
polysémie amphibologique de la notion de possible n’est pas à proprement parler à
mettre au compte d’un manque de rigueur, où l’on n’aurait pas su définir
simplement une notion. Elle indique en retour la complexité culturelle du possible,
ses circonvolutions, ses lignes et ses brisures. Si on s’enthousiasme parce qu’ « il
n’y a qu’une seule classe de faits : les faits observables, descriptibles,
communicables (…) En un mot, n’est un événement que ce dont on peut donner
une définition opérationnelle. L’indescriptible n’arrive jamais » 101 , on se réjouit
aussi parce que tout reste ouvert avec le possible compris dans l’ordre de la
conception. La polysémie du possible n’est pas intéressante en tant que
contradiction facilement réductible, elle est passionnante comme logique qui
dépasse la contradiction pour en écouter la nécessité, comme logique qui dépasse
un certain type de logique sans même le savoir. Mais le décryptage de
l’enthousiasme n’est pas aisé parce que ses sentences tentent de recouvrir ce sur
quoi elles jouent pourtant. Et peut-être que par elles « l’indescriptible » arrive, voilé,
défiguré mais toujours présent.
101
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, pp.119-120
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
64
Alors que faire, face à cet enthousiasme? De quelle manière réagir quand
on sait que le refuser ce serait aussi le reconduire dans une logique dialectique?
Comment peut-on en comprendre la nécessité? On a beau expliquer que « par la
virtuosité de leurs mutations et déformations, l'image et le son numérique donnent
à lire le fantasme d'un réel en fusion permanente, le rêve d'une transformation des
êtres et des choses exactement contrôlés, le fait incessant du calcul »102 , on aura
encore du mal à lire la nécessité de ce rêve. Car la présence de ce dernier est
commanditée. Il n’arrive pas comme ça par un coup du hasard. Il parvient jusqu’à
nous afin d’exprimer quelque chose, si nous savons tout du moins écouter.
Indiquer ce fantasme comme fantasme et croire que par là on a lancé une critique
valable est une démarche erronée. D’autant plus fausse que le théoricien qui
l’exprime, écrit dans le même texte ce fantasme positivement, il en joue, il en jouit.
Lui aussi s’enthousiasme de cette « fusion permanente », de cet absolu et de ces
oxymores. Est-ce là une contradiction? Ne s’agit-il pas plutôt du lieu où nous
devons justement rechercher la nécessité du « phénomène R.V. »?
102
Ibidem, p.59
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
65
3. LA NAVIGATION PRÉVENTIVE
« C’est en voyage, en déplacement, en route, en partance, que je suis le plus
heureux, mais je suis le plus malheureux des “arrivants”. Naturellement, il s’agit là,
depuis longtemps, d’un état maladif. Il y a encore une autre manie obsessionnelle
(…) La maladie dite des dénombrements (…) qui consiste à ne pas poser le pied
sur des pavés ou des dalles par hasard, comme les autres, mais selon un système
déterminé avec la plus grande précision, par exemple, en enjamber deux entiers,
puis poser le pied sur le troisième seulement, et là encore, pas n’importe comment,
en posant le pied plus ou moins sans système au milieu d’une dalle, mais, à un
cheveu près, juste à son bord antérieur ou à son bord postérieur, selon le cas. »103
103
Thomas Bernhardt, Le neveu de Wittgenstein, Folio, 1989, pp. 118-119. C’est nous qui
soulignons.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
66
Nous avons jusqu’à présent analysé les caractéristiques pour ainsi dire
positives du « phénomène R.V. », c’est-à-dire ce qui enthousiasmait les
théoriciens et les médias. Mais en traversant les thèmes de l’histoire, de l’absolu et
du possible; nous nous sommes aperçus que la « réalité virtuelle » offrait d’autres
aspects beaucoup moins rassurants. La spécificité de cette découverte est qu’elle
a été faite au sein même de l’enthousiasme. C’est dire si il ne s’agit pas d’aspects
distincts - malgré ce que pourrait laisser supposer le découpage quelque peu
artificiel auquel nous avons procédé - mais plutôt d’une tête de Janus où les
éléments positifs et négatifs sont inextricablement liés et ouvrent la possibilité d’un
double regard. Si certains rêvent, répétons-le, qu’« une idée, par essence, n'est
pas en mouvement. Elle ne subit aucune passion, ni aucune pression »104 , ces
mêmes théoriciens percutent un mur de résistances et leurs idées sont affectées
par de nombreuses passions et pressions. Ils ne parviennent pas à déployer
radicalement l’absolu, peut-être parce que cela n’est tout simplement pas possible.
Ils doivent faire entrer dans leur jeu des « à peu près illimités », des prétéritions105
et autres oxymores qui nous apparaissent comme l’une des matrices insistantes
non seulement des discours, mais aussi de leur récit; dans le domaine affectif ils
jubilent autant qu’ils s’effrayent.
Sur ce point encore, les théoriciens et les médias ont fondamentalement la
104
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 205
105
« La prétérition, autrement dite prétermission, consiste à feindre de ne pas vouloir dire ce
que néanmoins on dit très clairement, et souvent même avec force » (Fontanier, Les Figures du
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
67
même position. Si les seconds expliquent que « jusqu’à plus ample informé, ce
monde virtuel-là s’appelle tout bonnement un monde totalitaire » 106 et nous
préviennent ainsi d’un extrême danger, les autres indiquent à leur tour que « les
ordinateurs sont riches en promesses et en dangers. Ils peuvent inaugurer une
sombre ère de passivité et de centralisation croissante, et la décadence d’une
société de masse anonyme; ou ils peuvent susciter une grande floraison de choix
et d’expressions individuels, et d’accès à l’information. »107 . Cette symétrie doit,
une nouvelle fois, nous indiquer qu’une nécessité se cache derrière les différentes
propositions que nous analysons. Un remarquable effet de bascule s’effectue entre
la jubilation et la crainte, la « réalité virtuelle » offrirait à l’humanité entière la
solution ou la menace, l’ami ou l’ennemi. Les choses se passent dans ce « ou »,
dans cet effet d’alternative et de bascule, où les deux affects opposés sont de
toute manière absolus : soit l’un, soit l’autre mais absolument, telle est la stylistique
adoptée. À l’immersion massive, au repli fœtal calfeutré, au désir de pénétrer tête
baissée et visio-casque branché dans la « réalité virtuelle » répond, dans le temps
d’un écho, l’injonction qu’on ne saurait le faire qu’ « à condition de réserver [un]
billet pour un aller-retour en réalité virtuelle »108 . Après le temps de l’immersion et
seulement après lui, vient le temps de la navigation préventive, soumise à des
conditions et à des choix responsables. Ainsi, selon Jenkins du M.I.T., « la réalité
virtuelle sera le « trip » des années 90. Un espace hallucinogène que l’on peut
Discours, p. 143).
106
Les maîtres du temps réel in Le Monde, 30 janvier 1992, p. 23
107
Stephen Wilson, Interactive Art and Cultural Change in Leonardo, vol. 23
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
68
parcourir, et que le corps ressentira de la manière la plus intense possible, sans le
risque physique de la drogue. Une drogue sans produit chimique. Mais le public a
son rôle à jouer dans cette affaire : il lui incombe d’être plus que jamais sceptique
et vigilant » 109 . Nous devons réagir à la nouveauté de cette technologie, en
produisant une toute nouvelle forme de méfiance et de doute. La nouveauté
immersive exige une novation dans les techniques de navigation. Quelles sont
donc ces techniques de prévention et de navigation? S’agit-il par là de désactiver,
ou même de contrecarrer, l’événement de la « réalité virtuelle »?
Les discours médiatiques tentent de faire admettre par le public
l’inéluctabilité et le caractère massif de la « réalité virtuelle » en exhibant la
manière dont notre société y est déjà, sans même le savoir, immergée. Le temps
à-venir est une évidence oubliée, oblitérée qui témoigne d’un futur dont on ne
saurait se défaire. « La R.V. ne peut [ donc ] plus être arrêtée »110 , elle ne répond
plus aux injonctions humaines, elle est en ce sens inhumaine, son processus est
autonome, c’est-à-dire absolu. Dans un second temps, après s’être fait une raison
de tout cela, les discours se chargent de mettre en place un autre type de
temporalité qui a les mêmes structures mais inversées : le futur est alors soumis
aux exigences du présent, le développement est assujetti à la volonté et « nous
devons en être pleinement conscients si nous voulons comprendre et choisir notre
108
Le nouvel économiste n°902, 9 juillet 1993
109
L’avenir de la communication et de la création culturelle : les artifices de l’intelligence
artificielle in Le Monde, 30 janvier 1992, p. 24. C’est nous qui soulignons.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
69
avenir en tant qu’il résultera de ce que nous aurons créé »111 , bref les injonctions
ne viennent plus du temps propre de la « réalité virtuelle » pour aller vers l’être
humain, mais bien le contraire puisque cette technologie représente « une
occasion unique dans l’histoire (…) Les dix ou vingt ans qui nous séparent du plein
impact sur nos vies de la réalité virtuelle nous laissent une chance de faire preuve
de prévoyance, seule ressource efficace de maîtrise d’une technologie en pleine
croissance »112 . C’est pour cette raison qu’il ne s’agit plus de s’immerger, c’est-àdire de se laisser aller, de plonger son corps dans le liquide de l’avenir et de
remarquer que la planète du présent commence à être obscurcie par l’interposition
du futur. Il faut maintenant réagir à l’impact et naviguer d’une manière assurée,
rétablir l’équilibre entre la raison et les données de l’expérience car « rien n’est
joué d’avance »113 . Car la mer ouverte et reconnue devient un horizon à explorer
non seulement grâce au pilotage qui consiste à utiliser une boussole, mais aussi
par la manœuvre qui a trait à la disposition des voiles, du gouvernail et du
vaisseau par rapport à la route que l’on veut faire et aux avantages que l’on peut
tirer du vent. Et ce n’est qu’en ayant admiré le ciel que nous pourrons prendre
conscience de l’immersion astronomique du présent dans l’astre du futur et par
là même diriger notre vaisseau en créant des repères114. « Que ceux qui naviguent
sur la mer racontent les périls que l’on y court, et en les écoutant nous serons ravis
110
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p.10
111
Myron Krueger, Responsive Environements, 1977
112
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 41
113
Pierre Lévy, Les Technologies de l’intelligence, La Découverte, 1990, p. 10
114
Articles « Immersion » et « Navigation », Littré, Cap, 1971
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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d’admiration »115. Naviguer c’est ouvrir des horizons dont les dangers seront vite
domestiqués car « c’est de la maîtrise des nouvelles technologies par des
individus créateurs que dépendent, d’une part la qualité de notre environnement, et
d’autre part, la façon dont ces technologies bénéficient à l’humanité dans son
ensemble. »116
Dans ce double mouvement d’expropriation inhumaine et d’appropriation
humaine de la «réalité virtuelle», les catégories kantiennes trouvent à nouveau un
sens possible. En effet l’immersion qui correspond à la mer est comme l’image de
la tendance rationnelle à clôturer le système et à le réaliser sur terre. Les
métaphores de la découverte maritime sont largement utilisées dans de nombreux
articles qui nous expliquent qu’ « à chaque époque ses grands découvreurs. On se
souvient d’un Magellan bravant en 1520 les flots tumultueux reliant l’Atlantique au
Pacifique; de Hudson, parti dans la foulée à la découverte d’un passage maritime
vers les Indes et la Chine par les mers arctiques; ou encore du trio spatial Aldrin,
Collins, Armstrong qui, il y a 26 ans déjà, nous offraient un spectacle « alunissant »
via le petit écran. Revenus sur terre, les Hommes n’ont plus besoin de s’envoyer
en l’air pour avoir le sentiment d’être des découvreurs. Les grands explorateurs de
l’ère cyber naviguent sur des océans numériques. Pour vivre des sensations
encore plus fortes, ils s’immergent dans des univers de réalité virtuelle »117 . La
115
Bible, Ecclésiaste, XLIII, 26
116
Franck Popper, L’art à l’âge électronique, Hazan, 1993, p. 161.
117
Jérôme Tournier,Virtuel, vertus & vertiges in CD Media n°9, avril 1995, p. 12
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
71
navigation quant à elle est la prise de conscience critique par la raison d’avoir
outrepassé ses droits et d’avoir tant et si bien réalisé son travail que celui-ci
devient impraticable - la clôture est aussi une dissolution et une disparition -. Les
données sensibles parce qu’elles ont été exclues ne peuvent plus être ce sol de
réflexion dont la raison a pourtant besoin. Ce qui est étonnant est l’inclusion de la
perspective critique dans l’usage dialectique de la raison. Il s’agit peut-être là d’une
conséquence du statut phénoménal de la technologie dont nous avons déjà parlé.
La « réalité virtuelle » ainsi comprise n’est possible qu’« à condition de
réserver votre billet pour un aller-retour en R.V. »118 . L’aller-retour garantit une
sécurité entre l’immersion et la navigation, car cette dernière ne consiste pas
seulement à piloter, conduire ou voyager dans la « réalité virtuelle », c’est-à-dire à
créer des repères, des routes et autoroutes où nous ne pourrons plus nous perdre;
son objectif finalement est d’accoster, de se dégager et de sortir de la « réalité
virtuelle ». Si il faut partir, il faut aussi revenir et si le départ était une obligation à
laquelle on devait bien se soumettre, le retour devient une décision volontaire que
l’on peut agencer, anticiper et penser. Ou encore, le seul moyen de revenir est
peut-être de partir. Nous nommerons aller-retour fonctionnel cette attitude qui
conjugue l’immersion et la navigation. Dans les textes, le sentiment d’immersion
fait souvent référence au visio-casque, puisque celui-ci permettrait une vision
totale et environnementale, immersive parce que passive. D’ailleurs la brochure
publicitaire du Cyber Event Group, définit la « réalité virtuelle » immersive comme
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
72
« tout système de R.V. utilisant un H.M.D. », c’est-à-dire un casque de
visualisation. Le sentiment réactif de navigation est quant à lui accordé par le data
glove qui manie, repère, institue des lieux dans l’espace, active, clique, etc. Quels
sont les risques de la « réalité virtuelle » qui expliquent son refus? Quels sont ces
périls qui méritent d’être expérimentés par l’immersion visuelle autant que d’être
refusés par la navigation manuelle? Qu’y a-t-il en eux d’attirant et de
simultanément repoussant qui font de « la réalité virtuelle un véhicule de vie ou de
mort »119?
Ces menaces sont celles qui ont été habituellement attribuées à la
technique, elles sont pour le moins nombreuses. Nous n’en ferons pas ici le
décompte. Bernard Stiegler dans son ouvrage La Technique et le Temps a montré
dans quelle mesure la pensée occidentale a pu s’ouvrir à partir et au travers du
refoulement de la technique. Il s’agit pour nous de voir combien les deux notions
fondamentales dont nous avons parlé, l’histoire et l’absolu, sont finalement des
figures réversibles. Si, au niveau historique, la « réalité virtuelle » apparaît comme
l’instrument d’une émancipation radicale; elle appartient simultanément à
l’irréversible, à cette temporalité qui nous prend de vitesse et qui nous dépasse,
étant donné que « les technologies évoluent ces temps-ci plus rapidement qu’elles
ne l’ont jamais fait » 120 . Cette conjonction permet d’énoncer que « la réalité
s'apprête à disparaître derrière l’écran (…) la réalité virtuelle ne peut plus être
118
Le Nouvel Économiste n°902, 9 juillet 1993.
119
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 285
120
Ibidem, p.40
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
73
arrêtée, même si nous décidons tout bien considéré, que ce serait la meilleure
chose à faire. Mais nous pourrons peut-être la maîtriser si nous entamons cette
réflexion dès aujourd'hui »121 . Ainsi le temps de l’irréversible est aussi un temps
convoqué par une puissance venant du passé et qui, paradoxalement, permet d’en
prédire les conséquences et d’en assurer un meilleur contrôle et une meilleure
prévention.
Dans le domaine de l’absolu qui fait frémir à nos oreilles une intense
jubilation en nous immergeant dans l’infini, nous qui ne connaissions que du fini, la
« réalité virtuelle » est aussi comprise comme un drame. Car l’absolu, ici comme
souvent dans la tradition classique, est une dramaturgie et une mise en scène qui
tend à concrétiser ce qui est hors de l’expérience sensible. Le drame est une suite
d’événements où il se passe quelque chose, où il y a nécessairement de l’action
avec un avant et un après et qui met en interaction plusieurs personnages autour
d’une action principale qui doit mener à la disparition des protagonistes. Le «
phénomène R.V. » nous narre d’une certaine manière la même histoire que celle
de la Tétralogie de Wagner où les dieux anciens meurent et laissent la place à de
nouveaux dieux. Il n’y a rien de plus dramatique, un dieu étant la forme de vie la
plus haute en chaque époque. Le drame c’est une époque qui meurt, une autre qui
naît mais qui reste encore invisible au moment où les temps se chevauchent. Le
drame de l’absolu se développe en général selon trois axes. Le destin, historique
ou personnel, où l’on se sent appelé par une mission impossible avec peu de
121
Ibidem, p.10
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
74
moyens pour y parvenir dans un temps qui est, de surcroît, limité. Destin qui est
aussi bien marqué par l’appel, l’élection, le temps qui manque, que par
l’irréversible. La douleur qui est comme un froissement, le conflit en soi d’un
hétérogène qui vient tenailler l’existence et qui ne devrait pas être là. Et enfin la
solitude, avec sa déraison, qui est un risque très couramment dénoncé dans les
théories sociales du « virtuel ». Nous verrons que le destin, la douleur et la solitude
reviennent fréquemment dans le corpus auquel nous avons affaire.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
75
3.1. LES INSTRUMENTS DE NAVIGATION
Le premier danger signalé par les théoriciens et les médias, concerne
l’espace virtuel car « l’expérience des abîmes virtuels n’est pas seulement liée à
l’intuition de l’infini. Il y a surtout le sentiment vif de la perte de toute base, de toute
position assurée, dans l’espace concret comme dans l’univers des idées » 122 .
Avec la « réalité virtuelle », il ne s’agit pas seulement de réagir ou de s’immerger,
mais aussi et surtout de naviguer et d’agir, comme le veut le sens vulgaire de
l’interactivité car nous pourrons « maîtriser [ la réalité virtuelle ] si nous entamons
cette réflexion dès aujourd’hui »123 . Le « phénomène R.V. » utilise ainsi toutes les
métaphores disponibles de la direction et revêtir un Data Glove ou un Data Suit
s’apparente bien souvent à un voyage décidé à l’avance. Les théoriciens du virtuel,
tels de nouveaux explorateurs revêtent de chevaleresques panoplies et nous
content leurs excursions extraordinaires : « Pointez votre index dans la direction où
vous voulez voler. » La voix de Fisher me parvint quelque part là-bas dans la
réalité physique. Je fis ce qu'il me demandait. Mon point de vue commença à
prendre de la hauteur. Je me mis à voler. Sans que mes pieds aient bougé du sol,
mon point de vue et ma main simulée eurent soudain le pouvoir de voyager à
travers une version imagée de l'espace. Il suffisait que je pointe mon doigt vers le
haut pour partir en trombe dans l'espace d'où je pouvais observer de loin la
navette spatiale, puis que je pointe le doigt vers le sol pour me rapprocher de la
122
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 36
123
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 10
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
76
plate-forme d'embarquement. Je pouvais accélérer ma vitesse en éloignant la main
de mon corps, ou bien ralentir en la rapprochant de moi. Je pouvais faire le geste
d'attraper quelque chose avec ma vraie main, et c'est ma main simulée qui
attrapait des objets simulés dans l'espace virtuel, changeait leur position ou leur
orientation et les jetait au loin. Au cours de l'exploration de cet étrange nouvel
espace synthétique que peu de gens avaient encore eu l'occasion de visiter, je me
tins debout, m'accroupis, marchai, pris des postures bizarres, tournai mon regard
vers les coins et les recoins de la pièce, mis la tête en bas puis la levai au ciel,
montrai du doigt des objets invisibles aux autres. Je suis sûr que j'ai dû offrir un
spectacle amusant à ceux qui étaient dans la pièce. Mais cela n'avait aucune
espèce d'importance pour moi à ce moment-là. J'étais dans une autre réalité »124 .
Ces traversées virtuelles nous affectent d’un sentiment de surpuissance où nous
pourrions nous déplacer à toute allure, débarrassés des lois de l’apesanteur et de
notre corps. Selon Paul Virilio il s’agit d’« un espace-vitesse qui supplante
momentanément l’espace-temps de nos activités ordinaires »125 . On pointe par là
une menace, celle de la vitesse qui ne serait qu’une autre forme d’inertie et ce
danger semble effrayant, énorme. Il ne touche pas des domaines particuliers, il
affecte notre intégrité et le sens le plus banal que nous avons d’être au monde. Le
« phénomène R.V. » acquiert ainsi une force plus grande encore qui entraîne notre
crainte autant que notre fascination.
124
125
Ibidem, p. 140
Paul Virilio, L’inertie polaire, Christian Bourgois, 1990, p. 16
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
77
Si de nouveaux Icares apparaissent ou réapparaissent aujourd’hui, il ne faut pas y
voir seulement un logique positive de l’absolu et de l’émancipation. L’effet de
libération indique non seulement que notre condition présente serait aliénante,
mais aussi que des risques et que de terribles dangers s’ouvriraient avec la «
réalité virtuelle ». Répétons-le, à l’immersion répond la navigation, car comme
l’écrit Howard Rheingold, « le concept d'immersion - c'est-à-dire l'utilisation de la
stéréoscopie, de la poursuite du regard et d'autres techniques pour donner l'illusion
qu'on est à l'intérieur d'un paysage de synthèse - est l'un des deux fondements de
la réalité virtuelle. Le deuxième est le concept de navigation, c'est-à-dire donner à
l'utilisateur la possibilité de se mouvoir autour et à l'intérieur des objets modélisés,
que ce soit une molécule ou une ville entière » 126 . L’immersion apparaissait
comme un développement technologique donné, la navigation quant à elle est une
tâche à remplir et une volonté à mettre en œuvre, bref elle ne dépend que de notre
liberté. Ici comme ailleurs un effet de bascule se met en œuvre où l’on ne saurait
considérer quelque chose sans faire, immédiatement, référence à son double, à
son ennemi, à ce qui la terrorise et à ce qu’elle tente de chasser. De sorte que si la
navigation répond au projet de « donner à l’utilisateur la possibilité de se mouvoir »
dans un espace virtuel, c’est qu’un négatif photographique de cette possibilité
existe : l’incapacité de se déplacer dans la « réalité virtuelle », pire encore
l’affirmation de Saint-John Perse dans Amers selon laquelle « l’inhabitable est
notre site ».
126
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 116
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
78
Cette incapacité concerne l’inertie et son ombre, la perdition. En effet si
cette technologie est une puissance d’agir, de choisir et de trier les possibles, elle
est avant tout
une ouverture terrifiante de ces possibles. Par elle, nous nous
donnons à imaginer l’immensité dans une monstruosité débordant notre capacité
de réception et d’acceptation puisqu’ « on ne peut plus croire ce que l’on voit »127 .
Telle une mer imprévisible, la « réalité virtuelle » ouvre des horizons à parcourir où
l’on risque bien de se perdre à tout jamais. Comme nous l’avons déjà vu, la
métaphore maritime est particulièrement fréquente dans les théories du virtuel et
elle revêt dans la tradition occidentale une place singulière, dès les Grecs la partie
non navigable de la mer Egée se trouve être au fondement de notre mot « simple »
et « le regard d’Occident a été aussi celui du navigateur antique s’évadant de la
surface non réfringente et directionelle de la géométrie, vers la mer libre, à la
recherche de surfaces optiques inconnues, dioptre de milieux inégalement
transparents, mer et ciel apparemment sans limites, idéal d’un monde
essentiellement différent, essentiellement singulier, comme protofondation de la
formation du sens »128 . Nous apercevons là encore la duplicité essentielle du «
phénomène R.V. » et de ces « océans de données »129 , toujours tentés par le
chaos, qui se doit d’être maîtrisée et étouffée grâce à de multiples instruments de
navigation. Si nous ne procédions pas d’une telle prévention, nous risquerions de
127
Le Point, 12 octobre 1994
128
Paul Virilio, La Machine de Vision, Galilée, 1988, p. 44
129
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 98
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
79
sombrer dans des « illusions dangereuses » 130 . Il s’agit de mettre en avant «
l'importance des techniques de «navigation», d'«orientation» (…) Les métaphores
de la «terre ferme», des «amers», des «phares», des «radars» pourraient évoquer
quelques-uns des outils informationnels nécessaires pour éviter les brouillards du
possible, les abîmes des données brutes, les tempêtes des choix. Il faut savoir
manier la barre avec une sûreté non dénuée de raccourcis… (…) Offrir la
possibilité d'une vie sociale, avec des villes, des rues, des jardins et aussi des
salons intimes ou même des églises (…) Les forums virtuels sont des lieux
possibles pour des débats d'idées généralisés, sans frontières, sans contraintes.
Ils sont l'occasion d'échanges tous azimuts sans perte d'énergie. »131
La question de la navigation est non seulement présente dans les discours, mais
aussi dans certaines œuvres. Là encore est exprimée une crainte en même
temps qu’une jubilation à l’égard de ce que pourrait être ou ne pas être un espace
virtuel. Ce dernier est complexe car il pose, à sa manière, la complexion entre le
sujet, qui s’oriente, qui se perd, et l’objet, l’espace. Il impose cette complexion
dans sa solidarité : dans l’orientation, qui du voyageur ou du paysage peut être
éliminé? Quel plus beau cas de confrontation entre l’homme et son milieu?
L’espace c’est un peu comme la technique, les problèmes posés par lui sont ceux
d’une collision qui nous engage et à laquelle on ne saurait se soustraire.
130
Télérama n°2269, 20 octobre 1993.
131
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1994, p. 44. Remarquons la récurrence et le
charme illusoire du thème de l’accroissement des capacités sans perte aucune d’énergie.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
80
Avec Legible City, Jeffrey Shaw interroge les instruments de navigation et
d’orientation : l’acteur utilise un vélo de salon pour se mouvoir, le guidon indique le
déplacement et la rotation des pédales modifie la vitesse du parcours dans cette «
ville lisible ». La lisibilité doit ici s’entendre en plusieurs sens. Tout d’abord la ville
est constituée de phrases, de mots, de citations parfois cohérentes, parfois
incohérentes à partir desquels notre parcours s’organise - et les organise -, offrant
par là même un autre mode de lecture que celui que nous connaissions jusqu’alors.
De plus la ville est synthétisée à partir d’une ville réelle qu’elle rend visible et lisible.
Enfin on peut repérer la lisibilité de l’orientation, de la carte électronique sur un
petit écran L.C.D. posé près du guidon où nous pouvons apercevoir notre position
exacte dans cette ville à parcourir. Le milieu urbain est là encore lisible, avant
même de le parcourir nous pouvons le découvrir, savoir où nous allons et en quel
point nous désirons nous diriger. Il s’agit de faciliter le travail de l’opérateur. La
lisibilité se définie ici comme un procédé d’anticipation qui prévient le risque d’une
fracture entre la signification et nos sens corporels. Cette Legible City n’est pas
lisible tel un livre - parcours infini et récursif -, sa lisibilité est garantie avant toute
chose : écrire le lieu c’est le décrire parfaitement car l’espace urbain instauré par
l’artiste s’offre à l’utilisateur dans un espace virtuel. Par là même est évité le
voyage sans but, l’immersion aveugle car la navigation visuelle s’aide d’outils
synthétiques comme pour combler le manque de notre propre appareil
d’orientation.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
81
La ville est ainsi associée à une cartographie exacte et exhaustive. Cette
association est récurrente dans de nombreuses œuvres qui utilisent les
technologies de synthèse. Pour sa part, Mullican City, de Matt Mullican, propose la
traversée d’une ville imaginaire qui vue d’en haut ressemble à un terrain de baseball. Elle est constituée de quartiers (zones) délimités géographiquement. La zone
rouge, dénommée « la Subjective » (pur esprit), la noire et blanche, dite « Quartier
des Signes » dans laquelle le langage n’existe qu’au stade de signes et de
symboles, la jaune,
« le Monde cadré » qui est un microcosme de la
représentation du monde entier, la bleue, « le Monde non cadré » qui est plus
proche du monde dans lequel nous vivons, et la verte, dénommée « l’Élément »
qui est naturaliste et matérialiste. Quand un promeneur parcourt une zone, la ville
entière prend la couleur de cette zone afin de supprimer la tentation géographique
au profit de la condition sociale des éléments de cette cité. S’il n’y a pas ici de
lettres, Matt Mullican estime pourtant que « la situation technologique provoque
une séparation nette entre l’image, le symbole et le matériel. Cela donne un
environnement purement symbolique, sans forme physique »132 . La ville n’est plus
constituée de lettres mais de symboles, ce qui assure encore la pérennité du
principe de lisibilité que nous avons décrit plus haut. La séparation nette entre
l’image, le symbole et le matériel détourne et oblitère la possibilité de l’émergence
du sens et de son caractère indéfinissable. Dans Mullican City on ne peut pas se
perdre, on parcourt des signes, on s’oriente parce qu’on dispose des outils pour
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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cela. On repère plus qu’on ne découvre la ville.
La question pourrait être: pourquoi la ville? Quel rapport entretient-elle avec
le « phénomène R.V. »? Il s’agit là d’un problème complexe qui mériterait une
étude approfondie, mais ne peut-on pas penser que la ville est analogue à un
monde virtuel, et ceci en un double sens? C’est en effet un milieu artificiel,
construit par l’homme et par son intention volontaire. L’environnement naturel
s’efface au profit d’un monde muni de repères et de positions. Et en même temps
la ville devient à son tour un milieu naturel avec ses crevasses et ses monts, ses
irrégularités et ses voies, ses plateaux et ses ravins, ses docilités et ses hostilités.
L’architecture ne saurait être réduite au plan fonctionnaliste de la ville habitable. En
effet, elle a aussi produit d’autres projets, des projets idéalistes dont l’objectif
n’était pas la réalisation proprement dite mais l’ouverture d’un espace symbolique
et imaginaire. Ledoux, Boullée, Lequeu sont autant de noms accordés à cette
tradition qui construit en mots, en images et en plans ce que le monde physique ne
peut supporter. Imaginer une architecture qui ne correspond pas à notre faculté de
construire c’est aussi penser que le « phénomène R.V. » est à même de devenir
un laboratoire pour de nouvelles et incroyables formes architecturales. Mais c’est
encore affirmer qu’il est à même de modifier les méthodes mêmes de la
conception architecturale, comme c’est aujourd’hui déjà le cas avec la C.A.D.
(computer-aided design) et le D.C. (design computing) qui permettent le
développement de nouvelles descriptions et qui transforment ainsi les savoirs
132
Pixel n° 10,1991, p. 28
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
83
mêmes de l’architecture. Mais la « ville R.V. » n’est pas seulement avant la ville
dite réelle, elle peut devenir indépendante et être à même de proposer une
habitation à part entière. C’est ainsi que l’information elle-même devient
architectonique. On peut rêver à la manière de Marcos Novak133 d’une architecture
liquide où chaque lieu se fondrait dans un autre et où ainsi il n’y aurait plus de
porte, plus de fenêtre, mais la fluidité d’un monde qui se fond dans ses différentes
dimensions, un milieu qui enroberait tous les autres suivant des trajectoires
interactives et / ou imprévisibles. Toutefois, la ville reste dans les discours courants
un environnement rassurant parce que construit et voulu. La question du milieu, de
se trouver un milieu bien à soi, c’est peut-être ici la question d’une position qui se
précède et qui se prévient toujours, qui est là, dans sa garantie, avant même d’être
présente. Le plan de la ville est en puissance, sa carte existe avant que nous
ayons parcouru l’espace concret qui la constitue : panneau d’indication,
signalétique et interdiction. On évite ainsi la perdition par des instruments toujours
antérieurs à leur utilisation. Stratégie de garantie qui permet de rassurer
l’utilisateur, villes écrites et lisibles où nul dérangement ne pourra survenir, où rien
ne pourra arriver si ce n’est le parcours exact de notre propre défilement134 . La
carte c’est un territoire soustrait à la déterritorialisation, parce qu’avec la « réalité
virtuelle » il devient enfin possible de réaliser cette cartographie à l’échelle 1:1 dont
133
Cyberspace First Steps, M.I.T., 1991
134
Jean Bonnefoy, le traducteur attitré des romans Cyberpunk, a étudié la question de la ville
cybernétique dans Les Murs ont des Neurones in Univers Interactif n° 2, avril mai 1995.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
84
rêvait Borges135 , cette carte qui recouvrait le territoire parce qu’elle l’éliminait et le
remplaçait purement et simplement. Naviguer correspond en ce point à maîtriser
l’espace en le transformant en carte.
Comme l’écrit Scott Fisher : « la technologie a progressivement évolué vers
un niveau de coût abaissé pour les environnements de « simulation personnelle »
dans lesquels l’observateur peut également commander son point de vue ou ses
mouvements, ce qui équivaut à une possibilité importante qui manquait au
prototype de Sensorama. La Carte animée d’Aspen est un des premiers exemples
de ces nouveaux environnements. Les vues de la ville d’Aspen, dans le Colorado,
ont été prises avec un système de caméra montée sur le toit d’une voiture et
orientée légèrement vers le bas, système qui a servi à filmer toutes les rues. Des
prises de vues ont également été effectuées du haut de grues, d’hélicoptères et
d’avions, et d’autres à l’intérieur des bâtiments de la ville. La « Carte animée »
permet à l’opérateur de s’asseoir face à un écran à sensibilité tactile et de
parcourir la ville d’Aspen à son propre rythme, en prenant l’itinéraire de son choix,
et ceci par simple effleurement de l’écran, « il indiquait de cette manière où il
souhaitait tourner et dans quels immeubles il voulait pénétrer »136 . Le V.C.A.S.S.
(Simulateur de systèmes aériens couplés visuellement) et toutes les « réalités
amplifiées » ne sont pas exactement des superpositions mais des impositions, où
les images s’incrustent sur le monde et le changent de statut. Lui aussi devient
lisible : une montagne devient un repère géométrique, un avion ennemi est une
135
Jean-Pierre Mourey, Borges vérité et univers fictionnels, Mardaga, 1988, pp. 143-169
136
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 102
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
85
cible à abattre, un pont est une voie de communication qu’il faut couper. Si « le
point de vue est un assemblage d’objets sur lesquels la vue se dirige et s’arrête
dans un certain éloignement »137 , s’agit-il encore de cela ici? N’est-ce pas une
domestication pure et simple de l’espace qui efface la distance au profit d’un
éloignement toujours réductible?
L’idée courante selon laquelle la « réalité virtuelle » est « promesse et
menace à la fois »138 se trouve soulignée par l’écart entre la résolution de l’espace
qu’est, par exemple, Legible City et la menace spatiale que constitue Der Wald.
On peut penser que ces deux œuvres sont opposées, mais elles interrogent en fait
de deux façons différentes un problème identique, d’ailleurs le même artiste a
participé aux deux laissant ouvert la possibilité d’une libre discussion.
Dans Der Wald,
l’utilisateur monte sur une plate-forme hydraulique de
simulateur de vol. Une fois assis sur le siège il peut manœuvrer à sa guise la
Space Mouse qui mobilise la plate-forme. Face à lui, un écran où il peut apercevoir
une forêt et s’y déplacer. Si au premier abord il tente de s’y repérer et de se diriger
vers quelque endroit reconnaissable, il a bien vite fait de voir que non seulement
cette forêt n’a aucune limite et se répète à l’infini, mais encore que les notions de
bas et de haut n’ont plus aucune valeur puisque les arbres n’ont pas de racine et
sont constitués de branches aussi bien en haut qu’en bas. « L'idée selon laquelle
137
138
Correspondance de Nicéphore à Niepce
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p.9
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
86
l'environnement doit « se mettre à disposition » d'une exploration pour que les
hommes puissent lui donner un sens »139 se trouve dissoute ou tout du moins elle
devient hautement problématique. En effet, il ne s’agit plus ici de faire
correspondre l’idée d’un espace avec cet espace et de réduire la distance entre la
représentation et ce qui est représenté à l’aide d’instruments de navigation. Il ne
s’agit plus d’ « inciter le moteur de réalité à sculpter l’image que les utilisateurs ont
à l’esprit » 140 . La navigation n’est plus garantie d’avance, elle s’avance dans
l’inconnu et à travers le sans but. La découverte de l’espace n’est plus, quant à elle,
une domestication et une appropriation mais bien une errance sans finalité. Car
l’utilisateur jouit moins de ce qu’il découvre que du libre déplacement qui a cours.
Der Wald prend à contre-pied les stratégies de garantie et interroge l’infinitude de
l’espace virtuel, sa replicabilité inchoative, sans point d’entrée et sans point de
sortie.
Hölderlin écrivait que « ce qui nous est propre, il faut l’apprendre, comme ce
qui est étranger »141 , c’est-à-dire que c’est le familier qui est en soi le plus lointain.
Le haut, le bas, la droite, la gauche, l’apparence et le profond qui semblent
139
Ibidem, p. 145. La mise à disposition est un concept heideggerien dont la présente
appropriation est problématique parce qu’elle va dans le sens d’une mésinterprétation. La mise à
disposition indique l’attitude humaine qui consiste à s’approprier l’environnement naturel dans
l’unique but de l’utiliser. Ainsi les choses naturels ne sont pas appréhendés pour ce qu’ils sont,
mais seulement en vertu de ce qu’il est possible d’en tirer. Par exemple le charbon devient un
minerai énergétique, il n’a aucun intérêt en tant que charbon. Identifier cela à une réorientation
perceptive de l’environnement est pour le moins symptomatique.
140
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 247
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
87
constituer notre espace familier, la place que parvenait à obtenir le sujet par
rapport à l’espace-objet ainsi que sa situation repérée se trouvent interrogés. Si «
la flèche rouge qui servait de clignotant aux premières automobiles est un
ustensile dont dispose le chauffeur pour signaler aux autres automobilistes et aux
piétons la direction qu’il s’apprête à prendre »142 , dans cette forêt ces indicateurs
sont absents. Dans l’errance il n’y a pas seulement le voyage indéfini, il y a aussi
le parcours en vain, sans finalité, sans but autre que le voyage lui-même et les
notions de départ, d’arrivée se trouvent elles aussi retirées de notre quotidienneté.
Ce n’est pas seulement une expérience imaginaire et fictive qui ce différencierait
simplement de l’expérience commune que nous avons de l’espace. En retour,
cette forêt interroge et met en cause ce que nous avions cru évident et sûr. L’exil
n’apparaît plus comme « un sentiment réactif, mais [ comme ] une condition
première » 143 , car le lieu que présente Der Wald est pur en ce sens qu’il est
impossédé, impossessible et toute marque de propriété, toute limite s’effacent. Il
supporte une différence radicale, c’est le lieu ambivalent de l’accueil et du rejet.
L’errance, c’est le fantôme exilé qui bat en brèche le domicilié et ses instruments
de navigation, qui anéantit, dans la simplicité et le non-dit, la prolifération
monstrueuse des signes et des traces, des codes et des registres, des annales,
des bornes, des frontières et des stèles, des inscriptions et des titres, de toutes les
tables de mémoire. La voix secrète et refoulée de l’exilé peut alors dire que « ceux
141
Hölderlin, Lettre à Böhlendorff, 4 décembre 1801, P1, p. 1004
142
Didier Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Minuit, 1986, p. 47. Le problème
complexe de l’orientation comme subjectivité et objectivité est traité dans cet ouvrage.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
88
qui campent chaque jour plus loin du lieu de leur naissance, ceux qui tirent chaque
jour leur barque sur d’autres rives, savent mieux chaque jour le cours des choses
illisibles; et remontant les fleuves vers leur source, entre les vertes apparences, ils
sont gagnés soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses armes »144 .
La « réalité virtuelle » produit l’illusion d’ouvrir les possibles, tous les
possibles. Elle est le pire et le meilleur et c’est pour cette raison qu’ « il faut choisir
une option et s’y tenir. Sinon on erre, entre illusion et vérité » 145 . L’option est
spatiale, elle consiste en une lisibilité maximale de l’espace, elle refuse l’errance,
cette voix toujours étrangère parce qu’alors on risquerait bien de remettre en
cause jusqu’à notre quotidien dans une ambivalente et étrange familiarité. Il s’agit
de domicilier les nomades, de construire une maison car si la « réalité virtuelle »
apparaît comme un nouvel espace qui pourrait bien faire concurrence à celui que
nous connaissions jusqu’à présent, alors la pulsion humaine qui consiste à
construire des maisons, des temples et des repères peut retrouver toute sa fureur
et toute sa tyrannie. « Bref il y a du travail pour les théoriciens d’une écologie et
d’une économie du virtuel »146 , d’une économie des possibles qui garantit qu’il n’y
ait pas de perte d’énergie, d’une écologie qui, comme on le sait provient du grec
oikos qui signifie la maison. La crainte porte finalement sur le risque de perdre sa
maison et le sol ferme qui l’entourait, la clôturait. Ne plus pouvoir se réfugier dans
143
Michel Haar, Le Chant de la Terre, L’Herne, 1987, p. 283
144
Hölderlin, Exil, IV, P1., P1, 162
145
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1994, p. 92
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
89
la domesticité de l’oikos, ne plus parvenir à s’y confiner, voilà ce qui entraîne la
crainte la plus terrible. L’habitat n’est-il pas indissociable de la spatialité? «
Maintenant qu’il faut gagner du temps et de l’espace, gagner sur et contre eux,
gagner sa vie » 147 dit-on, faire cette économie, il s’agit d’effacer l’éloignement
irréductible au profit d’une distance que l’on pourra toujours parcourir et qui
ressemble, à s’y méprendre, à la proximité, à ce qui est à la portée de la main, du
préhensible et du maniable. Même si l’on semble rompre alors avec la spatialité
humaine et sa finitude, son étrangeté, sa singularité; même si, comme l’écrivait
Heidegger, « l’homme est ce « ne pas pouvoir rester » et toutefois « ne pas
pouvoir quitter la place ». En projetant, le Dasein qui est en lui jette constamment
l’homme dans les possibilités et ainsi le tient assujetti à ce qui est effectif. Ainsi jeté,
l’homme est, dans le jet, une transition, transition en tant qu’essence fondamentale
de l’événement (…) Dans la transition, l’homme est soustrait, et donc
essentiellement “absent”. Il est absent au sens fondamental - jamais là -, mais
absent en tant qu’il se déploie au loin dans ce qui a été et dans l’avenir. Il est absent et jamais là, mais il est existant dans l’ab-sence. Transposé dans le possible,
il doit constamment être pourvu de ce qui effectif. Et c’est seulement parce qu’il est
ainsi pourvu et transposé qu’il peut s’épouvanter. Et c’est seulement là où il y a le
péril de l’épouvante qu’il y a la béatitude de l’étonnement »148 .
146
Ibidem, p. 73
147
Jean-François Lyotard, Domus et la mégapole in L’Inhumain, Galilée, 1988, p. 206
148
Martin Heidegger,Les Concepts Fondamentaux de la Métaphysique, Gallimard, 1992, p. 524
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
90
Nous apercevons bien les caractéristiques de la crainte éprouvée à l’égard
de l’espace virtuel et le type de réponse que l’on y apporte. Au labyrinthe et au
danger de se perdre, de ne jamais voir le bout du tunnel, on répond par des
instruments de navigation, car cette crainte est analogue à celle de l’immersion,
elle en est le symbole. Le cybernaute n’est plus seulement casqué et empaqueté, il
est maintenant muni de coupas , de cartes et de boussoles en tout genre. Trouver
la capacité de s’orienter dans l’espace virtuel, c’est finalement pouvoir s’en extirper,
lorsqu’on le désirera. À son tour l’espace est lui aussi investi d’affects que l’on
souligne autant qu’on espère les effacer à jamais. Les instruments de navigation
constituent des réponses à l’immersion massive que l’ensemble théoricomédiatique annonçait. Il s’agit là d’oblitérer purement et simplement le caractère
problématique de l’espace, de l’immersion et de la navigation, d’arracher à notre
regard le questionnement qui s’impose en ce lieu et cela ne peut se réaliser qu’en
oblitérant les différences, en résorbant les suppléments. Mais quel est le rapport
entre l’espace, la question du temps que nous avions déjà aperçue et celle de
l’immersion dans la « réalité virtuelle »? Cette relation est résumée par l’objectif
suivant : « comparer le réel et le virtuel pour analyser l’écart qui sépare encore le
second du premier »149 . Par une telle question on fixe déjà les bornes de l’avenir
(« encore ») par une orientation implicite. On effectue aussi une comparaison qui
semble déclencher quelque terreur et fascination, bref on indique, sans vraiment le
dire, que cet écart se résorbera inévitablement avec le temps, que le « virtuel » et
le « réel » deviendront identiques. On peut alors s’interroger sur les raisons de cet
149
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p.36. C’est nous qui soulignons.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
91
écart ou de cette identité, sur les motivations de ce rapprochement ou de cette
distance, bref sur ce qui conjugue la question de la « réalité virtuelle » à celle du «
réel ».
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
92
3.2. LE PRINCIPE DE REEL
La crainte et le malaise que ressentent les théoriciens et les médias à
l’égard de l’espace virtuel se répandent tel un virus. Le sujet, le corps, l’enfance, la
communauté, la religion, tous ces secteurs et bien d’autres encore, semblent être
infectés par une étrange maladie dont il nous faut rechercher maintenant la forme
et le sol. Car à cerner par l’extension interminablement plurielle cette crainte virale,
nous risquerions d’oublier qu’elle s’étend selon un principe et suivant certaines
règles. Comment se fait-il que ce qui semblait provoquer un accroissement et une
amplification généralisée permettant de gérer au mieux nos existences et de
déployer pleinement nos capacités, apparaisse simultanément comme un risque
de perte irrémédiable qui nous ferait encourir le danger de manquer de ce qui
même semblait jusqu’alors aller de soi? Quelle est cette ambivalence à l’égard de
notre présent qui est rejeté par l’avenir autant que protégé de lui?
À vrai dire il n’est pas aisé de trouver une piste pour nous orienter, la
multiplication du virus semble irréductible. Alors peut-être est-il temps de retourner
à ce mot que nous avons mis jusqu’à présent entre des guillemets afin de le mettre
à l’écart d’une réflexion que nous entreprenons maintenant. Nous avons en effet,
sans donner aucune explication, encerclé la « réalité virtuelle » de ces deux
signaux. Mais que voulions-nous signaler par eux? Seulement que ce terme, dans
son évidence même, devait être utilisé avec beaucoup de précaution et avec un
regard critique, car si son usage s’est aujourd’hui généralisé et semble aller de soi,
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
93
s’il faut bien s’y soumettre afin de se faire comprendre, il n’empêche que ce terme,
que ces termes ne doivent pas être acceptés sans autre motivation que leur
généralisation grégaire. Car cette généralisation pourrait ne bien être, là encore,
qu’un symptôme et lorsque nous disons cela nous ne voulons pas signifier que le
symptôme est une forme diminuée de la cause qui l’a précédée, il en est bien
souvent la seule voie d’accès. Le symptôme dans sa petitesse et dans sa fragilité
doit être sauvegardé, regardé et interrogé avec respect. La « réalité virtuelle », y
faisions-nous encore attention? Pourquoi même devrait-on questionner cette
formule, n’est-elle pas d’un usage courant? Mais Heidegger, encore d’une aide
précieuse, nous prévient en expliquant qu’« un mot vide, cela n’existe pas, il y a
seulement des mots usés, qui ont encore un contenu » 150 . Même si nulle
explication de la correspondance originaire du langage et de l’être des choses ne
peut être donnée, on peut penser que dans la « réalité virtuelle » et dans le
langage en général, il ne s’agit pas d’un arbitraire idiot, décidé à la va–vite et un
peu n’importe comment, où « le propre d’un langage [ne serait] pas tant de refléter
le monde ou l’essence des choses que de créer les conditions d’un engagement
collectif, d’une communauté de lecture et d’écriture, et de permettre la mise en
commun de signes privilégiés de ralliement pour faciliter la constitution du corps
social et pour en gérer, autant que possible, les contradictions » 151 . Il y a un
monde de sens à saisir, à décrypter sous les passages et les inflexions du langage,
derrière ce qui traverse les mots. Et peut-être que la formule « réalité virtuelle »
150
Martin Heidegger, Introduction à la Métaphysique, Gallimard, 1989, p. 88
151
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 39
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
94
entretient un rapport avec la conception du langage développé par Philippe Quéau
et par d’autres. Y a-t-il d’abord les choses puis les mots ou une intime et
persistante complexion entre les deux, par les deux? Dans le langage (et) par le
langage, les philosophes, les artistes ont bien souvent souligné cette difficulté qui
ne nous fait saisir réflexivement le langage que dans une ultime limitation, « le
résignement : aucune chose ne soit, là où le mot faillit »152 écrit le poète. Car quel
regard avons-nous pour apercevoir le langage? Le langage peut-être. Voilà le
paradoxe, voilà la résistance d’une habitation impossible dans les mots, les lettres
et parfois les chiffres et « la phrase : « C’est la parole qui est parole » nous laisse
en suspens au-dessus d’un abîme, autant que nous serons endurants à ne pas
nous éloigner de ce qu’elle dit » 153 . Ces signes apparaissent comme des
évidences, dans nos bouches et nos esprits, mais leur présence même se révèle à
nous hors de l’arbitraire.
Qu’y-a-t-il donc à entendre dans cette « réalité virtuelle »? Ne courons-nous
pas le risque, par une telle démarche, d’être victimes d’une sorte de fétichisme
verbal? En quoi cette formule se dégage-t-elle de l’arbitraire où certains voudraient
la voir se confiner à jamais comme si elle n’était pas quelque chose de tout à fait
problématique? Mais n’oublions pas que « la dénomination n’est jamais
indifférente, en ce sens qu’elle doit nous dire quelque chose sur ce qui est désigné.
Certes, toute dénomination, toute terminologie est d’une certaine façon arbitraire.
152
Stefan George, Le Mot in Das Neue Reich, 1919
153
Martin Heidegger, La Parole in Acheminement vers la parole, Gallimard, 1990, p. 16
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
95
Mais la question de savoir si la terminologie, toujours choisie arbitrairement, est
adéquate ou ne l’est pas, est une question qui ne se tranche jamais qu’au regard
des choses qui sont désignées et pensées. Ce caractère arbitraire diminue dès
que la dénomination prétend se référer, comme c’est très souvent le cas, à une
certaine interprétation de la chose même, et dès que, comme dénomination, elle
fournit déjà le point de départ et le point de repère pour la conception de la chose
même »154 . Il s’agira donc pour nous de décrypter le lien qui unit une technologie
à une formule, sans restreindre ce lien à un arbitraire qui transformerait la formule
en une simple appellation. Car la « réalité virtuelle », comme formule, pense en ce
sens qu’elle nous délivre, dans sa signification la plus vulgaire, un impensé qui «
est le don le plus haut que puisse faire une pensée. Mais pour les évidences du
bon sens humain, l’impensé d’une pensée demeure simplement l’incompréhensible.
Toutefois, l’incompréhensible ne devient jamais pour le bon sens humain
l’occasion de douter de ses possibilités de compréhension, et même de devenir
conscient de ses limites. L’incompréhensible demeure toujours pour la
compréhension habituelle ce qui est simplement choquant; elle y voit aussitôt la
preuve que l’on exige d’elle, qui de naissance a déjà tout compris, quelque chose
qui n’est pas vrai et qui feint seulement de l’être »155 . Il en irait du sens de l’un et
de l’autre, là aussi il s’agirait d’un regard qui se conjugue ou d’une vision double.
D’ailleurs n’y avait-il pas auparavant d’autres termes et d’autres propositions pour
154
Martin Heidegger, Les Concepts Fondamentaux de la Métaphysique, Gallimard, 1992, p.
155
Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser?, PUF collection Épiméthée, 1959, p. 118
345
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
96
désigner cette technologie 156 ? Pourquoi est-ce la « réalité virtuelle » qui a en
quelque sorte gagné? Et gagné sur quoi ou sur qui? Comment expliquer son
succès? Que fait-elle vibrer en nous? Il n’est pas aisé de répondre à ces questions,
car elles n’engagent pas la seule question posée par la « réalité virtuelle », elles
entraînent aussi un champ plus large, celui-là même du langage, de notre langage,
s’il y a en ce domaine quelque propriété qui tienne encore.
La formule « réalité virtuelle » est constituée de deux termes « réalité » et «
virtuelle ». Pour le premier d’entre eux, nous ne trouvons aucune définition précise
dans les dictionnaires, ou plutôt nous y entrevoyons un réseau de renvois
référentiels assez complexe qui va pour la réalité de l’« existence réelle, caractère
réel, chose réelle », pour le réel de ce « qui est effectivement » à ce qui « se dit
par opposition à l’idéal », pour l’effectif de ce qui « produit des effets » à « avec
effet », pour l’effet de « ce qui est fait par un agent quelconque » au fait qu’il n’y a
« point d’effet sans cause », pour l’agent et la cause de « tout ce qui agit, opère »
à « ce qui fait qu’une chose est ou opère ». Nous trouvons ailleurs dans ce nœud
qu’est la notion de cause la liste suivante « raison, sujet, motif »157 . La définition
de la « réalité » n’est pas close, elle n’est pas donnée et son domaine reste obscur.
Pourtant deux autres notions semblent y être liées, il est vrai de manière très
différente, mais cette différence est elle-même significative. Tout d’abord la notion
156
Réalité artificielle, monde virtuel, réalité augmentée, générateur de mondes, moteur de
réalités, cyberspace, etc. L’origine de ce mot, dans son utilisation technologique, est difficilement
déterminable, les sources divergeant sur ce point.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
97
de « réel » dont la « réalité » ne serait qu’un genre, un sous-groupe ou encore un
mode d’effectuation. Ensuite le concept de cause avec le fil temporel qui le
constitue, puisqu’à la cause suit une ou plusieurs conséquences. De prime abord
la « réalité » signifie : ce qui est; or les dictionnaires n’utilisent pas ou pas
seulement cette définition, qui semble insuffisante et lacunaire. De sorte que ces
définitions soumettent ce qui est, la réalité, à un principe antérieur qui la réalise,
comme l’effectivité par exemple. Même si nous suspendons ici la question de
savoir si ce qui est - et donc si ce que Heidegger a nommé la question de l’être peut s’identifier à la réalité, on peut remarquer que cette dernière semble être
précédée par une autre réalisation qu’elle-même qui la rend possible et qui la
redouble. La première fois se trouve biffée donnant lieu par là même à un cercle.
N’avons-nous pas décrit quantité de cercles depuis le début? Oui, peut-être, mais
ajoutons avec Heidegger que la formation d’un cercle, voilà « de nouveau quelque
chose qui est insupportable à l’entendement courant. Celui-ci ne veut qu’atteindre
son but et de la façon dont on s’empare des choses en les manipulant. Tourner en
rond - cela ne mène à rien. Mais surtout cela donne le vertige, et le vertige est
inquiétant. On a l’impression d’être suspendu dans le néant (…) ce qui est décisif
dans ce mouvement circulaire, ce n’est pas ce que l’entendement courant y voit
seulement : le fait d’aller le long d’une périphérie et de revenir au même endroit de
cette périphérie. Ce qui est décisif, c’est le coup d’œil, possible dans la démarche
circulaire et possible en elle seulement, qui est jeté vers le centre en tant que
157
Pour toutes les définitions, Littré, Cap, 1971
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
98
tel »158 .
Mais peut-être que l’obscurité de la notion de « réalité » pourra être quelque
peu résorbée par sa mise en relation avec le concept de « virtuel » et peut-être
même que ces deux notions ne peuvent trouver leur sens que dans le rapport
qu’elles entretiennent. Car si la « réalité » est obscure, comme terme, c’est peutêtre qu’elle donne un effet intuitif d’immense et de totalité qui n’est pas très éloigné
du concept et de la tradition de l’absolu dont nous avons parlé auparavant, pour
des raisons qui s’éclairent mieux encore maintenant. De fait, la « réalité » serait le
référent des référents, ce qui rendrait possible le langage puisque rien n’y
échapperait, ni le sujet ni l’objet, elle se placerait même en-deçà de cette
distinction. Le « virtuel » trouve une définition et une étymologie plus complexe et
plus enchevêtrée dont nous ne ferons pas ici l’exacte compte, ce qui exigerait un
travail spécialisé retraçant l’histoire de ce mot à partir d’Aristote et de certains de
ses prédécesseurs, jusqu’à Bergson et Deleuze. Nous pouvons toutefois signifier
que la définition traditionnelle présente le virtuel comme étant ce « qui est
seulement en puissance et sans effet actuel », ce « qui est possible, sans qu’on
préjuge rien sur sa réalité ». Le virtuel n’est donc pas très éloigné de l’idéal « qui
n’a d’existence que dans l’idée, dans l’esprit »159 qui lui-même était opposé à la
réalité. Cette opposition est-elle reconduite entre la réalité et le virtuel? Tel semble
158
Martin Heidegger, Les Concepts Fondamentaux de la Métaphysique, Gallimard, 1992, pp.
270-271. La notion de centre reste ici problématique, nous préférons la notion de cercle a centré.
159
Articles « idéal » et « virtuel », Littré, Le Cap, 1971
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
99
être le cas au premier abord, puisque le virtuel précède, comme une cause, la
réalité. Mais cette cause qu’est le virtuel est étrange, dans la mesure où elle est «
sans effet actuel », c’est-à-dire sans conséquence. La question des conséquences
ne se pose pas encore avec le virtuel, la question de la cause non plus puisque les
deux doivent coexister. On ne saurait avoir de cause sans effet et réciproquement.
On a donc bien du mal à comprendre ce qu’est le virtuel. Il est absolument
antérieur à la réalité, à la question même de la réalité. Il arrive avant elle, avant
qu’elle n’arrive. Le virtuel serait-il capable de résorber, d’effacer de notre horizon la
question toujours présente de la réalité? Cette dernière peut-elle même disparaître
un instant? Nous sommes bien perplexes face à la notion de virtuel, peut-être
parce que nous ne la ressentons pas, nous qui ne sentons que la réalité. Le virtuel,
n’est-ce pas là une aberration intellectuelle? Mais en ce point, comme en d’autres,
il s’agit d’être attentif à ce qui paraît être au premier regard une aberration. N’y-a-til pas quelques nécessités dans l’utilisation récurrente du concept de virtuel dans
la tradition intellectuelle en occident? Ce questionnement exigerait un travail
immense qui tenterait de répondre et d’ouvrir les horizons à l’interrogation
suivante : qu’est-ce qui a poussé certains êtres humains à penser le virtuel, alors
que celui-ci semblait se dérober à ce qu’ils expérimentaient? Qu’y a-t-il donc dans
l’expérience qui nécessite l’usage d’une telle idée? On accentuera plus encore
cette interrogation en expliquant que le virtuel provient du latin virtualis, virtus qui
signifie la vertu. Les vertus morales, n’est-ce pas là encore quelque chose
d’abstrait, mais d’une abstraction étrange dans la mesure où la question morale
semble se poser à chacun d’entre nous d’une pressante manière. Quel est le
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
100
concret du virtuel? Peut-on en faire l’expérience ou bien est-il hors de l’expérience
phénoménologique, tout comme l’absolu?
Le concept de virtuel traverse l’œuvre de Gilles Deleuze sans que pourtant,
à sa propre opinion, il n’ait été développé d’une manière accessible. Dans
Différence et Répétition
160
, le philosophe oppose le virtuel au possible pour
montrer combien le virtuel, lui-même ne s’oppose pas au réel mais seulement à
l’actuel. L’actuel n’est donc pas identifié au réel, il n’en est qu’une partie, tout
comme le virtuel. De sorte que ce dernier n’est pas irréel, il est bien réel, mais
seulement en tant que virtuel, seulement si nous le maintenons dans son statut et
dans sa singularité. Si nous l’envisageons du point de vue de l’actualité, alors il
s’irréalise inévitablement. Comment entendre cette réalité du virtuel? C’est «
comme si l’objet avait une de ses parties dans le virtuel, et y plongeait comme
dans une dimension objective ». Le « comme si » (als ob) est d’une très grande
importance, parce que selon Deleuze « la structure est la réalité du virtuel ». Nous
retrouverons cette question de la structure chez les théoriciens du virtuel, même si
elle y trouve un sens tout différent et pour ainsi dire opposé. Indiquons brièvement
que la structure est quelque chose qui ouvre la voie à la compréhension d’un objet
en le structurant et elle ne doit, selon Deleuze, ni être actualisée, parce qu’elle
n’est pas actuelle, ni être irréalisée, parce qu’elle est bien réelle. Il y a là une
complexion, disons même une ambiguïté difficile à cerner, comme si le sens devait
bien nous arriver de quelque part, et si possible hors de nous. Il y a dans la
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
101
philosophie deleuzienne du virtuel une originalité par rapport à ce que l’on entend
habituellement par ce terme. Nous ne pouvons donc pas comprendre la notion de
« réalité virtuelle » à partir de cette réflexion, mais tout du moins pouvons-nous en
apercevoir les spécificités. Remarquons que le virtuel deleuzien, qui doit beaucoup
à Bergson pour ce point comme pour d’autres, n’est pas du domaine de
l’intelligible, même si on peut le comprendre comme une voie ouvrant à cet horizon.
En effet, la partie virtuelle de l’objet est composée de variétés, d’éléments, de
points, etc. « sans qu’on puisse assigner un point de vue privilégié sur les autres,
un centre qui serait unificateur des autres centres », principe d’unification qui est à
la source même de l’intellection. Il y a ainsi dans ce virtuel quelque chose
d’irréductiblement singulier, pluriel, décomposé et fragmenté où « tout objet est
double, sans que ses deux moitiés se ressemblent, l’une étant image virtuelle,
l’autre image actuelle. « Moitiés inégales impaires ». Voilà peut-être une dernière
notion qui nous sera utile pour déterminer les technologies nouvelles. Mais quelle
peut-être l’utilité du virtuel deleuzien pour notre propos, quel est son rapport avec
la « réalité virtuelle »?
Écoutons encore un moment Deleuze, qui explique que le virtuel s’oppose
au possible, parce que le possible s’oppose au réel en ceci que le processus du
possible est une « réalisation ». Le possible ne persiste pas dans le réel; pour y
passer, il doit se réaliser, c’est-à-dire changer de nature et s’accorder, par une
réalisation, au réel. De sorte que le possible est conçu comme l’image du réel, et le
160
Gilles Deleuze, Différence et Répétition, PUF, 1968, pp. 269-276
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
102
réel, comme la ressemblance du possible. La question du paradigme est celle du
possible. Or le virtuel, pour sa part, n’est pas un principe de réalisation, il n’a pas à
se réaliser, parce qu’il est déjà réel. Il ne le devient pas. Le virtuel est un original.
Le processus du virtuel, c’est l’actualisation, par laquelle une profonde modification
intervient, « les termes actuels ne ressemblent [ pas ] à la virtualité qu’ils
actualisent ». L’actualisation est un mouvement de différenciation qui « est toujours
une véritable création ». Dernier point, et peut-être le plus problématique de tous :
selon Deleuze, « le virtuel (…) est le caractère de l’Idée; c’est à partir de sa réalité
que l’existence est produite, et produite, conformément à un temps et un espace
immanents à l’Idée ». Le rapport entre le virtuel et l’Idée reste pour le moins
énigmatique, mais nous verrons, par la suite, que les théoriciens qui nous
préoccupent ici réalisent eux aussi un tel rapport, d’une manière différente, disons
même opposée au rapport proposé par Gilles Deleuze.
Que pouvons-nous penser après tout cela? Nous remarquons que la réalité,
dans son acception commune, implique le réel et le virtuel, l’actuel. Pour effectuer
un tel passage l’acception commune doit être analysée, car les oppositions ne sont
qu’apparentes. Ainsi Theodor Nelson entend « par virtualité d’une chose, j’entends
ce qui relève de son apparence, par opposition à sa réalité concrète, qui peut ne
pas être pertinente (…) Une virtualité est donc la structure des apparences, et
l’appréhension conceptuelle de ce qui a été créé. Dans quel environnement
conceptuel se trouve-t-on? C’est cet environnement et ses qualités de réponse qui
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
103
importent, et non la réalité non pertinente de détails de sa mise en œuvre »161 . Par
un déplacement rapide, nous pouvons dire que la « réalité virtuelle » est une forme
déficiente du « réel actuel » ou en tout cas que la première fait appel au second.
D’ailleurs Scott Fisher n’affirme-t-il pas que « les possibilités que laissent entrevoir
les réalités virtuelles sont apparemment aussi illimitées que celles de la réalité.
L’interface humaine va peut-être peu à peu s’effacer - au profit d’autres mondes
»162 ? Nous voyons bien dans cette assertion le plan sous-jacent qui la compose :
un réseau linguistique entre l’apparence163 , une illimitation absolue identifiée aux
possibles et enfin une analogie entre la « réalité virtuelle » et le « réel actuel ».
Brusquement une phrase apparaît dans notre corpus, un auteur définit l’objectif
fondamental de la « réalité virtuelle » comme étant de devenir « une parfaite
réplique du monde réel »164 . La réplique, dans sa perfection même, est une image.
L’image du possible? N’y-a-t-il pas là une confusion entre le possible et le virtuel
que Deleuze dénonçait déjà? Il faudrait donc entendre dans la notion de « réalité
161
Theodor Nelson, Interactive Systems and The Design of Virtuality, Creative Computing,
1980 novembre-décembre, pp. 56-62
162
Scott Fisher, Virtual Interface Environnements, 1990, p. 22
163
La question de l’apparence reviendra régulièrement dans cette étude. Nous ne pourrons,
pour le moment, en proposer qu’une analyse très limitée. Il y aurait peut-être lieu de comparer la
notion d’apparence telle qu’elle se fait jour dans les théories du virtuel, à celle qui traverse toute
l’œuvre de Nietzsche. La philosophie nietzschéenne propose une « théorie » de l’apparence très
radicale et originale qui s’oppose à la tradition platonicienne dont sont issues les théories actuelles
dont « la naïveté consistait simplement à prendre l’idiosyncrasie anthropocentrique pour la mesure
des choses, comme norme du « réel » et de l’« irréel » : bref, de rendre absolue une chose qui est
conditionnée. Et voici que soudain le monde se sépare en deux parties, en un « monde-vérité » et
un « monde des apparences » La volonté de puissance, Livre de poche, 1991, I, 288.
164
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p.216
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
104
virtuelle », une technologie qui tente de recopier le « réel actuel » en s’en
approchant le plus près possible. Comment pourrions-nous en effet entendre les
mots « réalité virtuelle » sans écouter cette moitié qui est ici, dans le sens commun,
paire, c’est-à-dire le « réel actuel »? D’ailleurs ne va-t-on pas jusqu’à s’exclamer
que « les stations de travail coûteuses de Silicon Graphics peuvent afficher deux
mille polygones par seconde, ce qui correspond à un monde assez bien « lissé ».
Néanmoins, et malgré leur prix, on est encore loin de la « vraie » réalité. Alvy Ray
Smith, l'un des gourous de la technique de l'imagerie de synthèse, estime que « la
réalité correspond à 80 millions de polygones par seconde »
165
. On donne la
véritable -« définition » du réel, au sens où l’on peut en définir le nombre de pixels.
On pourrait remplacer la « réalité » par le « réel » si l’on désirait aller jusqu’au bout
dans le principe de différenciation entre cette technologie et son paradigme.
Le fait qu’on ne parle quasiment jamais, ou en des termes pour le moins
problématiques, du réel n’indique pas l’anachronisme de l’intervention de cette
notion dans notre travail, mais bien au contraire un refoulement de celle-ci, un
refoulement qui témoigne d’une présence recouverte, mais persistante. La
question du réel, avec toute sa dramatisation traditionnelle, est par exemple posée
en ces termes : « nous parlons maintenant d’un outil capable de modifier ce que
nous entendons par réalité. Quelle sorte de réalité voulons-nous laisser à nos
enfants? »166 Cette dramatisation est due, finalement, au fait qu’on ne l’écrit pas
165
166
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, pp.178-179
Ibidem, p.261
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
105
mais qu’on ne cesse d’en parler. Là encore, le danger. On offre, encore et encore,
des méthodes de navigation, des tactiques vulgaires pour répondre à ces
questions ontologiques qui auparavant se posaient dans la méditation et dans le
respect. Ainsi Howard Rheingold n’hésite pas à dire que « pour vous assurer que
vous êtes bien dans la réalité, il suffit de remuer très rapidement la tête de gauche
à droite »167 . Et quoi, se pourrait-il qu’un doute intervienne par rapport à cette
chose si stable qu’est le « réel actuel »? Et quel rapport entre la rapidité du sujet à
se mouvoir et la réalisation du réel, c’est-à-dire son effet de conviction? On pourrait
bien sûr dire qu’à un niveau purement technologique, Howard Rheingold a raison,
puisque le temps réel est toujours une illusion de réalité, toujours un temps différé
que l’on peut bien repérer. Mais nous sommes là en face du « phénomène R.V. »,
c’est lui qui nous importe dans ses conséquences philosophiques. Or lorsque l’on
bat en brèche le doute quant à la réalité du réel par une motion du seul sujet, il est
évident que ce n’est pas sans rapport avec une philosophie idéaliste où le monde
est dans le sujet et par lui. Rheingold n’ajoute-t-il pas que « c’est la façon dont
nous nous déplaçons et agissons dans le monde qui nous entoure qui façonne
notre vision »168 ? Ce n’est pas non plus sans rapport avec une distinction entre la
réalité et le réel. Cette distinction est difficile à comprendre, elle engage le champ
de la tradition ontologique et d’ailleurs ne répète-t-on pas le long de tous les livres
sur la « réalité virtuelle », la formule « réalité réelle » lorsque l’on veut parler, le
croit-on, de la vraie réalité, de ce qui est là, tout simplement. Ce redoublement
167
168
Ibidem, p.152. C’est nous qui soulignons.
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 151
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
106
intempestif signale un événement essentiel, où quelque chose du réel est redoublé
par nous, nécessairement, comme si un seul terme n’était pas suffisant, comme si,
là encore, entre le possible et le virtuel, la réalisation et l’actualisation, un pli se
formait ou se refermait.
Nous comprenons maintenant la notion de « réalité virtuelle » en terme
d’isomorphie, c’est-à-dire de replicabilité et de fidélité par rapport à un modèle
antérieur qui serait le réel ou, comme nous le verrons dans la sous-partie suivante,
qui serait celui-là même du réel. Mais là encore les choses ne sont pas si simples,
car si les auteurs expliquent et brandissent cette replicabilité qui appartient au «
phénomène R.V. », c’est-à-dire à l’évidence même de cette technologie, en
expliquant que « dans le contexte des nouvelles technologies, la simulation a pour
principal objet l'édification d'un modèle aussi proche que possible de la réalité »169 ,
ils écrivent simultanément que « ces machines à calculer, ces écrans, ces
programmes ne sont pas seulement des objets d'expérience. Comme technologie
intellectuelle, ils contribuent à déterminer le mode de perception et d'intellection
par quoi nous connaissons les objets. [Ils dessinent] peu à peu la figure d'un réel
sans précédent. Voici la dimension transcendantale de l'informatique »170 . Dans la
silhouette de cette technologie, que nous apercevons tous, spécialistes ou nonspécialistes, est contenue une double possibilité : l’isomorphie et l’originalité « d’un
169
Franck Popper, L’art à l’âge électronique, Hazan, 1993, p.175. C’est nous qui soulignons
cette proximité entre le possible et la réalité, parce qu’elle questionne la réalisation de ce possible
et la persistance de ce dernier dans son mode propre.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
107
réel sans précédent ». Là encore, l’immersion et la navigation. La crainte et
l’enthousiasme qui ne sont pas répartis dans une option ou dans une autre, mais
dans les deux en même temps, parce que l’originalité ontologique du «
phénomène R.V. » tout comme son isomorphisme, font peur et font jubiler.
Voulons-nous dire par là que le modèle de la navigation et de tous les
autres sujets de prévention, doit consister dans le questionnement sur les relations
entretenues entre la « réalité virtuelle » et le « réel actuel »? Ne saurait-on
approcher l’un sans manipuler l’autre? Sans nul doute, dans la mesure où les
théoriciens après les hors-d’œuvres de l’espace, du sujet, de la communauté, etc.,
en viennent finalement comme à un aboutissement et à un point conclusif à cette
interrogation. Ils concentrent en ce lieu toutes leurs préventions, leurs craintes,
leurs systèmes comme s’il s’agissait du danger le plus grand. N’y a-t-il pas quelque
frayeur à ouvrir cette perspective d’avenir et ce « monde de demain dans lequel la
réalité elle-même pourrait bien devenir un produit manufacturé et tarifé »171 , où «
le danger le plus apparent, c'est de si bien croire aux simulacres qu'on finit par les
prendre pour réels. Des formes variées de schizophrénie ou de solipsisme
pourraient bien sanctionner un trop grand goût pour les créatures virtuelles que
nous serons de plus en plus amenés à côtoyer. La fuite hors du « véritable » réel
et le refuge dans des réels de synthèse vont sans doute permettre à nos sociétés
envahies par un chômage structurel de fournir à des millions d'oisifs forcés des
170
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p.10
171
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 8
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
108
hallucinations virtuelles, des drogues visuelles, capables d'occuper les esprits et
les corps, tout en développant de nouveaux marchés, et aussi sans doute de
nouvelles formes de contrôle social. Un danger plus grave encore, à notre sens,
serait moins de prendre le virtuel au sérieux, de le « réaliser » en quelque sorte,
que de finir par considérer le réel comme une extension des mondes virtuels »172 ?
Il ne faudrait pas, nous répète-t-on, confondre les deux, croire que le « réel actuel
» est comme la « réalité virtuelle », ou le contraire, car « le cyber-découvreur
risque, au départ, de ne plus bien distinguer le réel des nouveaux mondes virtuels.
Comme au XVème siècle, l’important est d’apprendre à naviguer d’un continent à
l’autre » 173 . Il y a une insuffisance de la « réalité virtuelle » que seul saurait
combler le « réel actuel » et qui explique cette navigation entre le continent
informatique et la terre naturelle, cet aller, ce retour entre les deux.
Que nous dit-on par rapport au « réel actuel »? Quelles sont les spécificités
du discours que l’on porte sur lui? On explique qu’« il faut tout faire pour partir,
pour s’arracher à la pesanteur de l’ici et du maintenant »174 , on ajoute que « le
phénomène manque de vérité (…) Nous n'effleurons que des fantômes
impalpables alors que nous désirons tant atteindre le cœur intelligible des choses
»175, et on conclut par l’affirmation suivante : « la réalité est insuffisante »176 . C’est
172
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 38
173
Jérôme Tournier, Virtuel, vertus & vertiges in CD-Media, avril 1995, p. 15
174
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 105
175
Ibidem, p. 175. C’est nous qui soulignons. Nous retrouvons la séparation entre ce qui est
actuel et virtuel.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
109
pour cette raison que l’on a été dans un premier temps enthousiasmé par la
perspective de la « réalité virtuelle ». On voyait en elle l’espérance d’une technique
qui répondrait à cet obscur sentiment de pesanteur qui blessait le réel d’une lacune,
car « chacun de nous se trouve quelque jour, peut-être même plusieurs fois, de
loin en loin, effleuré par la puissance cachée de cette question, sans d’ailleurs bien
concevoir ce qui lui arrive. À certains moments de grand désespoir par exemple,
lorsque les choses perdent leur consistance et que toute signification s’obscurcit,
la question surgit. Peut-être ne nous a-t-elle touché qu’une fois, comme le son
amorti d’une cloche, qui pénètre en notre Dasein, et se perd de nouveau peu à peu.
La question est là dans une explosion de joie, parce qu’alors toutes choses sont
métamorphosées et comme pour la première fois autour de nous »177 . Cet affect
n’est pas nouveau, Heidegger estime même qu’il est le plus vaste, le plus profond
et le plus originaire par lequel l’être humain commence sa destinée. La « réalité
virtuelle » permettrait de combler cette question, parce que si nous pouvons
effectivement construire de toutes pièces, de tous nombres un monde, et si ce
monde offre un réalisme, une véracité quelconque, alors l’immersion est possible
et l’oubli aussi. S’enfuir du « réel actuel » pour aller dans la « réalité virtuelle », tel
est le premier mouvement.
Puis, dans un second temps, la question ou plutôt les questions reviennent
car ce sentiment de perte que nous ressentions vis-à-vis du monde, nous fait
176
Abel Gance, Carnets, 1947
177
Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, Gallimard, 1989, p. 14
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
110
ressentir, une nouvelle fois et, comme l’a remarqué Heidegger dans la précédente
citation, le monde et sa consistance. Vient alors le moment de la véracité, de la
connexion encore inexpliquée entre la réalité et la vérité, connexion que nous
avons déjà rencontrée sur notre chemin et qui nous fait dire que ces « réalités
informatiques » ne sauraient jamais atteindre le degré de réalisme du « réel actuel
». C’est donc la « réalité virtuelle » qui est creusée par une lacune, faisant
entrevoir une symétrie étonnante entre sa lacune et celle, déjà énoncée, du « réel
actuel ». Souvenons-nous qu’au début la « réalité virtuelle » avait été définie
comme une « représentation très précise des « mondes » dans lesquels nous
vivons : ces univers illusoires créés par ordinateur, mais perçus comme véritables
par nos sens »178; et maintenant on nous explique que c’est impossible et que si
cela ne l’était pas, ce serait du moins dangereux.
Un troisième instant intervient. C’est celui du supplément car, être de
réflexion, nous nous souvenons du premier moment que le second n’a su effacer
et qu’il n’a fait que déplacer. Nous avions pensé la vacuité de ce monde, oui nous
avions osé penser ce trou et cette béance. Il faut donc maintenant nous en
prévenir car c’est la « réalité virtuelle », cette affreuse technologie, qui a ouvert un
178
Jérôme Tournier, Virtuel, vertus & vertiges in CD-Media n° 9, avril 1995, p. 12. C’est nous
qui soulignons le mot « véritable » pour indiquer que l’on rapporte le réel au vrai, la réalité à la
vérité et réciproquement. Les raisons encore inexpliquées de ce rapport, qui ne saurait ni aller de
soi ni être accepté sans autre discussion, résident selon l’analyse heideggerienne dans une
certaine histoire de la métaphysique en occident. Se reporter en particulier à Martin Heidegger, La
doctrine de Platon sur la vérité in Questions II, Gallimard, 1990, pp. 423-469.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
111
tel vide en nous, ce n’est pas nous, c’est ça qui a ouvert ce qu’il faut maintenant
combler. Le trou n’est pas dans le monde, mais dans la « réalité virtuelle », car
nous avons déplacé la question du sol et du fondement, nous l’avons même créée.
Nous voulions partir et nous désirons maintenant tant revenir à ce qui s’est ouvert.
Finalement la navigation n’est pas la mise au point d’instruments de repérages,
mais sous-entend l’objectif de sortir, de s’en sortir et d’enlever une bonne fois pour
toute le casque afin de revenir dans notre continent originel puisque l’ « initial ne
passe jamais, n’est jamais quelque chose de passé »179 . Il y a là une nostalgie
ontologique, la conscience malheureuse du monde dont parlait Hegel, cet allerretour fonctionnel incessant entre les idées et les phénomènes que nous avions
déjà pointé. Cette nostalgie est un thème à part entière et sous-jacent des théories
du virtuel, elle les organise et convoque les contradictions et les oxymores à siéger
ensemble. « Notre possession est perte »180 écrivait Rilke. La nostalgie porte ici
sur l’ontos, c’est-à-dire sur l’être, et le remède à la perte de fusion élémentaire
avec la nature, cette perte qui constitue selon nous la singularité humaine, se
trouve dans la fuite vers une intériorité si profonde qu’elle vient rejoindre cette unité
perdue. De sorte que Rheingold explique que « la main qui flottait dans le monde
virtuel était plus qu’une simple main. C’était moi »181 .
Il s’agit d’une stratégie de dramatisation langagière, car tout ce que nous
179
Michel Haar, Le Chant de la Terre, L’Herne, 1987, p. 145
180
Rilke, Poésie, Seuil, 1988, p. 455
181
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 153
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
112
venons de nommer, tout ce que certains pensent, nous ne l’avons pas vécu. Si
selon certains « le problème que nous avons appelé « le retour au réel » est
central »182 , l immersion, au niveau social et collectif, est prévenue et anticipée
plus qu’expérimentée. Alors ne se pourrait-il pas que toute la réflexion ne
questionne pas la « réalité virtuelle » mais seulement le « réel actuel »? Ce
questionnement n’est-il pas contenu en ce dernier, depuis toujours?
Il nous semble que le principe de réel, c’est-à-dire le principe qui permet le
mouvement qui va de l’immersion émancipatrice à la sortie définitive, qui est aussi
un retour, en passant bien sûr par la navigation préventive, trouve son sens dans
des affects déjà anciens que la « réalité virtuelle » réactualise, revitalise et réactive.
Y-a-t-il fondamentalement dans le questionnement ontologique, que portent tous
les écrits sur la « réalité virtuelle », autre chose que l’interrogation suivante :
Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien? , ou sous une autre forme :
Avec la « réalité virtuelle », il pourrait très bien ne plus y avoir l’étant. Elle pourrait
nous en priver. Cela provoque l’angoisse qui est l’expérience du retrait de l’être,
déconstruction sauvage et effondrement de la totalité finalisée des renvois
ustensilaires constituant le monde, non l’étonnement qui est éblouissement devant
le don de l’être183 . La question « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien
» a été analysée par Heidegger bien avant l’apparition technologique de la « réalité
virtuelle », ce qui veut dire qu’en ouvrant le champ de ce questionné, on ouvrira
182
Claude Cadoz, Les Réalités virtuelles,Flammarion, 1994, p. 105
183
Michel Haar, Le Chant de la Terre, L’Herne, 1987, p. 101
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
113
par la même occasion le champ du « phénomène R.V. ». Or pour le philosophe
allemand, la question « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien? »
concerne l’étant en totalité comme tel. Si on croit qu’une telle question est vide de
sens, il faut alors entendre le vide « non pas [ comme ] le rien absolu, mais le vide
au sens de se-refuser, du se-dérober, donc le vide comme manque, comme
privation, comme urgence »184 . Ce n’est pas une question régionale, elle est la
première question quant à son rang, la plus digne d’interrogation et la plus
profonde. Cette profondeur est celle-là même qui questionne le fondement «
Pourquoi donc y a-t-il l’étant…? » En posant une telle question nous recherchons
le fondement, c’est-à-dire le sol, et dans les métaphores de la navigation nous
avions déjà trouvé l’image de ce sol, que Heidegger, dans son langage, nomme
Grund. De quel fondement l’étant est-il issu? Sur quel fondement se tient l’étant?
Vers quel fondement se dirige-t-il? Voilà ce que nous nommons le principe de réel
qui est à la source de la dynamique ontologique du « phénomène R.V. » chez les
théoriciens et dans les médias. Comment comprendre cette interrogation quant au
fondement? Le donné nous suffit-il? Y a-t-il même du donné? Pourquoi veut-on
partir pour revenir?
184
Martin Heidegger, Les Concepts Fondamentaux de la Métaphysique, Gallimard, 1992, p.
245
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
114
3.3. LA RAISON DU PRINCIPE
Nous avions déjà indiqué que la notion de « réalité virtuelle » signifiait en
même temps une réalité singulière et une réalité fidèle au modèle du « réel actuel
». Les théoriciens ne parviennent pas à choisir entre ces deux propositions, car
s’ils y arrivaient ils penseraient ouvrir alors de nombreux dangers. En effet, si la «
réalité virtuelle » était complètement originale, disons même abstraite du « réel
actuel », si elle contenait en elle son propre modèle, alors nous construirions le
risque d’une immersion sans retour, d’une perte de contact avec la réalité, avec la
vraie réalité. De plus, de quelle région surgirait ce modèle? Si par contre nous
défendions l’hypothèse que la « réalité virtuelle » doit être fondée sur un modèle
semblable, aussi proche que possible du « réel actuel », alors par là même nous
établirions un modèle normatif qui risquerait de fermer les potentialités de la «
réalité virtuelle » avant même qu’elles ne soient explorées. Cela donnerait la
fâcheuse impression que l’on désire éviter quelque chose, qu’un danger s’y cache
et, comme on le sait, le danger, le secret sont souvent des expériences attirantes.
On doit donc hésiter entre les deux, rattraper les excès de l’un par l’autre, comme
si finalement ils étaient inséparables et que c’était bien cette complexion qui
formait la singularité du « phénomène R.V. ».
Sans même nous en apercevoir la question essentielle est devenue celle du
modèle. Nous avons posé les questions : Sur quel modèle doit être fondée la «
réalité virtuelle »? Quel doit en être le principe? N’est-ce pas en partant des
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
115
causes de cette technologie que nous pourrons décrypter ce qu’elle ne nous dit
encore que d’une manière muette? En pensant nous avons en effet réfléchi au
fondement, à ce qui fondait cette technologie, à ce qui devait normativement la
fonder et aux buts que nous pouvions lui assigner. Le mouvement de la pensée se
penche sur cette origine comme sur la sienne propre, elle recherche peut-être une
symétrie entre son raisonnement, les modalités de celui-ci et ce sur quoi elle
raisonne. La question du modèle de la « réalité virtuelle », c’est aussi celle du
modèle de la pensée. Il faudra s’en souvenir. Philippe Quéau résume assez bien la
tension du principe de réel en écrivant que « le virtuel nous propose une autre
expérience du « réel ». La notion communément perçue de « réalité » se trouve
soudainement remise en question, du moins en apparence » 185 . Il distingue
implicitement le réel et la réalité, puisque même si le premier est écrit il n’est pas
exprimé, il ne réfère à rien dans la mesure où on parle d’expérience du « réel », ce
qui équivaut à la notion de « réalité ». Car cette dernière, avec son petit - é - et sa
féminité186 , n’est qu’une expression secondaire du « réel », c’est-à-dire la manière
dont nous percevons celui-ci, sa modalité et son actualisation humaines. Le « réel
» lui-même, s’il est quelque personne, doit être considéré comme une biffure,
comme l’impossibilité de le penser hors de notre expérience et de notre sensibilité,
185
Philippe Quéau, Le Virtuel, p.15, Champ Vallon, 1993. C’est nous qui soulignons.
186
Il y aurait à faire une analyse approfondie de l’utilisation et de la répartition, dans les
ouvrages théoriques que nous parcourons, des termes « réel » et « réalité » en sachant que le
premier est du genre masculin et le second du genre féminin. On verrait sans aucun doute se
dégager le visage d’une misogynie linguistique qui soumet toujours la « réalité », c’est-à-dire le
féminin, au « réel », le masculin selon un principe d’actualisation.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
116
hors d’une effectuation qui l’actualise. Quéau indique clairement que si, au premier
abord, la « réalité virtuelle » est une expérience autre que celle que nous propose
le « réel actuel », si elle est donc, en ce sens, une expérience de l’immersion et de
la perte, ce n’est là qu’une apparence. Cette expérience de l’immersion n’est pas à
sens unique, elle retourne aussi vers « la notion communément perçue de « réalité
» », c’est-à-dire vers ce que nous vivons encore aujourd’hui. Mais n’irréalise-t-elle
pas la « réalité » en nous en détachant? Ce serait là une conséquence pour le
moins contradictoire et effrayante : la « réalité virtuelle » nous priverait quelque
chose de l’essentiel, c’est pourquoi il convient de dire que « les images virtuelles
ne sont jamais seulement des images, juste des images, elles possèdent des
dessous, des derrières, des en-deçà et des au-delà, elles forment des mondes (…)
Celles-ci figurent le monde à leur façon et même le reconfigurent. Mais elles
peuvent aussi le défigurer. C’est pourquoi il faut veiller, réellement veiller »187 .
Nous apercevons bien cette apparence d’immersion contenue dans la «
réalité virtuelle », mais pourquoi n’est-ce qu’une apparence? Que cache-t-elle?
Quelle est la véritable profondeur de ce phénomène? Quels sont ses dessous, ses
derrières, ses en-deçà et ses au-delà? Et pour quelles raisons distinguons-nous
l’apparence de la profondeur en estimant, comme c’est habituellement le cas, que
le rang et la dignité de la première est supérieure à ceux de la seconde? C’est dire
là que le principe de réel n’est pas encore assez principiel, assez fondé. Son
principe ne se suffit pas à lui-même. Il nous faut aller à la recherche d’un principe
187
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 9
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
117
antérieur qui le motiverait.
Philippe Quéau est à notre connaissance le meilleur exemple de ce second
principe encore innommé, car sa pensée est exemplaire, on pourrait en retrouver
des traces chez les différents auteurs que nous avons jusqu’à présent analysés. Il
faut bien comprendre que les dissensus apparents entre Pierre Lévy, par exemple,
et Philippe Quéau n’en sont pas. Les plans fondamentaux de ces deux pensées nous pourrions étendre le champ des comparaisons -, sont identiques, peut-être
parce qu’ils dépendent moins de leurs auteurs que d’un certain destin historique de
la pensée occidentale. Quelles solutions propose Quéau pour sortir de l’aporie du
principe de réel et de la lacune des deux réalités? Comment la « réalité virtuelle »
peut-elle ne pas nous éloigner du « réel actuel », puisque tel semble être ici le
problème auquel nous nous confrontons?
Pour échapper à la dialectique des deux mondes, la solution semble très
simple, on parle d’une « fusion des mondes réels et virtuels »188 en s’appuyant
principalement sur les expériences de « réalités augmentées » où l’opérateur
peut visionner en même temps le monde qui l’entoure et des informations sur ce
dernier qui permettent de compléter la compréhension qu’il peut avoir de son
environnement. Que pouvons-nous penser de ces « réalités augmentées » du
point de vue du « phénomène R.V. »? Que signifient, fondamentalement, ces
expériences et l’usage théorique que l’on en fait? La « réalité augmentée », c’est
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
118
un « plus que le virtuel apporte au réel »189 . Reviendrons-nous brusquement à une
logique de l’accroissement après celle de la lacune, du creusement et du manque?
Comment la « réalité virtuelle » pourrait-elle apporter un plus au « réel actuel »
alors qu’elle manque de réalisme et que le « réel actuel » comporte la pesanteur
d’un excès de réalisme? Il s’agit ici de fonder en raison les deux types de réalité,
c’est-à-dire de leur apporter des assises sûres et stables qu’on ne saurait même
interroger. Ces réalités sont augmentées au sens où elles rendent plus grande, au
propre comme au figuré, la réalité en ajoutant quelque chose. Ce sont des
informations que l’on ajoute, des informations qui agrandissent la connaissance
que nous avons de la réalité. Ainsi à tel objet peut être associée sa description
scientifique, sa composition moléculaire par exemple. La description n’est plus
considérée comme un acte postérieur à la présentation des phénomènes, mais
comme un donné immédiat. Il ne s’agit plus de décrire, il suffit de recevoir
l’information. On comprend mieux en quel point réside « le plus » accordé à la
réalité. La lacune de celle-ci est effacée parce qu’il n’y a plus en elle l’émergence
d’un sens encore confus, une structure qui n’offre ni centre ni racine immédiats; il y
a déjà une signification organisée de manière normative, fonctionnalisée et
transmissible. Le « plus » de la « réalité augmentée » n’est pas simplement un
ajout, il affecte l’image que nous avons de notre environnement en rendant
simultané le monde et sa description. La transparence des informations doit donc
s’entendre comme une unification, disons même comme une confusion entre deux
188
Jérôme Tournier, Virtuel, vertus & vertiges in CD-Media n°9, avril 1995, p. 15
189
Ibidem
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
119
plans qui étaient auparavant séparés. Les bienfaits de cette augmentation sont
conçus dans un double sens. Premièrement ce sont les données informatiques qui
sont augmentées, dans la mesure où en les confrontant avec notre environnement,
nous leur donnons une signification et une légitimité qu’elles n’auraient pu avoir
normalement que par un déplacement conceptuel et un effort de notre part.
Deuxièmement, notre environnement se trouve immédiatement investi d’une
signification qui permet d’en combler les lacunes et qui rend possible la
structuration de sa structure, c’est-à-dire la mise à découvert de sa signification
latente, qui n’est plus même en attente mais qui est déjà présente et à notre
disposition.
Ce que nous avons nommé la dialectique des deux mondes, se trouve donc
comblé par la « réalité augmentée ». Chacune des deux entités est augmentée au
sens où elle apporte ce qui manquait à l’autre et où elles collaborent. Mais en quel
sens? L’association des données numériques et de l’environnement est fondée sur
l’idée que chacune des parties offre à l’autre son modèle et lui assure donc un sol
et une base suffisante. Ainsi le modèle du numérique devient l’environnement, le
numérique ne saurait s’en échapper, c’est à partir de lui qu’il lui est possible de se
déployer et ceci en prenant modèle sur les fonctions qui y sont, pense-t-on, déjà
présentes. Si le « lieu réel nous donne une base, nous assure une position »190 ,
grâce à une telle association le lieu virtuel nous accorde aussi un tel fond.
L’environnement physique nous offre, selon certains, le modèle du numérique qui
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
120
n’est pas considéré comme quelque chose d’autonome mais comme le résultat
d’une démarche de formalisation. En retour, l’environnement est considéré selon le
modèle numérique, il ne saurait exister que par lui. Un objet ne peut ici nous
intéresser que si son opacité est comblée, c’est-à-dire si une description, qui
donne l’effet d’être la plus exhaustive possible, est donnée. Comme le remarque
Pierre Lévy « le sens devient un possible, un objet de choix à partir d’une
puissance d’agir et de trancher : la montée de l’univers du calcul est indissociable
d’une aspiration à la liberté conçue comme un pouvoir d’action sur les choses et
de sélection parmi les sens »191 . On repère un pont si celui-ci est à abattre, si
aucune indication n’est apposée dessus alors il est insignifiant et insensé.
Cette coopération de modèles peut-elle s’étendre à l’ensemble de la «
réalité virtuelle »? Mais encore nous faudrait-il, pour répondre à cette question
essentielle, aller plus avant dans la question des modèles de la « réalité
augmentée ». En effet on peut penser, finalement, qu’il n’y a pas deux modèles,
mais un seul ou tout du moins un unique principe pour ces deux modèles. Il
s’agit là d’un cercle vicieux entre les données numériques et les données de
l’environnement, cercle qui est celui-là même de l’aller-retour fonctionnel. Les
premières justifient les secondes sur le même plan que les secondes les premières.
Ce plan consiste en un accroissement de la signification, compris en ce lieu
comme un ajout de descriptions scientifiques et normatives qui offrent à l’opérateur
190
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 24
191
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1988, p. 69
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
121
les raisons et les causes de ce qu’il voit. Le numérique trouve son modèle dans un
environnement dont les lois sont numériques et cet environnement trouve son
modèle dans une mise à découvert de ces mêmes lois numériques. C’est une
précession sans fin de la description et on ne sait plus très bien quel est le virtuel
et quel est l’actuel, qu’est-ce qui est augmenté et qu’est-ce qui augmente. À partir
de ce principe unique du modèle, fondé sur le sol d’une analyse scientifique et
rationnelle, on peut s’interroger pour savoir s’il existe dans la « réalité virtuelle » et
s’il permet de résoudre l’aporie que nous avons soulignée entre l’isomorphe et
l’originalité d’une réalité « sans précédent ».
Philippe Quéau tente de résoudre l’opposition entre ces deux voies en
remontant aux sources techniques de la « réalité virtuelle ». Celle-ci utilise en effet
des images de synthèse et comme on le sait ces images, avant d’être des
images, sont d’abord des chiffres192 . Leur description numérique est antérieure à
leur rendu visuel, de sorte qu’« elles sont d’abord du langage (…) Car ces «
images » rendues visibles n’épuisent pas pour autant la substance des modèles
formels qui les engendrent »193 . Le passage entre le virtuel et l’actuel est dès lors
compris comme le passage entre les modèles numériques et leur actualisation
visuelle, mais celle-ci n’est plus un mouvement de réalisation nécessaire, elle est
une dégradation qui émane d’un modèle élémentaire et essentiel. « Il y a donc un
dualisme de la représentation. L’image propose une représentation visible, le
192
Frédéric Louguet, La synthèse d’image sur micro-ordinateur, Dunod Tech, 1992.
193
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 30
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
122
modèle, une représentation intelligible » 194 , il s’agit dans les deux cas d’une
représentation et on s’interroge pour savoir de quoi l’image et le modèle sont la
représentation. N’y a-t-il pas quelque chose d’encore antérieur? N’est-ce pas le
principe lui-même? Il ne nous est pas encore possible de répondre à ces questions,
il nous est toutefois permis de comprendre qu’il y a une priorité du modèle sur
l’image qui n’est qu’un simple « déluge » 195 , de sorte que « pour comprendre
l’essence d’une image de synthèse, on ne peut se dispenser de chercher à
intelliger le modèle qui l’engendre »196 . Malgré ce que nous aurions pu penser, la
spécificité de la « réalité virtuelle » ne réside pas dans les images et dans les
sensations qu’elle offre, mais dans le processus de son actualisation qui en dernier
lieu nous mène à ses modèles numériques. On met ainsi en place une fracassante
césure dans l’histoire de l’image, puisque « les images et les représentations «
classiques » n’empruntent en règle générale que la « forme » de leur modèle, et
pas leur substance »197 alors qu’aujourd’hui avec les images de synthèse il devient
enfin possible de créer des images à partir de la substance de leur modèle, la
substance étant ici comprise et assimilée à l’analyse numérique de ces modèles
originaux. Ce que l’on désire exprimer par ce biais, c’est que l’aporie des deux
mondes doit être résolue par un acte que nous avons nommé « l’aller-retour
fonctionnel ». Il consiste à aller dans la « réalité virtuelle » pour revenir au « réel
actuel » et ainsi de suite.
194
Ibidem, p. 22
195
Ibidem, p. 201
196
Ibidem, p. 31
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
123
L’aller-retour est fonctionnel parce qu’il est soumis à un principe, qui est
aussi une exigence, que nous avons appelé le principe de réel. Ce principe est un
fondement qui nous assure que notre sol reste ferme, sol qui est celui du « réel
actuel ». C’est en ce dernier lieu, seulement, qu’il nous sera possible de trouver
une base assurée en accordant un primat au « réel actuel » sur la « réalité virtuelle
». Cette dernière ne peut exister qu’en vertu du premier et non pas l’inverse. Mais
ce principe de réel n’est aucunement suffisant car il laisse des brèches s’ouvrir, il
n’est pas assez fondé quant à sa démonstration. Un second principe, plus
principiel encore, s’ouvre dès lors à nous, c’est le principe de raison qui accorde
le primat à la rationalité. Nous ne savons pas encore très bien ce qu’est le principe
de raison, mais remarquons avec Jacobson que « l’idée selon laquelle nous
pouvons comprendre l’essence des choses, leur « âme », grâce à la technologie,
est un concept vraiment révolutionnaire »198 . Que veut dire par là le théoricien?
C’est qu’en revenant de la « réalité virtuelle » nous comprenons que le « réel
actuel » a aussi une « âme » et que celle-ci réside dans sa formalisation
numérique, mais cette formalisation n’en est plus vraiment une, ce n’est pas une «
âme » que nous avons créée, mais plutôt que nous avons découverte et qui existe
donc d’une manière première et naturelle. L’apport de la « réalité virtuelle » au «
réel actuel » consiste donc dans le fait que nous ressentons une symétrie entre
ces deux mondes et que malgré les dangers de la première, nous arrivons à
197
198
Ibidem, p. 21
Bob Jacobson, VR World in CD-Media n° 9, avril 1995, p. 12
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
124
penser plus concrètement qu’auparavant la modélisation de notre environnement
naturel. Lui aussi est soumis à des chiffres.
Avant de décrire le mouvement d’aller et de retour rationnel entre ces deux
mondes et de préciser la relation entre ces deux principes, nous devons souligner
le fait que ce principe de raison rendu à sa matérialité grâce à ces êtres de raison
que sont les images de synthèse, est un principe déjà ancien dont la formulation
s’énonce ainsi chez Leibniz : nihil est sine ratione et que l’on traduit par : rien
n’est sans raison. La « réalité virtuelle » a ses raisons comme toute chose et c’est
à partir de celles-ci qu’il nous serait enfin possible de comprendre son sens et son
essence. C’est uniquement en amitié avec ces dernières que nous pourrions
établir la liste de nos revendications et de nos désirs face à cette technologie. Ce
que dit le principe de raison semble clair, puisque l’entendement humain cherche
de tous côtés la raison pour laquelle ce qu’il rencontre est tel qu’il est, et ceci
toujours et partout. Le principe de raison ne porte pas seulement sur des éléments
extérieurs, il suggère aussi que l’entendement cherche sa propre raison, au sens
où il exige que ses propres assertions et affirmations soient fondées. « Seules les
assertions fondées sont intelligibles et conformes à la Raison »199 écrit Heidegger.
Nous commençons à apercevoir pour quelles raisons les théoriciens du virtuel
parlaient de la « réalité réelle »200 et de la « vraie réalité », c’est-à-dire pourquoi ils
identifiaient la question de la vérité à celle de la réalité. Ce qui est fondé en raison
199
Martin Heidegger, Le principe de raison, Gallimard, 1989, p.43
200
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 41
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
125
est vrai, ce qui est réel exige une fondation en raison et « la nature des choses
recèle une raison pour laquelle quelque chose est, plutôt que rien ne soit »201 . On
pourrait bien sûr s’interroger sur les motivations d’un tel parcours, mais cette
recherche des raisons n’a-t-elle pas lieu dans toute la pensée représentative
humaine? N’est-elle pas constitutivement liée à notre humanité? N’est-ce pas le
fait que sans même le savoir « partout, lors de notre séjour dans le monde, lors de
notre voyage sur terre, nous sommes en route vers les raisons et vers le fond.
Nous sondons tout ce que nous rencontrons, et souvent de façon toute
superficielle (…) Pour les assertions qui sont émises sur ce qui nous entoure et
nous concerne, nous exigeons qu’on les fonde. Sonder et fonder caractérisent
toutes nos démarches » 202 . Il y aurait tout lieu de croire que la simplicité, la
brièveté même du principe de raison exige qu’avec lui on s’arrête juste après
l’avoir énoncé puisque « 5 et 7 font 12. Gœthe est mort en 1832. À l’automne, les
oiseaux migrateurs s’envolent vers le Sud»203 . Et pourtant il y a en ce principe
quelque chose d’énigmatique dont nous ne pouvons souligner ici que quelques
traits grossiers suggérés par Heidegger.
Dans la formule « rien n’est sans raison » il y a deux négations « rien ne »
et « sans » qui valent une affirmation, que l’on peut traduire de la sorte : tout ce qui
est a une raison. Par là on joint ce qui est à la raison grâce à un lien
201
Martin Heidegger, Le Principe de Raison, Gallimard, 1989, p. 89
202
Ibidem, p.58
203
Ibidem, p. 51. Traduction légèrement modifiée.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
126
d’appartenance, et l’« âme » de ce qui est en est la raison. Le principe dans sa
forme affirmative devient une constatation : tout a une raison, et pourtant pouvonsnous vérifier une telle assertion? N’avons-nous pas, à nos yeux, des fragments,
des points de vue plutôt qu’une totalité? Le principe reste ainsi un principe,
quelque chose d’a priori dont la forme négative est plus explicite que l’affirmative
qui se donne telle une constatation impossible. Le principe de raison englobe toute
chose, dont le principe lui-même : quelle est la raison de ce principe? Quel en est
le fondement?
Comme l’exprime le philosophe allemand « le principe de raison est le
principe de tous les principes »204 . Il ne s’agit pas d’un principe parmi d’autres, il
est beaucoup plus principiel que les autres au sens où il les rend possibles. Tout
principe a besoin du principe de raison pour être fondé. Mais selon Leibniz il est un
principe plus fondamental encore, c’est celui de l’identité, qui dit que A=A. Cette
identité signifie l’appartenance mutuelle des choses différentes au sein du même,
ou encore l’appartenance mutuelle des choses différentes sur la base et sur le sol
du même. Nous retrouvons sur notre chemin la question du sol, de ce qui donne et
de ce qui assure une base stable et rassurante, un fond. Or avec la « réalité
virtuelle », comme avec toute chose, on cherche la raison et l’identité, et à cette fin
il faut un fond. C’est le principe de raison qui donne le fond, non celui d’identité,
donc c’est le premier qui est le plus principiel. Quel est l’intérêt de tout cela? Si le
principe de raison est le principe des principes, en s’approchant de lui on
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
127
s’approchera aussi de ce qu’est le principe et donc de ce qui motive la recherche,
en général, des principes. On comprend aisément pourquoi avec la « réalité
virtuelle » on en arrive finalement à la question de sa raison, car c’est en cette
ultime question que viennent se condenser toutes les autres. Mais il faut savoir
écouter cette question, car elle n’en est pas véritablement une. Lorsqu’on
demande quelle est la raison de la « réalité virtuelle » ou d’autre chose, on
suppose que soit défini ce qu’est la raison, de fait on laisse la raison dans une
obscurité que l’on voile par une évidence apparente.
Il y a assurément un cercle dans le principe de raison, car on ne saurait le
dégager de lui-même, c’est-à-dire ne pas soumettre le principe de raison au
principe lui-même. Or à la question : quelle est la raison du principe de raison?
nous ne voyons au premier abord qu’un jeu verbal, pour ensuite comprendre que
c’est le cercle de cette phrase qui constitue celui du principe. Dans ce principe, le
principe lui-même n’est pas soumis à ce qu’il exige. Il doit rester dans l’évidence et
dans la clarté, il est un principe, disons même un axiome, une proposition qui n’est
pas soumise au jeu des raisons. Fait étonnant, le principe de raison est sans
raison et vient donc contredire l’appel lancé par le principe. Comme le remarque
Heidegger « la contradiction est manifeste. Or ce qui est en soi contradictoire ne
peut être. Ainsi parle le principe de contradiction » 205 . Le principe de raison
n’existerait-il pas? Mais Hegel dans La Science de la Logique montre combien la
204
Ibidem, p.52
205
Ibidem, p. 70
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
128
contradiction et le conflit ne sont pas une raison s’opposant à ce qu’une chose soit
réelle. La contradiction est bien plutôt la vie interne de la réalité du réel. Ce point
nous intéresse tout particulièrement, nous qui n’avons cessé jusqu’à présent de
croiser des contradictions. Nous pouvons remarquer c’est que finalement « le
principe de raison sans raison - voilà qui nous paraît irreprésentable. Mais
irreprésentable ne veut aucunement dire impensable, s’il est vrai que la
représentation n’épuise pas la pensée »206 . Alors qu’en est-il de la représentation
et de son lien avec le principe? Il semble que le principe de causalité « aucun effet
n’est sans cause » soit une autre modalité du principe de raison, et nous nous
interrogeons pour savoir, une nouvelle fois, ce qui exige de la pensée humaine
qu’elle se représente les choses de cette manière, en en demandant les raisons.
C’est que, selon Heidegger « il faut que l’acte de représentation, s’il doit être
connaissant, ap-porte à la représentation la raison de la chose rencontrée, c’est-àdire la lui rende »207 . Sous cette formule complexe on veut signifier un autre cercle,
celui-là même de la représentation qui désire se garantir d’elle-même en se
garantissant de ce qu’elle représente. Il s’agit là d’un tourbillon générateur de sens
qui nous entraîne à penser le principe de raison comme la forme dominante de la
représentation. La représentation est tout d’abord une présentation, c’est-à-dire
quelque chose qui se pose devant nous et que nous rencontrons. Mais pour que
cette rencontre ait lieu, encore faut-il que cette chose tienne debout, ait une
consistance. Et c’est cela même l’objet, c’est-à-dire une chose rencontrée qui est
206
Ibidem, p. 72
207
Ibidem, p. 79
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
129
amenée à tenir debout dans la représentation. Il y va donc d’un acte plus que d’un
donné, d’un acte qui en objectivant les choses, les transforme en objets.
Avant de reprendre notre questionnement sur le principe de raison, nous
pouvons nous demander quel est le rapport de cet dernier avec la question du «
phénomène R.V. ». Nous apercevons dans le corpus de textes que nous
analysons, une simple phrase, juste une proposition qui explique que la « réalité
virtuelle » permet de « traduire des abstractions sous forme d’objets que l’on
pourrait reconnaître concrètement »208 . Par là se fait le passage entre l’abstrait et
le concret, passage que nous avons déjà souligné dans la précédente partie sur
l’absolu. C’est dans la mesure où la raison des images de synthèse sont des
modèles arithmétiques, que nous pouvons voyager, dans un aller et dans un retour,
entre l’abstrait numérique et le concret phénoménologique. Mais il ne s’agit plus
d’un simple voyage d’une berge à l’autre, il s’agit d’une identification au sens où la
« réalité virtuelle » et le « réel actuel » se tiennent maintenant sur un même sol et
sur une unique base. Ainsi selon Philippe Quéau ce qui justifie l’intérêt pour les «
réalités virtuelles » est leur réalisation et leur mise en acte, c’est-à-dire leur
actualisation par laquelle elles passent dans le domaine du « réel actuel ». C’est
dire si « on doit s’efforcer de mettre au jour ce qui est virtuellement présent en eux,
à savoir les modèles intelligibles qui les structurent et les idées qui les animent. La
« vertu fondamentale » des mondes virtuels est qu’ils ont été conçus en vue d’une
208
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p.90
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
130
fin. C’est cette fin qu’il faut réaliser, actualiser » 209 . L’aporie se trouve ainsi
définitivement réduite, disjointe d’elle-même, elle retourne au néant. Par la « réalité
virtuelle » on objective et on finalise suivant le principe de raison aussi bien le
numérique que le phénoménologique. On comble les lacunes des deux en rendant
le numérique objet, c’est-à-dire image, - il devient ainsi représentable -, et le
phénoménologique significatif. À cette fin, soit on lui adjoint des informations
numériques, soit on souligne l’idée qu’il ne pourrait bien être, à sa manière, qu’une
simple « réalité virtuelle », c’est-à-dire fonctionner de la même façon qu’elle, selon
un plan sous-jacent et intelligible qu’il s’agit de saisir.
On s’interroge pour savoir « comment opérer la réintégration de l'expérience
du virtuel dans le réel? Cette réalité potentielle du virtuel peut, en retour, nous
amener à réfléchir sur l'essence de la réalité « réelle ». Si le virtuel peut contribuer
au réel en le faisant advenir, nous ne sommes plus loin de penser que le réel peut
être assimilé, au moins quant à son devenir potentiel, à une sorte de virtualité
réelle. La réalité virtuelle nous donne accès aux virtualités du réel. Les mondes
virtuels issus de notre création nous font entrevoir la possibilité que le réel luimême soit une sorte de cyberspace « réel » »210 . Dès lors « il ne s’agit plus à
proprement parler de représentations mais plutôt de simulations. Les images
tridimensionnelles « virtuelles » ne sont pas des représentations analogiques d’une
réalité déjà existante, ce sont des simulations numériques de réalités nouvelles.
209
210
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 28
Ibidem, p. 47
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
131
Ces simulations sont purement symboliques, et ne peuvent pas être considérées
comme des phénomènes représentant une véritable réalité, mais plutôt comme
une fenêtre artificielle nous donnant accès à un monde intermédiaire, au sens de
Platon, à un univers d’êtres de raison, au sens d’Aristote. De cette réduction
symbolique, qui est aussi une réduction de réalité, on est cependant en droit
d’attendre une augmentation d’intelligibilité » 211 . On aperçoit distinctement que
cette « réduction de réalité » et cette « augmentation d’intelligibilité »
reconduisent à leur manière la même aporie que celle des deux mondes, toutefois
elles distinguent implicitement deux termes du raisonnement, avec d’une part le
quid facti, ce qui est de fait : la lacune d’une diminution de réalité, et d’autre part un
quid juris, où l’on serait en droit ou plutôt en devoir de demander quelque chose en
échange : la lagune d’une plus grande intelligibilité. Nous voyons bien qu’il y a, là
comme ailleurs, une tension qui pousse parfois jusqu’à la contradiction, entre la
connaissance et la vie, entre ce que la raison veut et ce qu’elle perçoit. Il est très
clair que pour certains la « réalité virtuelle » n’est qu’un moyen afin de soustraire
l’humanité à une éternelle tension et
résorber ce nœud de différences et de
différenciations problématiques. Bref pour éteindre l’horizon de la question.
Nous sommes mainte et mainte fois appelé à fournir la raison d’une chose
et puis d’une autre. Nous n’écoutons même plus la nécessité de cet appel. Nous le
subissons et dès lors il devient une dissimulation plus qu’un champ du profond et
du lointain. Malgré le fait que le principe n’ait été découvert ou inventé qu’à partir
211
Ibidem, p. 18. C’est nous qui soulignons.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
132
du XVIIème siècle par Leibniz, il y a une « grande puissance du principe de raison
» 212 et de son appel : seul est accepté, comme une chose qui tient sûrement
debout et à laquelle on peut faire confiance, l’objet, et avec lui nous pourrons dire
avec certitude : il est. Or que voyons-nous dans le manuscrit de Leibniz? Un mot
est souligné : « Ratio » et un peu plus bas est écrit qu’une cause première doit
exister et que cette ultima ratio rerum est dieu. Le principe de raison, comme son
nom l’indique, semblait devoir rester rationnel et finalement nous nous retrouvons
devant dieu qui apparaît comme la seule justification finale du principe.
Retrouverons-nous cette idée de dieu dans les théories du virtuel? Philippe Quéau
nous répond en expliquant qu’il a « une intuition fondamentale : derrière
l'apparence des choses il y a quelque chose d'insoupçonné, d'incroyable, de
merveilleux, qui se tient tapi, caché, incommensurable. Derrière le monde, ou audelà de lui, il y a un autre monde. Le virtuel peut nous rendre très opportunément
et très pédagogiquement sensible à cette notion de passage, au moment d'enlever
le casque, de débrancher le simulateur. En revenant au réel, on saisit intuitivement
le sens d'une augmentation de la qualité perceptive, de la qualité substantielle d'un
réel que le virtuel ne saurait atteindre, mais qu'il pourrait contribuer à mettre en
valeur, à rehausser (…) L'apparence des choses pose, comme en négatif, la base
d'une substance indécelée, mais néanmoins présente, puisque son apparente
absence nous fournit cependant matière à la penser, à la conjecturer, à la déceler
»213 . Nous avons affaire là à une insistante logique néo-évangélique. Selon cette
212
C’est le titre de la quatrième section de l’ouvrage de Heidegger, Le Principe de Raison.
213
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 48
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
133
rhétorique, l’absolu, c’est-à-dire dieu, ne peut être que conjecturé mais jamais mis
à découvert et c’est dans ce voilement même qu’une présence se révèle : « Tu
veux de moi la vérité; dans le secret tu m’apprends la sagesse »214 , ainsi parle le
croyant.
Le rôle de la « réalité virtuelle » se trouve dédoublé dans un pôle positif et
un autre négatif. D’une part, elle rend visible l’invisible numérique et nous rend
conscient que le « réel actuel » est lui aussi fondé sur des chiffres. Ce sont les
modèles qui assurent un sol commun à la « réalité virtuelle » et au « réel actuel »,
c’est-à-dire finalement une certaine identité entre les deux. L’objet technologique
est assimilé à la terre promise, à une recherche originaire qui trouverait enfin son
rivage et sa fin. D’autre part, par un flux et un reflux inévitables, c’est grâce à sa
déficience que nous ressentons une nouvelle fois, et plus que jamais, l’efficience
du « réel actuel », sa réalité et sa vérité. Une nouvelle terre promise. On pourrait
penser que l’ambiguïté métaphysique de la question du fond et du fondement ne
se résorbe pas complètement dans la clarté fonctionnelle de la ratio technologique,
mais que les deux collaborent pour laisser surgir cette ambiguïté.
Nous comprenons aisément quelle est la stratégie d’une telle démarche et
ce qu’elle tente de combler. En remontant aux raisons de la « réalité virtuelle » on
n’applique pas seulement pragmatiquement un principe, on parvient à trouver dans
214
Arvo Pärt, Miserere, The Hilliard Ensemble Orchester der Beethoven Halle Bonn, ECM
Records, 1991
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
134
ces raisons le retour et la garantie de ce principe qui lie irrémédiablement la «
réalité virtuelle » au « réel actuel ». Mais à cette fin on est bien obligé de
soumettre les images aux modèles, ce qui semble pour le moins problématique.
Car si l’immersion, comme affect, semblait devoir avoir recours aux images et à
leur réalisme visuel, c’était finalement pour mieux dissoudre cette fascination
délétère. On s’assure que « l’expérience sensible du « virtuel » est
fonctionnellement liée à sa compréhension “intelligible”, et réciproquement. Le
modèle et son image sont constitués l’un par l’autre. Il y a un aller-retour
permanent entre l’intelligibilité formelle du modèle et la perception sensible de
l’image »215 et par cet aller-retour on croit rééquilibrer les données de l’expérience
visuelle et les exigences de la raison, mais en plus de cela on fait de l’intelligibilité
le nœud du problème puisque c’est bien elle qui permet de garantir l’actualisation
de la « réalité virtuelle », c’est-à-dire le retour au « réel actuel ». Mais qu’est-ce
que cette intelligibilité? Est-elle capable de prendre le dessus sur les images
virtuelles et sur les images réelles? La hiérarchie du principe d’intelligibilité est
double parce qu’elle s’applique aussi bien à la « réalité virtuelle » qu’au « réel
actuel ». Pour la première qui est constituée d’images, Quéau estime que l’image «
n’est en aucune manière l’empreinte ou le reste d’une histoire. La raison en est
simple : l’œuvre n’est pas le plan lumineux qui s’affiche à l’écran mais le
programme sous-jacent. L’image n’est qu’une des instances de l’œuvre réelle,
l’émanation visible d’une essence logique »216 . La hiérarchie entre le modèle et
215
216
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 22
Ibidem, p. 102. C’est nous qui soulignons.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
135
l’image est si forte et si indéniable, qu’elle en vient à dissoudre l’image dans le
modèle. On accorde les qualités du modèle à l’image qui n’a, on l’aura compris,
aucune autonomie et aucune singularité, « le visible ne peut pas dépasser en
beauté l’intelligible car c’est l’intelligible qui donne sa beauté au visible et non
l’inverse »217 . L’espace virtuel « en tant qu’il est expérimenté, est donc une image
(l’image d’un modèle) et non une réalité substantielle »218 , de sorte que l’image
n’existe même pas, parce qu’elle doit toujours être saisie dans la dépendance de
la véritable réalité, comprise ici comme « réalité virtuelle » et « réel actuel », c’està-dire du véritable principe de réalité qui est toujours et en tout point le seul
modèle
algébrique.
Les
caractéristiques
de
celui-ci
semblent
résider
principalement dans la question du temps ou plutôt dans sa négation pure et
simple puisqu’il est « hors du temps » et qu’il « n’est en aucune manière
l’empreinte ou le reste d’une histoire ».
Maintenant essayons d’être pragmatique. Soumettons ces exigences
hiérarchiques à l’intelligence pratique, puisque si dans un premier temps Quéau
avait soumis la « réalité virtuelle » à la question de ses raisons, c’était en prenant
le masque de la question pratique. Que pouvons-nous comprendre concrètement à
ces modèles? Qu’y a-t-il à penser dans ces programmes informatiques? S’agit-il
d’une réalité, disons même de la réalité? On peut répondre que « le découpage de
la réalité n’y est pas fait autour d’un pôle de signification, mais suivant une logique
217
Ibidem, p. 139
218
Ibidem, p. 20
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
136
purement opératoire »219 . Est-il possible de penser que le plus haut degré de la
signification est « une logique purement opératoire »? N’est-ce pas le fait d’un
réductionnisme simplificateur? Qu’est-ce que cette pure logique? Est-elle même
encore un logos? Peut-on y entendre quelque chose? On pourrait analyser cette
exigence de réductionnisme logique en la mettant en regard avec le fait
épistémologique que la cybernétique est fondée sur un projet de philosophie
analytique et que celle-ci a reconduit, à sa manière, le vieux projet de découvrir
une langue universelle et une manière de raisonner sans frontière qui, grande et
absolue, perd toute opacité et toute signification.
Nous nous contentons ici d’indiquer que la compréhension de la hiérarchie
entre l’intelligible et le sensible comme nœud de l’organisation ontologique,
appartient à la philosophie platonicienne. On retrouve le plus célèbre exemple de
cette hiérarchie dans le dialogue entre Socrate et Glaucon nommé l’Allégorie de la
caverne 220. Et d’ailleurs Philippe Quéau n’est pas le seul à avoir recours à ce récit;
Howard Rheingold lui même insiste sur le fait qu’elle permet de dire qu’« il existe
un monde réel dans le cosmos de Platon, mais on ne le voit jamais directement.
On voit une illusion de la réalité, un monde virtuel » 221 . On peut tout d’abord
remarquer que selon Platon on peut voir directement le monde réel des Formes
Idéales et être « en état de regarder le soleil lui-même, non pas son reflet dans
219
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p. 75
220
Platon, La République, Flammarion, 1966, 514a à 517a
221
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 301
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
137
l’eau ou dans d’autres milieux, mais lui-même vu en lui-même, en son lieu propre
» 222 , c’est d’ailleurs tout l’enjeu de l’Allégorie que de parvenir à une telle
démonstration. Or cette erreur n’est pas anecdotique : si de nombreux théoriciens
transforment la hiérarchie ascendante de l’Allégorie en transcendance pure et
simple, c’est qu’il s’agit de l’une des interprétations scolastiques, c’est-à-dire
chrétiennes de la Caverne. Le mépris par rapport à la singularité de l’image, c’està-dire l’image elle-même sans référence à une extériorité qui viendrait lui donner
sens, provient aussi de la tradition platonicienne et lorsque Philippe Quéau estime
que « le propre des images, c’est d’être des images de quelque chose. L’image ne
peut subsister par elle-même. Elle n’est en soi ni matérielle ni intelligible (…)
L’image est un reflet »223 , il faut se souvenir que dans l’Allégorie les reflets de la
caverne sont une métaphore des œuvres d’art, les formes les plus méprisables et
les plus redoutables.
De plus, si la « réalité virtuelle » nous fait prendre conscience que « par
essence, la présence n’est ni représentation ni distance »224 , la double négation
n’est pas sans rappeler celle du principe de raison. Nous en avons retrouvé
d’autres traces dans les oxymores et contradictions que nous avons déjà repérés
et qui, tous, indiquent une tension ontologique essentielle. Car si nous ne pouvons
mettre la présence, qu’elle soit virtuelle ou réelle, du côté d’une représentation
222
223
224
Platon, La République, Flammarion, 1966, 516b.
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 177
Ibidem, p. 17. C’est nous qui soulignons.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
138
subjective ou d’une distance objective, c’est bien qu’on ne peut l’enfermer dans
une catégorie stable, c’est-à-dire sur un sol fiable, c’est-à-dire sur une identité
garantie. La crevasse laissée par un tel questionnement est finalement résolue par
la baguette magique des raisons de la « réalité virtuelle » qui enfin nous met face à
face avec la chose même, ce vieux rêve. Comme l’affirme sans scrupule Philippe
Quéau, avec Hegel « la conscience est d’un côté conscience de l’objet, d’un autre
côté conscience de soi-même (…) Elle paraît incapable d’aller pour ainsi dire par
derrière pour voir l’objet comme il n’est pas pour elle, et donc comme il est en soi.
» Hegel ne pouvait pas prévoir que les mondes virtuels nous feraient sortir des
assignations spatiales si statiques ( le « côté », le « derrière »…) pour nous faire
toucher l’objet « en soi », dans sa pure existence formelle »225 . Il y a de quoi
s’étonner et même d’être quelque peu énervé par de telles affirmations qui se
fondent sur de prétendues expériences et faits technologiques, mais remarquons
encore une fois que cette tension ontologique est conjurée plutôt qu’effacée
puisqu’on écrit, et ce n’est pas un hasard, « l’objet « en soi » » alors que dans ce
contexte il faudrait dire « la chose en soi », l’objet est en effet déjà marqué par de
la subjectivité, une marque, une trace que l’on ne parvient donc pas à effacer
absolument.
Si certains désirent rendre matérielle « la pure abstraction codée »226 du
programme, c’est-à-dire ce qui justement n’est pas matériel, c’est en faisant
225
226
Ibidem, p. 102
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p. 11
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
139
violence à leur propre discours, c’est en le tordant, en le rendant contradictoire et
finalement en le brisant, parce qu’il y a, selon eux, quelque chose d’intolérable
dans l’imparité et la dissemblance de l’onto-logique, dans la non-correspondance
entre l’ontos et le logos ou tout du moins dans le fait que cette correspondance ne
puisse être assurée d’une manière définitive et indiscutable. La « réalité virtuelle »
offre une base fantasmatique à la réalisation de l’équation du principe de raison
entre « l’intelligibilité formelle du modèle et la perception sensible de l’image »227 ,
et il ne s’agit pas là d’un simple aller-retour puisque celui-ci devrait encore
témoigner d’une différence inassimilable. Il s’agit en ce point d’une identité assurée
par un sol commun, par un fond unique, entre le formel et le sensible. Que ce
dernier soit mis dans l’unique dépendance du premier, cela doit nous questionner
car concrètement que pouvons-nous tirer d’un programme et de ses formules,
nous qui ne l’avons pas mis au point? Qu’y a-t-il de si intelligible et de si éclairant
dans ces lignes de chiffres? Pour quelles raisons peut-on dire que « saisir les
modèles sous-jacents aux apparences pour voir vraiment »228 est ce qui spécifie la
pédagogie de la « réalité virtuelle »? C’est peut-être que l’on désire « voir vraiment
», c’est-à-dire identifier la vision sensible à la vérité rationnelle et croire que si l’un
ne va pas sans l’autre, c’est qu’une lacune s’ouvre. On préfère effacer la finitude
en ne voyant dans les images que des matérialisations sensibles de modèles, qui
sont eux-mêmes des formalisations intelligibles d’une idée fondamentale que
Philippe Quéau, à la manière de Platon, nomme le paradigme. Le paradigme est
227
228
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 22
Ibidem, p. 79
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
140
cet être étrange que nous ne pouvons jamais voir, mais que nous décelons
derrière des voiles, ceux de l’image et puis ceux du modèle. Il est trop pur, trop
divin pour que l’on puisse, nous, pauvres êtres humains, le saisir à deux mains. On
ne peut en avoir que des effluves, des dégradations, des restes abominables, car
ce n’est pas seulement l’image qui est une dégradation, c’est aussi, nous le
découvrons, le modèle. Il y a en effet autant de modèles que de programmes et il
faut à tout prix dissoudre la pluralité dans l’unité comprise comme seul fondement
possible de l’identité entre l’être et la pensée. Philippe Quéau définit le paradigme
ainsi : « l’œuvre virtuelle a pour origine une idée. Le paradigme, qui est la version
formelle et intelligible de l’idée, qui est le modèle de tous les modèles possibles de
l’œuvre, c’est-à-dire le méta-modèle »229 .
À partir de ce point Philippe Quéau se fonde sur deux traductions du
Fragment 3 de Parménide pour montrer que le paradigme est la solution. Il traduit
ce fragment ainsi : « le même, lui, est à la fois penser et être » et « le même est à
penser et à être »230 . Si le même c’est ce qui ne change pas, c’est-à-dire s’il s’agit
du paradigme, alors il est à penser et à être, c’est-à-dire aussi bien virtuel qu’actuel
et c’est en lui que l’on peut chercher non seulement le principe de réalité mais
aussi celui de raison. Il est très intéressant de remarquer que Philippe Quéau
évacue, sans autre explication, la traduction la plus courante de Parménide et qui
est « penser et être sont la même chose ». Il recouvre même cette traduction
229
230
Ibidem, p. 200
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 91
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
141
possible par les deux autres, auxquelles il trouve, il faut bien le dire, un sens tout à
fait différent. Car selon les deux traductions retenues, « la leçon de Parménide est
sans équivoque » 231 . Elle nous convie à considérer le même comme la
complexion entre penser et être, pour simplifier entre le logos et l’ontos. Ainsi
l’onto-logique est fondé sur l’idée du même, de ce qui ne change pas. Dire que
cette leçon parménidienne est sans équivoque c’est rompre avec toutes les
précautions que se doit de prendre un historien de la philosophie qui ne cherche
pas tant les solutions qu’il ne tente d’intensifier les questionnements. Or comme l’a
montré Heidegger à travers toute son œuvre, la sentence parménidienne est la
plus équivoque et la plus problématique qui soit, parce qu’elle nous pose les
questions du fondement de l’ontologie, la complexité de ce rapport entre l’être et la
pensée, qui loin de devoir s’identifier, doit persister comme question. À moins de
cela on risquerait de cesser de penser; par une telle résolution, qui est ici
oblitération pure et simple, on risque de devenir arbitraire et injuste à l’égard de la
tradition philosophique. Si la sentence de Parménide n’était pas en soi
problématique, on se demande bien ce qui aurait poussé dans l’histoire quelques
individus à réfléchir, ces individus que l’on appelle les philosophes. Si on pouvait
garantir comme une chose évidente l’identité et le sol commun entre la pensée et
l’être, alors on ferait exactement la même erreur que Philippe Quéau.
Qu’est-ce que le paradigme? Peut-on en donner une définition et si possible
lui faire correspondre une expérience afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une
231
Ibidem, p. 92
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
142
simple illusion construite par l’esprit? La seule démonstration que l’on puisse
donner de ce paradigme est d’ordre logique : c’est le mouvement du discours qui
l’impose et rien de plus. On remonte de l’image au modèle et parce qu’il faut, sans
que l’on s’interroge le moins du monde sur cette nécessité, avoir face à soi de
l’imperturbable et de l’identique, on remonte au paradigme, c’est-à-dire à un degré
supérieur de généralisation et d’abstraction. « Une idée, par essence, n’est pas en
mouvement. Elle ne subit aucune passion, ni aucune pression » 232 , tout comme le
paradigme qui n’est qu’une chimère conceptuelle parce qu’elle correspond
exactement aux exigences de la raison et ne lui oppose aucune résistance. Le
paradigme réalise le vœu le plus cher de la raison : être enfin « délivré de la
tyrannie du hasard et de la matière »233 . Quelque chose qui donne du plaisir à être
pensé et qui est facile à penser, donne aussi l’effet d’exister, mais ce n’est là qu’un
effet. D’ailleurs c’est l’identité de la pensée et de l’être qui garantit l’actualisation du
principe de raison, car si, en principe, les deux devaient toujours admettre un
certain décalage et déphasage, alors on ne pourrait pas penser absolument les
raisons d’une chose parce qu’elle resterait chose, parce que ce qu’elle est et ce
que l’on pense qu’elle est ne pourraient pas exactement et totalement se
correspondre. Affirmer que « l’image numérique est en constante métamorphose
parce qu’elle reste toujours au plan de la conception »234 , qu’« il n’y a plus de
création que celle d’un algorithme irréductible. L’artiste n’a plus à viser le message
232
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 175
233
Ibidem, p. 170
234
Pierre Lévy, La Machine Univers, La Découverte, 1987, p. 56
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
143
mais la source, non plus un objet actuel mais un univers de possibles » 235 et
accorder par là même un primat à la conception paradigmatique, c’est procéder de
la même stratégie conceptuelle. Les Icares du virtuel remontent à grand pas
jusqu’à une improbable source. Il faut remonter, une à une, les marches d’un
imaginaire escalier et parvenir finalement à un mystère que l’on nommera ici
paradigme, tout comme Platon parlait de la dialectique, cette étrange matière, si
étrange que bien qu’elle constituât l’ultime stade de sa pédagogie, elle ne pouvait
pas être exprimée, elle débordait les ressources du langage, on ne pouvait alors
qu’en donner une vague idée, s’en rapprocher sans jamais l’atteindre
véritablement.
Quel est ce lieu ultime? On aurait tout lieu de penser qu’il s’agit de l’endroit
où l’ontologique et le théologique se rencontrent, puisque lorsque le théoricien du
virtuel annonce que « les nombres sont avant les formes »236 , cela ne va pas sans
rappeler la cabale où le langage est antérieur à l’être. Mais « le langage est
quelque chose qui appartient à l’essence de la finitude humaine. S’imaginer un
dieu qui parle est un non-sens absolu »237 . « Les nombres sont avant les formes »
c’est peut-être là le mystère d’une terrible inversion entre le concret et l’abstrait,
entre ce qui est construit et ce qui est de quelque manière donné ou plutôt offert
dans le secret. Il s’agit là de donner corps et chair à l’immatériel. À mesure que
235
Ibidem, p. 62
236
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 162
237
Martin Heidegger, Les Concepts Fondamentaux de la Métaphysique, Gallimard, 1992, p.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
144
nous semblons nous rapprocher de l’ultime pensée à propos de la « réalité virtuelle
» le ton devient plus solennel et les références à la religion plus fréquentes. On
parle d’un chercheur comme d’un « Moïse écartant les flots de la mer Rouge et
indiquant le chemin de la terre promise », on parle de « révélation », d’«
expérience de conversion » , de « conversion religieuse à l’informatique interactive
» , d’« âme convertie à la cause de la réalité virtuelle » , ou encore de « rite
baptismal » où « l’exploration des réalités virtuelles est une manière d’apprendre à
être de nouveau un enfant »238 . D’ailleurs le paradigme n’est-il pas comme un dieu,
« autonomie »239 et pureté, libéré de toute contrainte extérieur et pourtant la raison
de toutes les raisons. Philippe Quéau se dévoile en expliquant que « l’artiste du
virtuel, artiste intermédiaire, ne part de rien. Il dispose d’une matière, créée par un
dieu antérieur, supérieur à lui : les nombres (…) La tâche de l’artiste du virtuel est
de façonner des « images », des « icônes » (eikon) de la raison et de l’intelligence
à l’aide des « formes » (eidolon) que les nombres recèlent »240 . N’y a-t-il aucune
autonomie de l’œuvre elle-même, dans sa visualité même? Elle n’est plus qu’une
hostie puisqu’elle « se fait vivante, se nourrissant de nous, comme nous nous
nourrissons d’elle »241 .
347
238
Howard Rheingold, La Réalité Virtuelle, Dunod, 1993, p. 72, 73, 75, 78, 196, 189
239
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 35
240
Ibidem, p. 139
241
Ibidem, p. 144
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
145
« À ce qui lie aujourd’hui la Religion et la Technique »242 , nous aimerions
rajouter la conception onto-théologique de l’œuvre d’art et de ses images qui est
très problématique parce que si elle se présente comme quelque chose d’évident
fondé sur la nature même et les raisons concrètes de la « réalité virtuelle », elle
oublie que d’autres positions ont émergé depuis Platon. Le désir platonicien de voir
disparaître l’art ou bien de le maîtriser en le faisant correspondre au projet
philosophique de la Cité, a tout de même été remis en question. Le sentiment que
l’image prise pour elle-même, en elle-même sans égard pour le projet de
rationalisation, est quelque chose de dangereux, est une opinion pour le moins
problématique.
Merleau-Ponty
n’écrivait-il
pas
qu’«
un
tableau
est
une
concentration et venue à soi du visible, la manifestation d’un secret de
préexistence : il n’est ni calcul subjectif de la représentation ni la réalisation d’une
idée préalable de l’Esprit du monde »243 ? Est-ce bien la nature de la « réalité
virtuelle » qui implique que « la beauté de l’œuvre virtuelle se juge à l’intégrité, à la
plénitude de son idée fondamentale. Dans l’œuvre en acte, tout se fond et se
confond. Mais l’idée est sans mélange » 244 ? Le principe de raison peut-il
s’appliquer à des œuvres? N’y a-t-il pas quelques mystères dans la conjonction
entre l’ontologie, la théologie et l’œuvre d’art? Contre quoi se défend t-on et avec
quelles armes? Toutes ces interrogations se croisent dans la sentence suivante :
« le propre de l’illusion est de ne pas se donner comme illusion. Il est dans la
242
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 265
243
Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Folio, 1964, pp. 69-70
244
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 201
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
146
nature des illusions de préserver, aussi longtemps que possible, une ambiguïté
suffisante pour lier l’apparent et le réel. Cette ambivalence est dangereuse (…) Le
danger le plus grave n’est donc pas le risque du mensonge, ni le risque de la
schizophrénie ou de la déréalisation. Il consiste plutôt dans l’oubli de l’idée de la
vérité, dans son délaissement »245 . Imaginons maintenant une illusion qui s’affirme
comme illusion et singularité, une illusion qui mette en question la répartition
traditionnelle entre l’apparence et le réel, entre la surface et la profondeur de la
signification, une illusion qui oublie l’idée même de vérité parce qu’elle ne pense
pas, ne raisonne pas, une illusion qui ne soit plus soumise à un référent extérieur
et qui ne réponde plus aux injonctions du principe de raison, qui refuse même de
donner sa cause et sa motivation. Tel est le danger fondamental qu’il s’agit de
combattre en imposant au « phénomène R.V. » les exigences de la raison, même
si au passage on en oublie d’autres.
245
Ibidem, 1993, p. 93
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
147
4. LE TEMPS DES CONJURATIONS
« Comme une porte entre morts et vivants »246
246
Jacques Brel, Sur la Place, Phonogram, 1955
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
148
Nous parvenons maintenant à un point où nos remarques semblent
proliférer. En effet, les discours que nous traversons mériteraient des analyses
approfondies dans la mesure où on ne saurait les mettre en cause sans en
déconstruire toutes les ressources. Si nous suivons ce parcours, ne risquons-nous
pas de nous fourvoyer dans une critique, nous qui désirions justement y échapper?
Nous avons souligné l’enthousiasme que provoquait chez certains la « réalité
virtuelle », nous avons aperçu que cette jubilation n’allait pas sans une crainte
terrifiante qui tentait de se prévenir en se projetant dans la réalisation volontaire et
humainement déterminée de la technologie. Faudrait-il alors penser que ces
discours ne sont que contradictoires et qu’ils mêlent tout et leur contraire? Seraitce là une raison suffisante pour les rejeter en bloc et pour, ensuite, construire une
théorie qui choisirait entre l’un de ces deux pôles ou qui, encore, neutraliserait
l’ensemble et ne témoignerait d’aucun sentiment mais seulement d’une analyse
rationnelle? Mais de nouveau nous ferions face à une difficulté, car nous ne
saurions comprendre, à l’aide de cette méthode critique, l’entrelacement de
l’enthousiasme et de la peur. Nous soumettrions ces discours à un argument
d’autorité qui serait celui-là même du principe d’identité où toute chose, pour être
familière, doit être apprivoisée et jugée à l’aune d’une règle extérieurement
apposée. Or s’il y a des discours, c’est aussi parce qu’il y a eu et qu’il y aura,
encore pendant quelques pages, une parole, la nôtre, une voix singulière247 .
247
Celle-ci a été présentée jusqu’à présent comme une contestation de ces discours, disons
même comme une critique qui pourrait bien reconduire l’autorité que nous ne saurions supporter.
Car à force d’évaluer les théories du virtuel point par point, affirmation après affirmation et assertion
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
149
Le cercle de la critique est un écueil à éviter. Elle ne doit pourtant pas
cacher la propension ambivalente de ces théories du virtuel. C’est par la
reconnaissance de la complexion entre la jubilation et la terreur que nous
parviendrons peut-être à interroger le cercle, et cette complexion est tout différente
d’une simple contradiction. L’enthousiasme et la crainte ne sont pas accolés l’un à
l’autre, ils sont entremêlés au sens où ils ne sauraient aller sans l’autre, sans leur
autre. Chaque motif de jubilation constitue simultanément un motif d’inquiétude, il y
a là une réversibilité essentielle. On comprendra donc aisément que loin de
pouvoir rejeter cette ambivalence, il nous faut non seulement admettre l’existence
après assertion, nous risquerions de ne point parvenir à dresser la typologie, c’est-à-dire le lieu à
partir duquel, nous-même, nous nous exprimons. Lorsqu’un discours atteint une telle cécité
réflexive et qu’il n’a nul prise sur lui-même, alors, inévitablement, il reconduit une logique de
l’arbitraire. Dans la parole elle-même est implicitement contenu son topos car « où a été parlée, la
parole rassemble la manière dont elle continue de se déployer, et cela qui continue de se déployer
à partir d’elle - le perpétuel de son déploiement » (Martin Heidegger, Acheminement vers la parole,
p. 18) n’est pas quelque chose de simplement passé qui s’est écoulé dans la parole, elle continue
de signifier alors même qu’elle s’est arrêtée. C’est la parole elle-même qui à la question de savoir
en vertu de quoi on a dénoncé, nous répond qu’on ne saurait penser que c’est parce que ces
discours théorique et médiatique rompent avec la vérité une et indivisible, cette prétendue vérité,
autre autorité; car ce serait finalement reconduire les seuls principes de vérité, d’identité et de
raison, ce serait les reconduire alors même que la parole avait aperçu que le plan fondamental sur
lequel se fixaient ces discours, qu’elle contestait, résidait justement dans ces principes mêmes. Ne
sommes-nous parvenu, lors de notre enquête, qu’à amasser des preuves, une multitude de
preuves? À ouvrir la discussion selon les schèmes essentiels des discours dominants? À faire
émerger un discours critique qui répéterait à l’infini, sans même le savoir et sans même vouloir le
savoir, ce qu’il croyait pourtant contester? Il y a dans ce méticuleux travail de fourmi de la critique,
que Hegel et Marx envisageraient comme la besogne d’une taupe, quelque chose qui devient
comme un cercle par rapport à ce qu’il dévisage. Un cercle auquel il faut savoir se dérober ou qu’il
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
150
d’une contrariété et d’une tension, mais aussi en appréhender la nécessité. Il y a
en elle quelque chose de l’inévitable, auquel on ne saurait échapper. C’est même
elle qui est signifiante et déterminante pour notre propos. En ce sens, elle n’est
pas un effet de style, si l’on entend par le style une simple apparence superficielle.
Cette ambivalence est en effet omniprésente, elle n’est pas régionale, elle révèle
une attitude globale. Même si les formes qu’elle revêt sont diverses, nous avons
déjà aperçu qu’elle régnait sur notre temps et ce règne, voilà toute la difficulté,
n’est pas toujours explicite; la plupart du temps il se dérobe à notre regard. Voilà
l’hégémonie, pour le moins étrange, d’un discours dominant puisqu’il ne se
présente pas comme tel au premier abord. Mais n’est-ce pas là la meilleure
stratégie possible pour assurer une victoire? Ne s’agit-il pas ici de désamorcer et
de prévenir, avant même qu’elles aient eu lieu, toutes alternatives, en faisant croire
que celles-ci sont même contenues dans les discours dominants? Il y a en ce point
une phagocytation qui est le signal véritable de l’hégémonie. Que faire par rapport
à celle-ci? Comment envisager un dialogue, puisque c’est bien la possibilité de ce
dernier que nous désirons sauvegarder? Il faut savoir se dégager d’une dialectique
du discours, c’est-à-dire apprendre à ne plus nier ou dénier ce avec quoi nous
sommes en désaccord. La méthodologie dont nous essayons de tracer les
premiers traits a comme objectif de comprendre la nécessité de l’ambivalence à
l’égard de la « réalité virtuelle ». De nombreux discours expriment une nostalgie de
l’irréversible où l’être humain, à la quête d’une hypothétique origine ontologique,
tente de dévoiler ce qui n’a jamais été et ce qu’il tente de faire advenir dans le
faut savoir explicitement affirmer.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
151
passé. Or il ne s’agit plus de leur répondre en affirmant qu’il faut tout faire pour
partir, pour lâcher les amarres vers ce nouvel univers du virtuel, ce rêve du
subjectivisme; mais il faut révéler les tensions dans une économie de
l’irréconciliable où l’on pourrait enfin poser une question : pour quelles raisons « le
sentiment s’est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul - le voyage
sans idée de retour - ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie,
un sortilège plus caché, qui s’apparente au maniement de la baguette de sourcier,
se lie à la promenade entre toutes préférée, à l’excursion sans aventure et sans
imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d’attache, à la clôture
de la maison familière? »248 . Par cette question la contrariété n’est plus étouffée,
mais pour ainsi dire soulevée hors de la terre. Comme nous l’apercevons déjà, la
spécificité de ces discours consiste à taire ce qu’ils disent, à dénier ce qu’ils
expriment, à renverser ce qu’ils déversent, à manipuler ce par quoi ils sont régis.
248
Julien Gracq,Les Eaux étroites, José Corti, 1976, p. 9
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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4.1. LA CONJURATION
« L’homme se fait peur. Il devient la peur qu’il inspire. »249
Pour donner un premier exemple de cette réversibilité et de cette
ambivalence structurelle des discours, nous pouvons prendre appui sur un
phénomène que nous avons déjà analysé. Il consiste en un certain manque de
rigueur quant aux références philosophiques. Différents théoriciens, qu’ils aient
ou non une formation philosophique, ont la fâcheuse habitude de mésinterpréter la
philosophie classique. Bien sûr personne ne peut espérer être à l’abri d’une
mésinterprétation, dans la mesure où le seuil qui détermine celle-ci est soumis à
un certain nombre de critères qu’on ne saurait universaliser. C’est là une limite que
nous avons tous expérimentée. Toutefois, dans le cas présent, deux types
d’erreurs spécifiques sont faites. La première est une erreur interne : elle consiste
à prendre un texte et à le déformer purement et simplement. Howard Rheingold
n’hésite pas à expliquer que l’Allégorie de la Caverne
est une expérience
sensorielle fondée sur des substances hallucinogènes proches du LSD, à identifier
le monde des Formes Idéales au virtuel aristotélicien et à affirmer que la lueur de
ce monde est de toute manière inatteignable. Il suffit de lire le texte de Platon250
249
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 72
250
Nous faisons ici référence à un texte original. Patrice Loraux dans « L’art platonicien d’avoir
l’air d’écrire » (Le Tempo de la Pensée, Seuil, 1993) a montré combien le texte platonicien,
justement, était déjà une interprétation et ne pouvait aucunement être considéré « à la lettre », la
notion d’original étant un thème à part entière du platonisme. Ces considérations n’impliquent pas,
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
153
pour se rendre compte que ces arguments n’y sont pas contenus. La seconde
erreur est plus subtile : elle consiste à extirper une référence de son contexte, à la
placer dans un autre contexte anachronique, puis à escamoter ce déplacement.
De cette manière toutes les références trouvent leur sens dans le contexte que l’on
veut démontrer, l’histoire de la pensée humaine semble être parfaitement
adéquate au propos de l’auteur et ce dernier parvient à construire l’illusion d’un
système clos sur lui-même. Cette erreur est particulièrement flagrante dans la
Machine Univers, il est toutefois difficile de la repérer puisqu’elle est diffuse et
qu’elle parcourt l’ouvrage plus qu’elle ne s’y arrête en des points précis. On peut
toutefois dire que tout est soumis à un principe de progression anthropologique qui
n’est pas sans rappeler les grandes théories d’émancipation. L’auteur oblitère ce
qui pourrait gêner la construction du système, ce qui ne saurait s’y réduire, même
si l’enchaînement des références philosophiques devrait, au moins, indiquer ces
quelques discordances. Dans les deux cas, nous avons affaire à une interprétation
qui ne se présente pas comme telle, c’est-à-dire qui tente d’oblitérer le fait qu’elle
est avant tout un regard. Que Howard Rheingold, de part son histoire, voie un lien
entre la Caverne et le LSD, soit! mais il n’a pas à l’attribuer à Platon. Si Pierre Lévy,
de part les horizons historiques qu’il désire défendre, aperçoit dans l’histoire de
l’humanité une progression continue vers une finalité déterminable, très bien! mais
il ne doit pas oublier qu’il s’agit là de ce qu’il exprime comme auteur et non de
l’histoire.
à notre sens, que l’on puisse manquer d’une rigueur minimale.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
154
Si nous avons pris appui sur le corpus philosophique, ce n’était pas pour
limiter notre propos à celui-ci, mais afin d’en relever l’exemplarité. Les références
classiques sont purement et simplement extraites, remaniées et réorientées en vue
d’une certaine finalité et c’est celle-ci qui nous concerne. L’omniprésence des
citations onto-théologiques n’est peut-être pas un hasard, car « plus l’époque est
en crise, plus elle est « out of joint », plus on a besoin de convoquer l’ancien, de lui
« emprunter ». L’héritage des « esprits du passé » consiste, comme toujours à
emprunter. » 251 La perplexité où nous nous retrouvons face à la « réalité virtuelle »,
nous pousse à rechercher dans le passé un sol rassurant, comme si l’avenir était
toujours imprévisible et terrifiant. Ceci a finalement pour conséquence directe de
rendre l’interprétation invisible à elle-même. Elle doit se cacher de nos yeux,
comme interprétation, car sinon elle risquerait de perdre son autorité et son
universalité. Lorsque l’exégèse est oblitérée, elle permet de tirer argument de tous
les événements, de tous les écrits car elle procède d’une réduction systématique
des éléments extérieurs à ses constituants propres. Elle s’identifie avec ce qu’elle
regarde, elle croit ce qu’elle regarde, elle ne le questionne pas.
La bonne nouvelle peut être annoncée, c’est l’éclat de joie d’un événement
technologique qui est bien concret, empirique, là devant nos yeux. Oui, il est
constatable. Il est réel. Mais simultanément la bonne nouvelle est considérée
251
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 179. La traduction de out of joint est
une entreprise complexe, comme le montre Derrida dans son ouvrage, on peut proposer : hors de
ses gonds.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
155
comme la simple annonce d’un horizon idéal encore inaccessible qu’on ne saurait
mesurer à aucun événement historique et surtout à aucune limite empirique. La
première catégorie de bonne nouvelle permet de s’immerger et d’effectuer une
mésinterprétation interne des références. La seconde rend possible la navigation,
elle nous laisse du temps avant que la « réalité virtuelle » arrive, assez de temps
pour décider et pour combler notre volonté par des intentions programmées. Elle
permet la réorientation externe des références, le grand processus historique qui
donnera, à coup sûr, la « réalité virtuelle ». Des deux côtés on se barricade dans
une maison inhabitée, dans un fantasme projeté. On se protège contre tout et
contre tout le monde, car la mauvaise nouvelle, et il y en a bien une, est de toute
manière réversible, elle peut se transformer, si la volonté humaine le décide, en un
futur merveilleux. C’est à nous d’en décider et le temps se pliera à notre décision.
Ainsi la déréalisation que provoque la « réalité virtuelle », selon Philippe Quéau,
est simultanément une raison pour espérer une plus grande intelligibilité. Par là on
met en scène la métaphysique et son histoire, imaginaire peut-être; on reconduit,
sans même vouloir le dire, la nette séparation entre la réalité et l’intelligible, cette
séparation si problématique par ailleurs. Tous ces discours ont pour objectif de
totaliser et de rendre identique; à cette finalité nulle chose ne doit résister, quant
aux hésitations il faut les oublier, ne pas errer, choisir entre les possibles, tenir
fermement le gouvernail. Selon l’avantage que l’on peut en tirer, on définit tantôt la
« réalité virtuelle » comme une réalité effective et présente dans nos sociétés, à
d’autres moments elle devient un idéal qui est en cours de réalisation, et si elle est
encore lointaine, le merveilleux qu’elle indique nous attire magnétiquement.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
156
Comment expliquer cette totalisation qui est une folle machine dévastant
tout sur son passage? Les thèmes traversés par les théories du virtuel sont résolus,
dissolus dans le moule de leur finalité, on trouve une réponse à tout et les
questions ne parviennent jamais à devenir des questionnements inchoatifs et
problématiques. Il faut répondre à tout et, si possible vite, très vite. La pensée se
presse. Quel est ce temps et ce tempo de la pensée 252 ? Comment l’aborder? On
aurait bien tort de vouloir juger ces discours selon le seul point vue qu’ils admettent,
c’est-à-dire selon un prétendu principe de rationalité universelle. Car il faut bien
remarquer que tous ces discours insistent sur le fait qu’ils sont rationnels et que
cette raison est neutre, universelle, s’imposant à tous de la même manière. C’est
la machine univers de Pierre Lévy, le paradigme de Philippe Quéau, ces éléments
qui ne seraient pas soumis aux passions. Il y aurait dès lors à faire un intéressant
déplacement et pourtant simple entre la raison et l’affectivité. Imaginons
maintenant que ces discours soient d’abord et avant toute chose affectifs. On ne
saurait les juger de la même façon et on pourrait enfin comprendre pour quelles
raisons et par quels sentiments les théoriciens tentent de barricader leur réflexion,
de la protéger, d’utiliser tous les moyens pour réaliser leur entreprise et par voie de
conséquence de fuir quelque chose d’encore inexpliqué. Tout le long de notre
enquête nous avons spécifié ce qui hantait et les stratégies qui permettaient de
prévenir cette hantise. Il s’agit maintenant de comprendre les racines de cette fuite
en avant ou, comme on voudra, de cette marche en arrière, de ce mouvement
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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incessant.
À partir de ce point, nous comprenons qu’il ne s’agit plus pour nous
d’envisager les contradictions comme un élément discriminatif, car le fait qu’un
sentiment soit contradictoire n’est pas suffisant pour mettre en cause son
existence. Bien au contraire, ce serait le « propre » du sentiment que de contenir
quelque contrariété. Nous devons changer de vocabulaire et ne plus parler en
termes de contradiction mais d’ambivalence ou, mieux encore, de contrariété. En
effet il ne s’agit en aucun cas, par ce changement de perspective, d’unifier et de
réduire dialectiquement les différences qui résident dans les théories du virtuel. Il
s’agit plutôt de mettre en œuvre une méthode permettant d’aborder ces différences
parce qu’elle ne sera plus soumise de façon naïve et univoque aux principes
d’identité et de raison. Quelles justifications pouvons-nous apporter à l’idée que
ces discours sont affectifs? Si nous supposons que leurs tensions ne sont pas le
fait du hasard ni de l’arbitraire, cela signifie que celles-ci témoignent d’un certain
langage et d’une certaine logique, sans que pourtant les discours dans lesquels
elles sont marquées, puissent explicitement les révéler et les prendre activement
en charge. Cette part ambivalente des théories du virtuel en forme le nœud caché,
le vecteur oblitéré, l’organisation refoulée. Absente et pourtant bien présente. De
plus, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, le ton de ces discours est
terriblement excessif, ils ne s’embarrassent de rien. La tonalité n’est pas quelque
chose de superficiel, la tonalité est même le fond de ces discours, elle est
252
Nous nous référons ici à l’ouvrage de Patrice Loraux.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
158
dramatique. Que cela soit dans l’enthousiasme ou dans la terreur, la parole est
toujours intense, c’est là le point commun qui dépasse l’apparente contradiction,
elle est disproportionnée comme si elle devait élever la voix devant d’obscures
silhouettes. L’enthousiasme est illuminé et passionné. La terreur est une fiévreuse
anxiété. Dans tous les cas, la parole est hantée par son excès, par ce qui lui est
extérieur, par ce qu’elle veut bien mettre hors d’elle-même. Mise en scène
permanente de l’enthousiasme et de la terreur, les deux affects sont intenses, ils
s’accélèrent pour atteindre des sommets d’abstraction, que ce soit avec le
paradigme ou avec le calcul universel.
Cette intensification appartient bien à l’ordre affectif, si on entend par là,
dans un premier temps, quelque chose qui tout simplement « émeut, qui touche
l’âme. C’est la manière d’être de l’âme considérée comme touchée par quelque
objet »253. Oui, avec l’affectivité nous avons bien affaire à de l’extériorité, à quelque
chose qui nous touche et auquel, ensuite, nous réagissons. Or l’intense des
théories du virtuel n’est pas présenté par ces mêmes théories comme leur étant
interne, mais plutôt comme une simple réaction adéquate et pour ainsi dire neutre
à un objet technologique donné. On explique que c’est la « réalité virtuelle » qui
provoque en soi de tels épanchements, de pareils soubresauts, des frissons
impromptus, des joies battantes. On refuse l’idée que c’est nous-mêmes qui nous
excitons ainsi, même si ou parce que la « réalité virtuelle » est simultanément
présentée comme un phénomène provoqué par la décision humaine. Dans les
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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théories du virtuel il y a un effet de passivité, disons même d’irresponsabilité
puisque la valeur de vérité de ces théories les présente comme si elles
provenaient de la logique même de la « réalité virtuelle ». Les discours se
dépossèdent d’eux-mêmes, parce qu’ils proviennent d’une autre logique, d’un
logos extérieur et mondain. Nous avons parlé de discours affectifs parce que ces
discours se présentent comme étant affectés par quelque chose, par la « réalité
virtuelle », touchés, blessés parfois, enthousiasmés souvent.
Mais l’affectivité est une notion trop générale pour définir la qualité de ces
discours, car on pourrait dire que tous les discours, que tout ce qui touche à l’être
humain est affectif, comme certains disaient, en d’autres temps, que tout était
politique, psychanalytique, sexuel, etc. Il faut prendre garde à ces généralisations
hâtives. Un sous-groupe de l’affectivité peut nous permettre de déterminer les
contrariétés de ces discours, c’est le désir et la passion. La passion parce que
ces discours sont passionnés par leur objet, ils en font quelque chose d’immense
dans lequel il faut s’immerger. Le désir parce qu’ils sont désirants, au sens où ils
veulent aussi maîtriser la « réalité virtuelle », le désir comme volonté d’en finir, le
désir comme capacité de retenir, de maintenir et de définir, bref le désir comme
navigation et comme prévention. D’ailleurs le terme même de passion révèle bien
l’ambivalence des théories du virtuel; si son étymologie, le latin Patior, signifie
supporter et souffrir et désigne donc en premier lieu les phénomènes passifs de
l’esprit, quelque chose qui fait mal et qu’il faut savoir endurer, d’un autre côté la
253
Article « affectif », Littré, Le Cap, 1971, p. 99
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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passion est aussi une inclination si ardente qu’elle envahit l’individu tout entier et
balaye tout sur son passage. En ce sens second, la passion est à entendre comme
une activité qui constitue une des forces vives du comportement humain. Les
discours désirent autant s’immerger que naviguer, ils entretiennent le sentiment
d’un inéluctable technologique auquel on ne saurait échapper - le temps est pressé
-, et une volonté d’orienter la « réalité virtuelle », de lui donner sens, enfin, selon
des objectifs prédéterminés, c’est-à-dire passés. En ce sens ils sont passionnels.
Ils contiennent cette ambiguïté essentielle de la passion qui désire et ne désire pas
être satisfaite, qui veut et ne veut pas maîtriser, qui veut et ne veut reconnaître
l’inévitable, parce que la réalisation de ces désirs serait aussi leur fin et leur clôture.
La réalisation devient dès lors une limite et c’est peut-être pour cette raison qu’on
n’en finit pas, qu’on ne cesse de dire et de raconter l’immersion, la navigation,
l’enthousiasme et la crainte. Oui, « à se remémorer, on veut encore trop. On veut
s'emparer du passé, on veut saisir ce qui s’en est allé, on veut maîtriser, exhiber le
crime initial, le crime d'origine perdu, le manifester comme tel comme s'il pouvait
être débarrassé de son contexte affectif, des connotations de faute, de honte,
d'angoisse dans lesquelles on est encore plongé à présent, et qui précisément
motivent l'idée d'une origine. (…) On croit donc mettre un terme au désir, et l'on
réalise sa fin (telle est l'ambiguïté du mot fin en français, but et cessation : la
même que celle du désir). On essaie de se souvenir, c'est probablement un bon
moyen d'oublier encore. »254 Entre le désir et sa fin, les discours recherchent et
diffèrent en même temps leur satisfaction, c’est-à-dire qu’ils pressent le temps à
254
Jean-François Lyotard, L’Inhumain, Galilée, 1987, p. 38
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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venir autant qu’ils tentent de retarder cette venue, car peut-être sentent-ils
confusément en leur sein que la « réalité virtuelle » ne leur convient pas, qu’aucun
objet d’ailleurs ne saurait pleinement les satisfaire et qu’il faut encore et encore
maintenir le seul discours dans sa pérennité, dans une temporalité qui ne dépend
pas de l’objet regardé.
La conjugaison de l’enthousiasme immersif et de la navigation préventive
appartient bien à l’ordre singulier du désir. Lorsque l’on s’exclame qu’un objet,
quelqu’il soit, va changer notre histoire en y forçant une immense brèche, lorsque
l’on dit simultanément qu’il faudra tout faire pour réussir ce passage, tout faire pour
que cet à-venir, à peine entr'aperçu, puisse être maîtrisé et ressembler, autant que
possible, à ce que nous connaissions, n’est-ce pas parce que nous sommes
terrifiés par la perte radicale autant qu’attirés par la nouveauté qui viendrait enfin
changer le poids, la pesée de l’existence présente? L’être humain est entre un déjà
plus et un pas encore, entre un temps qui tarde à venir et un présent qui n’arrête
pas d’en finir, et la « réalité virtuelle » vient stigmatiser cette tension. Ses
théorisations entendues comme matière désirante, veulent bien quitter leur maison
mais seulement si elles gardent la domesticité où elles régnaient. C’est le pari
impossible d’un départ déjà domicilié, d’un nomade sédentarisé qui saurait en quel
lieu il irait, avant même de partir, c’est cette pulsion répétitive qui n’a d’autre finalité
que de rétablir un état antérieur perdu, ce sont des désirs qui se cachent derrière
l’idée de « vrai, qui alimente chez tous le terrorisme, [ et qui ] est inscrit dans notre
usage le plus incontrôlé du langage, au point que tout discours paraît déployer
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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naturellement sa prétention à dire le vrai, par une sorte de vulgarité irrémédiable.
»255
La temporalité de ces discours, entre passion et fin, s’éclaire. Elle se définit
par une simultanéité de l’enthousiasme et de la crainte, non pas comme si ces
deux affects étaient répartis dans deux cases séparées, mais comme s’ils étaient
de toute manière confrontés. Il faut ajouter à cela un point décisif : la réflexion de
l’enthousiasme et de la crainte est oblitérée, on les présente comme deux choses
opposées. De là un double discours, celui explicite des théories et celui implicite
que nous tentons de décrypter. Dans ce dernier, il y a un entremêlement des deux
affects, disons même qu’une réflexion spéculaire a lieu, dans la mesure où la
crainte est enthousiasmante et réciproquement. On semble en fait jubiler de la
terreur provoquée, comme on paraît effrayé par l’enthousiasme. Que cela ne soit
pas dit explicitement dans les théories du virtuel ne doit pas nous arrêter, car on ne
cesse de renvoyer au simulacre, c’est-à-dire de différer jusqu’à l’abîme la
rencontre de l’objet technologique, ses prémisses, l’événement réel de sa venue,
la révolution historique proprement dite et la « réalité virtuelle » en personne. En
écrivant la formule « réalité virtuelle » on ne sait plus très bien de quoi on parle,
parce qu’à force de prédire l’avenir à partir de prémisses passées, on le rature
comme événement.
Quel est donc l’affect désirant et passionnel qui motive de telles démarches?
255
Jean-François Lyotard, Rudiments païens, 10/18, 1977, p. 9
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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Comment expliquer que les théoriciens se font peur, nous font peur,
s’enthousiasment, nous enthousiasment en même temps? Pourquoi cette
différence au sein même de la « réalité virtuelle »? Il existe un terme dont la
complexe polyphonie désigne justement cette attitude qui détourne quelque chose
et qui en même temps l’appelle à soi. On nomme ce sentiment la conjuration. Elle
consiste tout d’abord à exorciser, à porter un sortilège, à détourner et à chasser
quelque chose, soit par des cérémonies religieuses, soit par des pratiques
magiques et incantatoires. Conjurer c’est ici prier afin que certaines potentialités de
la « réalité virtuelle » ne puissent pas se réaliser, et il suffit à cette fin de les
nommer en en refusant la venue, même à titre de virtualités. Il s’agit d’exorciser,
c’est-à-dire de dénier la force même que l’on prévient, de la dénier encore et
encore, en se répétant, en ritualisant la parole. Mais conjurer signifie aussi prier
avec beaucoup d’insistance, cette incantation magique évoquera, convoquera un
charme ou un esprit. Il s’agit là de faire venir à soi quelque chose, de l’amener à la
présence, de le révéler par l’usage de la voix. Ici, la conjuration dit en somme
l’appel qui fait venir par la voix et donc fait venir, par définition, ce qui n’est pas là
au moment présent, au moment où on appelle. Cette parole prononcée ne décrit
pas quelque chose, ce qu’elle dit ne constate rien de présent, puisque c’est elle qui
fait justement arriver à la présence. Et les théoriciens du virtuel procèdent bien de
cette manière, lorsqu’ils prescrivent, plus qu’ils ne décrivent, ce que peut être la «
réalité virtuelle ». Un outil merveilleux? Un amplificateur intellectuel? La réalisation
du paradigme? De l’univers du calcul? Qui pourrait affirmer que c’est cela même
qui est contenu aujourd’hui dans cette technologie? Ne s’agit-il pas d’invocations
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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qui tentent de rendre présent ce qui justement ne l’est pas?
Ailleurs, au contraire, c’est la parole qui essaye d’effacer, de rendre absent
quelque chose qui est là. La voix désigne bien, mais son exorcisme consiste à
rendre inapparent. Dans les deux cas, un rapport très étroit s’ouvre entre le
devenir visible et le devenir invisible, et ce rapport est régi par la puissance
d’incantation de la voix. On aura donc compris que l’ambivalence de la conjuration
est celle-là même des discours du virtuel, car eux aussi tentent d’échapper à
quelque chose en le prévenant et, en même temps, d’appeler cette chose à venir
en la nommant et en la prophétisant. Ce qui est doublement conjuré est une seule
et même chose : la « réalité virtuelle ». À partir de cette base amphibologique de la
conjuration qui semble bien correspondre à notre propos, il faut encore ajouter à
cela une autre caractéristique. La conjuration consiste aussi à projeter un complot
en formant une ligue ou une cabale. Cette conspiration se fait à plusieurs par un
engagement solennel, parfois secret. Les conspirateurs jurent en même temps et
par un serment, promettent de lutter contre un pouvoir supérieur. Tout ceci se fait
secrètement, car hors de la ligue, personne ne doit connaître la teneur du serment.
On ne doit pas savoir d’où provient l’injonction, la conjuration et le secret promis.
Ce troisième sens de la conjuration correspond, d’une manière qui il est vrai est
encore imprécise, à l’effet de dramatisation et de danger que l’on attribue à la «
réalité virtuelle ». Dans ce complot il y va d’un double sens, car c’est bien
évidemment la « réalité virtuelle » qui se ligue contre l’être humain par un
inéluctable technologique, mais c’est aussi l’être humain, conscient des enjeux, qui
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
165
doit se liguer contre la « réalité virtuelle » lui résister, non pas en se mettant à
l’extérieur d’elle, mais en l’utilisant, c’est-à-dire en cachant les principes de sa
conspiration 256 . Bien sûr on ne saurait penser que les théoriciens du virtuel
conspirent, mais ils ont bien l’impression de former un groupe, plus ou moins
homogène, qui, d’un élan commun, vient interroger cet objet. Et ne répètent-ils pas
que le public encore aveugle n’arrive pas à voir cette chose formidable et terrible
qu’est la « réalité virtuelle »? N’insistent-ils pas sur leur rôle de pédagogues
puisque « force est de constater le décalage proprement hallucinant entre la nature
des problèmes posés à la collectivité humaine par le cours mondial de l’évolution
technique et l’état du débat « collectif » à ce sujet, ou plutôt du débat médiatique
»257 ? La parole des théoriciens hésitent entre le secret et la diffusion. Elle hésite
sur son propre statut comme sur celui des « technologies du virtuel ».
Voilà l’ambivalence que nous recherchions, entre l’appel et le refus, c’est-àdire entre le présent et l’avenir, entre ce qui est là et ce qui est absent, ce qui
s’annonce et ce qui est annoncé, entre ce qui se refuse encore et ce que l’on
refuse depuis toujours. La nature technologique de la « réalité virtuelle » serait
propre à recevoir les conjurations théoriques, dans la mesure où on ne sait pas
très bien qui de l’être humain ou de la technologie provoque l’autre. Dans un
mouvement de flux et reflux, on présente l’immersion active de la technologie, puis
la navigation réactive de l’être humain. Cette logique de la conjuration est à
256
Articles « conjuration » et « conjurer », Littré, Le Cap, 1971, p. 1103
257
Pierre Lévy, Les technologies de l’intelligence, La Découverte, 1990, p. 7
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
166
l’œuvre lorsque la clarté des distinctions et des limites semblent s’évanouir,
lorsque à nouveau il s’agirait de s’interroger, de se questionner, une nouvelle fois
et plus que jamais, sur ce qui semblait aller de soi. La réponse apportée, puisqu’ici
on cherche encore des réponses à des questions que l’on croit avoir déjà
formulées, consiste à réaffirmer autoritairement les limites, les distinctions au
moment où elles se posent, où elles s’imposent dans leur interrogation. Il y a là le
refus de penser, comme tel, l’indistinction, ce qui tranche les bords, ce qui illimite
les limitations, ce qui pourrait faire entrevoir les bordures entre la « réalité virtuelle
» et le « réel actuel ». Car c’est bien dans ce problème ontologique que la
conjuration séjourne en premier lieu, c’est en lui qu’elle trouve un lieu de résidence
particulièrement adapté. Mais encore faut-il que ce mécanisme se fasse sous la
table, qu’il soit à son tour conjuré, car la conjuration porte autant sur le contenu de
la réflexion que sur sa forme. Peut-être même est-ce la forme, le style qui conjure
avant tout chose, peut-être est-ce là, entre l’implicite et l’explicite, entre ce qui est
refoulé et ce qui est latent, que la conjuration dans sa duplicité essentielle a lieu.
Cet endroit est particulièrement difficile à déterminer, il ne se révèle que très
rarement et encore, lorsque cela a lieu, il faut comme toujours décrypter, analyser,
décortiquer et déconstruire. La conjuration est cachée parce que ce qui forme la
possibilité même de l’indistinction, c’est-à-dire le questionnement de la pensée, est
conjurée par les théoriciens, appelée à la présence par le refus d’y penser,
appelée dans un après-coup de la présence, par un autre, par un étranger déjà
familier.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
167
Bien qu’ils ne veuillent pas croire en cette possibilité, les théoriciens du
virtuel ne pensent qu’à elle, ne mettent en scène qu’elle, peut-être essayent-ils de
la dompter. Cette possibilité les hantent dans un double coup de la présence et de
l’absence, déjà là parce que déjà refoulée. Les théoriciens veulent nous faire croire
qu’ils peuvent encore opposer les vaines apparences qui sont comme un déluge
interminable et la présence réelle du modèle puis du paradigme qui est un arrêt sur
l’éternité, une saisie sur elle. C’est dans ce déploiement des distinctions les plus
classiques, dans ce refus de penser l’à-venir dans sa singularité, dans sa
perturbation catastrophique pour la pensée qui devrait alors aller vers autre chose
qu’elle-même, qu’il faut sans aucun doute trouver la raison pour laquelle les écrits
sur la « réalité virtuelle » sont excessivement conformistes et semblent répéter
inlassablement, comme dans une prière à laquelle on ne croit plus vraiment, les
mêmes invocations. Par le refus on appelle à la présence ce qui est nommé et
ainsi lorsque les théoriciens tentent de nous convaincre, nous néophytes, que la «
réalité virtuelle » c’est du sûr, qu’elle viendra de toute manière, bref lorsqu’ils
essayent de rendre effectif cet horizon avenir, c’est pour ensuite insister sur la
distinction très nette entre la « réalité virtuelle » et le « réel actuel ». Par un pareil
déplacement de champ, on implique que la logique d’effectuation de la « réalité
virtuelle » n’a rien à voir avec le réel effectif, on biffe la possibilité d’une effectivité
du réel, d’une venue à la présence du réel car alors on serait bien obligé de tracer
une analogie entre la technologie comme à-venir, comme effectuation et le « réel
actuel ». Ce dernier devient ainsi autoritaire, il n’arrive pas à nous, il s’impose, il
est là, un point c’est tout.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
168
La stratégie adoptée est celle de la défense des frontières. Elle tente de
combattre l’indistinction considérée comme un acte de violence et comme une
véritable déclaration de guerre. Il s’agit de croire et de faire croire à la frontière de
cette opposition. Il s’agit de dénoncer, de chasser et d’exorciser ce qui risquerait
de mettre en cause le consensus et la paix, ce qui pourrait même dévoiler que
l’étranger est déjà là, dans la clôture du territoire et dans la fondation même de la
nation. C’est bien parce qu’il est déjà présent, que la parole est démonstrative
même si en son fond elle reste un effet de contre-magie. Mais la stratégie est aussi
frontalière au sens où elle a elle-même des ambiguïtés par rapport à ce qu’elle
dénonce; en effet elle est attirée tout autant qu’elle est effrayée par son objet, elle
a donc des frontières avec lui, mais des frontières plus fluctuantes, moins sûres
que celles qu’elle tente d’imposer. « Le mal consisterait en ce que les philosophes
prennent les réalités virtuelles pour de véritables mondes autonomes. N’oublions
jamais que la réalité virtuelle est une représentation du réel et des gens qui sont
véritablement là »258 . Cette affirmation ontologique de Pierre Lévy marque tout
d’abord l’hostilité de celui qui garde une frontière non avec des armes mais à l’aide
d’une autorité. En effet l’idée de mal est extrêmement forte et il faudrait s’interroger
ici sur son utilisation. Car il ne s’agit pas d’un mal parmi d’autres, mais du mal par
258
Pierre Lévy, conférence du 22/06/1993 au Ministère de la Recherche. Lors d’une
conférence postérieure, Pierre Lévy a refusé de s’attribuer une telle affirmation. Il ne s’agit pas là
de mauvaise foi, mais d’une conjuration et d’un refoulement. « Le mal » est en effet le plan sur
lequel s’organise le discours explicite, mais il doit rester lui-même implicite s’il désire garder son
autorité et son effet de conviction.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
169
excellence, de ce qui mettrait en cause les frontières. Le gardiennage consiste ici à
sceller une voie avant même qu’elle ne puisse être parcourue, et toute
l’ambivalence de la stratégie réside dans le fait que si on referme a priori ce
chemin on doit pourtant bien l’indiquer de quelque manière. On met donc en scène
un faux parcours dans cette indistinction, un simulacre de voyage qui ne prête pas
à conséquence, mais qui donne l’effet d’être convaincant. L’emploi du concept de
« mal » pointe cette hostilité terrifiée qui tente de défendre son territoire en se
prévenant elle-même, c’est-à-dire en se retournant contre elle-même, en
garantissant le fil de sa temporalité, en amenant l’après avant l’avant. Le temps est
au conditionnel et ainsi la venue du temps est contrecarrée. Le temps est soumis
aux exigences du territoire. La question n’est plus ici de comprendre pourquoi on
lie, implicitement, la vérité avec l’autonomie, pour quelles raisons on distingue la
représentation et la vérité, elle réside plutôt dans le fait d’affirmer gravement un
terrible danger, de dramatiser et de prévenir,
une possibilité avant qu’elle ait
même eu lieu. Si la « réalité virtuelle » ouvre au questionnement renouvelé de la
différence entre le double et son original, entre la réalité et la vérité, si elle est
proprement cela au sens où c’est ce qui la distingue et c’est ce qui la spécifie,
alors en accordant le mal à ces caractéristiques on en vient aussi à préjuger du
mal spécifique à cette technologie.
On pourrait bien sûr s’interroger sur la relation entre le mal et la technique,
car il se pourrait bien que tout raisonnement éthique par rapport à cette dernière
ne puisse produire qu’une telle relation; mais ce qu’il importe de remarquer tout
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
170
d’abord c’est que le mal reste ambivalent et le danger avec lui. Ils sont des
horizons qui s’ouvrent, qui se ferment, comme si la conjuration clignotait dans son
imparité et dans son ambivalence, comme si l’horizon ouvert n’était qu’un leurre. À
cette stratégie de dramatisation, on peut en ajouter une autre, plus légère, mais qui
a finalement les mêmes objectifs. Elle consiste à déconsidérer et à se moquer
avant toute chose de l’indistinction et ceci pour assurer, encore, l’autorité gardée
d’une frontière. C’est Philippe Quéau qui parle de « myopie intellectuelle » si on ne
distingue pas immédiatement la « réalité virtuelle » du « réel actuel », si on ne les
distingue pas de la même manière que celle qui se veut immédiate et sans
réflexion. Il faut donc entendre dans la myopie autre chose qu’un handicap de la
vision, il faut savoir y écouter le refus d’un regard qui fonctionnerait d’une autre
façon, qui regarderait d’un autre côté ou sous un autre angle la « réalité virtuelle ».
Il y a une prohibition de la singularité et donc de la pluralité différentielle, car à ne
vouloir qu’un seul regard on en devient cyclopédique et le regard ne peut plus se
retourner sur lui-même, il prend ses fantasmes pour des réalités objectives.
Dans les deux cas, il y va d’une autorité qui rompt avec le régime de la
preuve et de la démonstration. C’est l’autorité d’une conjuration qui s’effectue
toujours selon un double niveau, car si par la conjuration on exorcise bien, si l’on
tente ainsi de détruire ou de dénier l’esprit malin, c’est aussi parce que l’on a
démonisé, diabolisé cet esprit, parce qu’avant toute chose il semblait néfaste,
avant même que l’on ne se soit interrogé sur la possibilité de mettre en œuvre une
autre logique. La dramatisation a lieu dans ces ouvrages pour bien faire
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
171
comprendre aux lecteurs, que l’esprit malin ne vient pas brusquement mais qu’il
risque de revenir, une nouvelle fois. Le danger que l’on dénonce dans cette
technologie n’est pas entièrement neuf, on a en effet expliqué la « réalité virtuelle »
dans la perspective d’une tradition et d’une continuité historiques. C’est en ce sens
que la conjuration doit exorciser la possibilité d’un retour, d’un retour de ce qui est
conjuré mais aussi de ce qui attire. Car si la « réalité virtuelle » est dangereuse
c’est seulement à la mesure d’une attirance fascinée vis-à-vis d’elle, c’est
seulement parce que la révoquer permet ici de l’invoquer. D’ailleurs la « réalité
virtuelle » est comme une formule de magie, elle ne désigne quasiment rien,
seulement seize lettres qui tendent à mettre en scène ce qui effraye et ce qui
enthousiasme. Le vertige enthousiasme, on en appelle à la faculté de l’être humain
à se plonger, à faire le pas ou le saut, le grand saut dans l’immersion, mais en
même temps c’est le vertige qui fait peur et dont il faut se prévenir. Révocation et
invocation, attirance et répulsion, le dispositif de la parole est ici primordiale, la
rhétorique aussi : on conjure la « réalité virtuelle », c’est-à-dire les interrogations
qu’elle impose, mais on ne jure que par elle. On ne parle que d’elle et on refuse de
parler d’elle.
Révocation et invocation, ce sont les deux visages d’une même affectivité,
d’une même figure, ils s’alimentent l’un et l’autre. La révocation a besoin de
l’invocation pour concrétiser son objet, l’invocation a besoin de la révocation afin
de garder ses frontières. On peut alors remarquer un phénomène intéressant :
l’exorcisme n’a plus ici pour objectif de détruire quelque chose, mais plutôt de
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
172
l’alimenter, de le faire exister par une stratégie de l’absence temporalisée. Et
encore, et encore le flux, le reflux car l’exorcisme aussi détruit, il est efficace au
sens où on fait semblant de constater une mort, mais c’est ici pour la donner et
pour s’en assurer. Le médecin légiste, qui est aussi à l’occasion un garde frontière,
est bien étrange car il déclare la mort pour la donner, pour achever une possibilité.
On connaît bien cette tactique de la prévention, on y utilise une forme constatative
qui a une certaine autorité puisqu’on ne fait que constater. Le constat est efficace
non pas parce qu’il l’est quant à son prétendu référent, mais parce qu’il veut l’être.
Il crée donc son effet en le faisant prendre pour une cause qui serait celle là-même
du constat, c’est-à-dire le référent qui est constaté. Le constat est finalement un
performatif qui cherche à nous rassurer en acquérant une assurance en lui-même,
en se faisant prendre pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire pour quelque chose de
sûr, de stable et qui ne fait pas question. Finalement on reporte ce qui devrait
garantir le constat référentiel sur un discours qui s’assure de lui-même, qui est
auto-cohérent.
Mais déjà un doute s’insinue dans les petites mailles du filet frontalier, car
rien n’est moins sûr que ce dont on voudrait la mort est bien mort, rien n’est moins
sûr que la possibilité soit fermée une bonne fois pour toute. Voilà peut-être la
raison pour laquelle les théories du virtuel ne cessent de se répéter, n’arrêtent pas
de professer sempiternellement les mêmes arguments, comme si rien ne pouvait
être acquis une bonne fois pour toute, comme si rien n’était véritablement sûr,
malgré ou à cause de la tonalité autoritaire du discours. On répète les sentences
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
173
tout comme le prêtre répète sa prière, la conviction est dans le discours, jamais au
dehors, jamais intégré. Ne prenant pas en compte l’extériorité et la résistance qui
s’y rattache, il est facilement compréhensible que le discours ne puisse pas
ensuite retourner vers le dehors et qu’il doit ainsi compulsivement se répéter et
avec elle sa temporalité. On peut estimer que le médecin légiste « cherche à (se)
convaincre là où il (se) fait peur : voilà que ce qui se tenait en vie, (se) dit-il, n’est
plus vivant, cela ne reste pas efficace dans la mort même, soyez tranquilles (…)
Bref il s’agit souvent de faire semblant de constater la mort là où l’acte de décès
est encore le performatif d’un acte de guerre ou la gesticulation impuissante, le
rêve agité d’une mise en mort »259 .
Nous voudrions une nouvelle fois insister sur l’intrication de la répulsion
et
de
l’attirance.
Cette
complexion
est
l’une
des
grandes
difficultés
méthodologiques de notre recherche, car le discours ne s’y montre que d’une
manière voilée. Et même si les théories du virtuel semblent opposer
dialectiquement les deux, ce n’est là qu’un effet de style, car les discours sont
attirés et effrayés simultanément. Il ne s’agit pas de deux moments séparés ou
décomposés, il s’agit du même temps qui est un instant, une instance implicite du
discours. Il ne faut donc pas vouloir se dégager du pessimisme ou de l’optimisme
outranciers, il s’agit de dévoiler la logique dont relève cette intrication. C’est peutêtre pour cette raison que le problème ne consiste pas à savoir qui est pour et qui
est contre la « réalité virtuelle ». Ce n’est ni un mouvement d’acceptation ni un
259
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 85
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
174
mouvement de refus, c’est tout autre chose. Il y a dans la conjuration de l’angoisse,
une peur indéterminée qui ne peut se fixer que sur d’imaginaires objets. Les
dangers que l’on relève restent flous et imprécis, ce sont les grands problèmes de
la métaphysique et de la philosophie, des problèmes que l’on prend de travers
comme des évidences. Ainsi lorsque Quéau parle de « la non-réponse de ces
philosophes selon qui le réel se trouve tout entier résumé par ses apparences,
comme s'il n'avait pas d'intériorité, de mystère propre » et qu’il ajoute « mais on ne
peut se satisfaire de ces vues trop simples. Le réel garde toujours quelque chose
d'indicible, une complexité transcendante, qui nous résiste. La réalité, précisément,
c'est ce qui nous résiste. Le monde réel ne dépend pas de nous (…) Il est
proprement consistant, cohérent, et cette cohérence ne nous nécessite pas »260 ,
on revoit apparaître les thèmes de l’absolu, de la transcendance et ceci en
refusant a priori l’idée selon laquelle la réalité puisse n’être qu’apparence, n’est
que ce que nous voyons. Oui! cela fait peur, cela effraye, il faut le refuser. Mais en
même temps on témoigne d’une fascination par rapport à ces apparences
d’apparences que sont les images, on tente de les révoquer, c’est encore pour les
invoquer sous le langage caché du paradigme.
En fin de compte cette simultanéité que nous ne cessons de relever, nous
indique aussi que la conjuration appartient à l’envergure de la temporalité, car
comme nous l’avons remarqué, les théories du virtuel ne cessent jamais de faire
référence au temps passé. Quel est le rapport entre ce passé et le futur? N’est-ce
260
Philippe Quéau, Le Virtuel, Champ Vallon, 1993, p. 42
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
175
pas là le seuil de l’angoisse et sa stratégie? Ne faut-il pas penser, avec Derrida,
que « la conjuration est angoisse dès lors qu’elle appelle le mort pour inventer le
vif et faire vivre le nouveau pour faire venir à la présence ce qui n’a pas encore été
là »261 ? Cette logique permettrait d’expliquer le fait que les théoriciens du virtuel
ne cessent d’en appeler aux philosophies les plus classiques, ne cessent de les
invoquer comme on invoque des morts et de les réanimer en les adaptant
anachroniquement au contexte des technologies actuelles. L’invocation est une
réanimation, on fait vivre la « réalité virtuelle », on la concrétise non pas en se
projetant dans l’avenir, alors même qu’il s’agit là de la temporalité où elle tend à
s’actualiser, mais surtout en empruntant au passé. Par le passé, on fait vivre le
nouveau, on domestique ce dernier, il devient paisible; lui, la bête furieuse, il
devient docile, on le connaît, on le reconnaît avant même de lui faire face. La
logique de la hantise consiste ici à faire revenir le passé pour comprendre et
concrétiser le futur, à entraîner les structures imprévisibles de l’ à-venir vers les
bornes déjà définies de ce qui était établi.
Peu importe que l’on diminue de la sorte la singularité de ce qui vient. Peu
importe que la connaissance ne reconnaisse pas son insularité. Il s’agit juste
d’effectuer cet étrange tour de passe-passe où ce qui n’a pas encore été là, ce qui
n’a jamais été présent, s’actualise par le passé qui serait comme sa virtualité. Le
mot d’ordre de la conjuration technologique consiste en ceci : que tout soit contenu
dans ce qui a déjà eu lieu. Si cela n’était pas le cas alors nous ne parviendrions
261
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 177
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
176
point à trouver le lieu de la « réalité virtuelle », elle serait décalée d’elle-même, «
out of joint » et intempestive. La conjuration n’est pas une contradiction, mais une
certaine logique qui fait retour et qui donc hante l’esprit humain. « La conjuration
fait son deuil d’elle-même et se retourne contre sa propre force. »262 , car elle est
obligée de créer l’avenir dans l’origine. Ce qui n’a jamais eu lieu, ce qui a toujours
été espéré et craint, oui, cela est l’origine imaginée dont éclôt le temps lui-même.
On comprend pourquoi les discours du virtuel, sous des apparences de cohérence
radicale où rien ne peut venir faire défaut, ne parviennent à rien affirmer, car
aucune de ses sentences ne peut être prise hors de l’ensemble, elle perdrait tout
son sens, toutes ses tensions génératrices. La force des théories du virtuel réside
dans la défense de la « réalité virtuelle » et dans la critique simultanée de ses
potentialités. M comme tout s’inverse, alors tout se retourne : la répulsion contre
l’attirance, mais aussi l’attirance contre l’attirance, et la répulsion contre la
répulsion.
262
Ibidem, p. 189
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
177
4.2. LE FANTOME
« On voit bien que vous n'avez jamais parlé à un fantôme. Jamais vous ne pouvez
tirer d'eux un renseignement clair. Ils parlent à tort et à travers. Ces fantômes
paraissent douter de leur existence plus que nous ne faisons nous-mêmes. Ce qui,
d'ailleurs, n'a rien d'étonnant, vu leur extrême fragilité. »263
La conjuration se répète dans le temps parce qu’elle est hantée. Elle fait
venir à elle ce qu’elle révoque : la « réalité virtuelle ». Mais ce mot a-t-il encore le
même sens? Ne s’agit-il pas plutôt maintenant d’un concept dont nous
commençons à entrevoir les contours? Nous avions parlé du « phénomène R.V. »
et à présent nous ne distinguons plus très bien les deux, le fantasme de la
matérialité technologique. Il ne faudrait bien sûr pas les assimiler, mais comme
concept, la « réalité virtuelle » est inséparable du « phénomène R.V. », leur nette
distinction se refuse à nous comme beaucoup d’autres. Alors qu’en est-il de la «
réalité virtuelle »? Qu’est-elle devenue avec toutes ces conjurations, ces
suppliques, révocations et prières? Est-elle encore même un objet? La « réalité
virtuelle » hante les discours, elle est là dans sa nouveauté, puis clignote à
nouveau et disparaît dans le plus lointain passé historique. Est-elle présente
devant nos yeux? Mais « hanter ne veut pas dire être présent, et il faut introduire la
hantise dans la construction même d’un concept. De tout concept, à commencer
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
178
par les concepts d’être et de temps. Voilà ce que nous appellerions, ici, une
hantologie. L’ontologie ne s’y oppose que dans un mouvement d’exorcisme.
L’ontologie est une conjuration. » 264 L’hantologie ne serait pas une science, ni
même une nouvelle matière à étudier, une norme d’analyse ou une méthode, mais
la lecture, à chaque fois renouvelée, des caractéristiques de la hantise. Dans les
théories du virtuel nous avons défini l’affect de la hantise : la conjuration, nous
avons commencé à apercevoir sa temporalité, et il nous faut maintenant
considérer son objet. La « réalité virtuelle », nous y revenons une nouvelle fois,
quelle est-elle? Pourquoi désire-t-on mettre à mort certains de ses éléments?
Quelle est cette part dont le médecin légiste refuse de voir la vivacité? N’est-ce
pas la possibilité même d’une indistinction? N’est-elle pas le trouble aux limites des
frontières, ce trouble muet et discret? N’est-ce pas cette opacité qui est contenue
dans la « réalité virtuelle », opacité sans profondeur, sans arrière-plan, opacité
opaque qui ne saurait se soumettre à nulle réduction? Si on envisage la « réalité
virtuelle » selon le point de vue qui est conjuré, bref si pour la définir on ne garde
que ce que justement on refuse habituellement, alors une autre de ses figures
apparaît.
Avec la « réalité virtuelle », on réalise un double mouvement. Tantôt on fait
part d’un acte de décès pour mettre à mort ses possibilités les plus singulières.
Tantôt, au contraire, on rend vivant et on matérialise ce qui était jusqu’alors
263
264
Franz Kafka, Regard in Journal, Bernard Grasset,,1954
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 255
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
179
moribond, on réalise ce qui n’avait jamais eu lieu. C’est pour cette raison qu’on la
présente souvent comme une transcendance et comme un ineffable qui
dépasserait notre capacité de représentation, mais qui enfin permettrait de
l’assimiler en rêve. N’est-ce pas en elle que l’on place cet excès de la
représentation, qu’on le met en scène, comme si chaque époque avait besoin de
ce dernier, mais localisé, placé en un point précis et déterminable? Ce serait dire
que chaque époque a ses hantises, sa propre expérience, son propre medium et
ses propres media hantologiques 265 . Ce serait affirmer que l’on présente cette
technologie et ce qui la traverse, comme l’autre, absolument, comme l’hétérogène.
Mais il s’agirait de le convaincre de revenir simultanément au sein du même, afin
que l’on puisse enfin le reconnaître et mettre en scène jusqu’à cet effet de
reconnaissance. La domestication de la « réalité virtuelle » comme autre de notre
époque, est un désir excessif et ambivalent où il s’agit de contraindre l’excès à
rester en place, tout en le maintenant dans son hétérogénéité. Pour cela on le
conjure : évocation, révocation, encore et encore.
Mais n’est-ce pas là une règle générale, car comment pourrions-nous
témoigner de l’autre sans l’assimiler, sans le résorber. Bref « avec l’autre, ne faut-il
pas cette disjointure, ce désajustement du « ça va mal » pour que le bien
s’annonce, ou du moins le juste? La disjointure, n’est-ce pas la possibilité même
de l’autre? »266 Sans aucun doute, mais dans le cas présent, prenons garde, car
265
Ibidem, p. 243
266
Ibidem, p. 48
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
180
cette disjointure est à son tour conjurée. On ne la reconnaît pas comme telle. Si la
disjointure est la possibilité de l’autre, il faut ajouter qu’il existe deux types de
disjointures, une juste, l’autre injuste, une sage et l’autre aveugle à elle-même.
Comment pourrions-nous croire que ces théories du virtuel sont conscientes de
leur propre désajustement lorsqu’elles promettent un nouveau positivisme et une
émancipation merveilleuse? Entre ces deux désajustements il existe bien sûr des
frontières ambiguës car il est toujours difficile de régler définitivement la différence
qui sépare le juste de l’injuste. Malgré cette difficulté on peut penser que vis-à-vis
de la « réalité virtuelle » il existe des objets ou des discours qui lui rendent justice,
au sens où ils témoignent de l’enthousiasme conjuratoire et où ils n’évitent pas de
problématiser dans la désarticulation et le déboîtement l’ambivalence, et ceci en
exposant le plan fondamental de leur construction. D’un autre côté il y a des objets
et des discours injustes au sens où leur caractère symptomatiquement démis reste
voilé par une action volontaire et où ils tentent de cacher alternativement la crainte
par l’enthousiasme et l’enthousiasme par la crainte. Les premiers laissent ouverts
les possibilités de la pensée, des questions, du temps à-venir et de la dissymétrie
infinie du rapport à l’autre, tandis que les seconds préfèrent asseoir une autorité,
un arbitraire tyrannique qui n’admet nul autre interlocuteur que les élèves attentifs
et consciencieux. Le désajustement ne serait pas où on pourrait le croire, car si on
présente la « réalité virtuelle » comme une immense fracture, comme un
chambardement sans égal, finalement sous l’aspect du plus grand dérangement,
elle est le plus grand arrangement, ce qui permet de s’arranger avec ce que nous
connaissions déjà, de s’y ajuster. Dans cette seconde catégorie, le désajustement
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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serait
placé au sein des discours comme une discordance et comme une
anomalie de la réflexivité et du retour sur soi. La disjointure et le dérangement
resteraient refoulés. Ces discours conjureraient leur propre hétérogénéité et
rattraperaient l’immersion par la navigation.
Qu’est donc devenue la « réalité virtuelle » pour qu’elle puisse provoquer
une pareille conjuration? Pourquoi cacher la disjointure? Cette technologie n’estelle pas quelque chose de matériel que l’on peut pragmatiquement analyser
élément après élément? Ne développe-t-on pas ainsi un raisonnement faussé en
faisant prendre la « réalité virtuelle » pour quelque chose d’abstrait, entre la
présence et l’absence? Si nous posons ces questions, c’est parce que nous
n’avons pas encore assez déterminé l’objet dont nous parlons. En effet si l’on croit
que ce que l’on conjure, c’est-à-dire ce que l’on évoque et ce que l’on révoque, est
la « réalité virtuelle » dans son acceptation technologique, on aurait alors bien du
mal à comprendre la projection affective et fantasmatique qui a lieu. On ne conjure
par n’importe quelles catégories d’objets. On conjure les esprits qui reviennent, les
silhouettes qui ne sont pas encore vraiment des corps, là, présents, mais qui
tendent à s’incarner. On conjure ce qui est en passage, en transition, et ce qui
ouvre à un inconnu auquel on désirerait se dérober. De sorte que la « réalité
virtuelle » est un objet intermédiaire, là mais pas vraiment présente, absente et
pourtant insistante. Cela n’est-il pas dû au caractère fanstamatique et projectif de
sa représentation? N’y a-t-il pas à côté du fait technologique brut, une image de la
« réalité virtuelle »? Peut-on même séparer ces deux niveaux de la « réalité
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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virtuelle »? La présence de l’horizon technologique devient indissociable du
simulacre fantasmatique qu’il engendre, parce qu’il est lui-même engendré par lui.
Grâce à la conjuration on appelle de ses vœux quelque chose dans l’objectif de ne
pas voir revenir autre chose qui pourtant, quoi que nous fassions, viendra à nous
puisqu’il est lié à l’objet même de nos prières.
Les théories du virtuel ouvrent le spectre des possibles en un double sens,
le spectre comme horizon et comme diversité disponible, mais aussi comme
fantôme. Tout comme le fantôme, la « réalité virtuelle » fait retour, sa présence est
inséparable de son absence, jamais là et par là même pesante, elle projetée sur
l’écran de l’imagination. Derrida avait déjà remarqué cette étonnante ressemblance
entre la technologie et le spectre puisque « tous les fantasmes se projettent sur
l’écran de ce fantôme (c’est-à-dire sur un absent car l’écran lui-même devient
fantomatique, comme dans la télévision de demain qui se passera de support «
écranique » et projettera ses images - parfois des images de synthèse directement dans l’œil, comme le son du téléphone au fond de l’oreille). »267 On
tente de lui donner un corps et en même temps de révoquer sa forme. Tous les
deux sont différés. Les fantômes sont l’image des morts qui apparaissent
surnaturellement, qui se présentent selon des conditions monstrueuses , hors des
267
Ibidem, p. 163. Nous ne pourrons développer ici la question de l’écran et le rapport, institué
par Derrida, entre l’écran et l’oreille. Une lecture conjointe d’Ulysse Gramophone. Deux mots pour
Joyce, Galilée,1987 et de l’ouvrage de Sarah Kofman, Camera obscura, de l’idéologie, Galilée,
1973, pourrait être à même de relever et de problématiser, par rapport aux technologies actuelles,
ce thème.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
183
généalogies et des genres268 . Ils sont en ce sens un simulacre qui a du mal à
s’incarner parce qu’il ne répond pas aux normes de la nature. Le fantôme revêt
traditionnellement encore d’autres sens, tout à fait intéressants pour notre propos.
Il signifie, par extension, quelqu’un de très maigre, une personne qui n’a que
l’apparence de ce qu’il devrait être. Nous entendons là la voix des théories du
virtuel qui tentent, envers et contre tous, de faire émerger une signification de cette
technologie qui viendrait battre en brèche son apparence, sa matérialité. Elle est
toujours creusée au-dedans d’elle-même par quelque faute ou quelque pêché. Elle
va mal parce qu’elle n’est pas ce qu’elle devrait être, elle est désajustée d’ellemême et les théories doivent justement la réincorporer dans sa véritable identité.
C’est Pierre Lévy qui face au développement techno-informatique affirme
l’intelligence et la ruse de cette époque. C’est Philippe Quéau qui voyant la
déréalisation, tente de réaliser un autre corps, celui de l’intelligibilité. Un fantôme a
presque un corps, mais c’est encore l’image du corps auquel il réfère, un corps un
peu différent mais que l’on reconnaît tout de même, bref une matérialité qui se
cache et qu’il faut dévoiler. Le fantôme signifie encore l’apparence vaine que
présentent les choses. Or nous remarquons que les théories tentent d’approfondir
la « réalité virtuelle » pour percer un autre secret que celui de son apparence, cette
apparence qui offre d’effrayantes potentialités. Dans cette sphère sémantique qui
rattache le fantôme à la question de la vérité, on l’associe aussi traditionnellement
à la chimère qui abuse l’esprit humain, qui se fait prendre pour ce qu’elle n’est pas.
Et il est difficile de séparer ce qui est chimérique de ce qui ne l’est pas, car comme
268
Pour toutes les définitions, Article « fantôme », Littré, Le Cap, 1971, p. 2405
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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nous l’indique la scolastique, le fantôme c’est aussi l’image produite dans le
cerveau par l’impression de tous les objets extérieurs. De sorte que les frontières
entre la vérité et le simulacre sont fragiles. Le sens scolastique n’indique-t-il pas en
effet que cette image dans notre cerveau est toujours un fantôme dont le corps
n’est jamais assuré d’être véritable? Familièrement, se faire des fantômes de rien,
c’est exagérer une difficulté ou un péril, c’est dramatiser une situation. Nous
voyons que tous ces points se rattachent à ce que nous avons dit jusqu’à présent
sur le statut de la « réalité virtuelle ». Mais d’autres sens encore, car ce terme est
particulièrement riche dans la tradition française, font émerger de nouvelles
dimensions. Le terme de fantôme est utilisé en chirurgie pour désigner un
mannequin propre à l’étude de certaines opérations, ce mannequin sert à simuler
une opération, c’est-à-dire à s’y exercer. S’il propose les mêmes caractéristiques
que l’original il en est pourtant un simulacre, au sens où ses caractéristiques ne
sont évaluées qu’à l’aune de la fonction qu’il doit, dans ce cas d’espèce, remplir.
C’est comme si la « réalité virtuelle » permettait de nous préparer à quelque chose,
de faire semblant, de simuler avant que l’événement véritable ne survienne. Mais
ici il n’y a plus de différence entre le mannequin et celui qu’on opère, car le
mannequin est le fruit d’un corps que l’on a momifié et que l’on tentera
paradoxalement de ranimer.
La polysémie de la notion de fantôme est passionnante pour notre étude.
Elle semble pouvoir se joindre à la détermination des discours dominants. Chaque
caractéristique de ces derniers se trouve relayée par le concept de fantôme,
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
185
jusqu’à la problématique de la mise à mort qui devance ou instancie la mort réelle,
car le fantôme se dit aussi de l’effigie d’un condamné à mort. C’est le masque
mortuaire qui tente de faire accepter ce meurtre en redonnant un corps à une mort
qui n’a pas eu naturellement lieu, une mort monstrueuse qui déborde notre faculté
de représentation. - Les mères des condamnés à mort partent à la recherche des
corps volés de leurs enfants -. Avec la « réalité virtuelle » quelque chose manque
et c’est justement ce manque qui constitue son mode fantasmatique de présence.
En effet le fantôme avant d’être un phénomène, éloigné de la chose en soi, est tout
d’abord un mode de présence et de visibilité. Ce mode est étrange parce qu’il lie
les contraires. Présente parce qu’absente, la « réalité virtuelle » se comporte
comme un membre fantôme, en ceci que « les médecins nomment membres
fantômes les bras et les jambes que les amputés continuent à percevoir comme
tels et dont, s’ils n’y prennent garde, ils cherchent à se servir alors qu’ils ne
possèdent plus que de simples moignons. [C’est] la présence chez un être d’une
partie de la représentation du corps qui ne devrait pas être donnée puisque ces
membres ne sont pas là » 269 . C’est un membre fantôme en un double sens,
fantôme parce que les théoriciens veulent faire rentrer cette technologie dans un
schéma préexistant qu’elle vient pourtant bouleverser, fantôme aussi parce que
l’on met en scène la rupture, l’amputation métaphysique et le bouleversement
269
Jean-Louis Ferrier, De Picasso à Guernica, Denoël, 1985, p.106. Sans pouvoir approfondir
cette problématique qui pourtant le mériterait, nous pouvons indiquer que les membres fantômes
sont aussi appelés membres virtuels. Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception
(pp.87-105) montre combien ces membres indiquent l’existence d’un schéma corporel inné et
global qui est au cœur d’une certaine réflexivité.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
186
ontologique.
Des deux côtés le spectre semble s’évanouir, se dissiper à travers l’écran
de l’imagination, peut-être parce qu’il n’est pas véritablement un objet. On ne
saurait en effet le situer, l’identifier, le décomposer, l’analyser sans avoir sa peau.
Certains pourraient penser que ce genre de concepts, dont est très friand la
philosophie contemporaine, n’est qu’une illusion car si on ne peut le saisir sans
l’amputer de sa singularité, alors on peut tout en penser, on peut le manier à sa
guise, y projeter toutes choses, tout en dire. Mais c’est bien là la moindre des
choses que de choisir un concept qui ait quelque rapport avec la nature même de
l’objet dont nous traitons. De plus ce serait oublier une autre signification de la
notion de spectre : il est la fréquence d’une visibilité. Cette fréquence se définit
comme un certain rapport entre le visible et l’invisible, la présence et l’absence. Le
spectre c’est avant tout quelque chose que l’on croit avoir vu. D’ailleurs les récits
de rencontre avec des fantômes insistent très largement sur ce caractère visible
des spectres. Ce n’est pas que cette visibilité doit à entendre selon la seule acuité
visuelle, les autres sens peuvent aussi témoigner du spectre, c’est seulement que
la visibilité est à comprendre comme l’acte même de la représentation. Le spectre
est toujours représenté et pourtant, comme nous le verrons, il excède cette faculté.
Qu’est-ce qu’un fantôme? Il est une représentation parce qu’il est l’image
d’un mort. C’est le revenant, c’est-à-dire quelque chose qui revient sous une forme
analogue et indirecte. Ce n’est pas la même chose qui revient, c’est autre chose
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
187
qui lui ressemble. Le Moyen-Âge270, qui était très prolifique en récits de fantômes,
parlait à ce propos d’une « vision spirituelle » qui est une « image d’image ». Ce
redoublement indique qu’avec les fantômes nous avons moins affaire à du visible
qu’à de la visibilité, c’est-à-dire à la mise à découvert du processus même qui rend
visible. Le fait qu’il s’agisse là d’une « image d’image » ne doit pas s’entendre dans
une perspective platonicienne, qui selon Quéau signifierait que les images de la «
réalité virtuelle » ne sont en fait que des représentations déficientes d’un
paradigme originel. Il faut plutôt y écouter le statut originel de ce redoublement271 .
L’image primaire ne représente pas un original à découvrir, mais une autre image
qui perd sa référence, qui existe en tant qu’image. L’image ne se réfère pas, elle
se constitue indéfiniment.
La représentation spectrale se distingue des autres objets par un grand
nombre de marques spécifiques. On peut ici en retenir deux. Il y a tout d’abord le
mode de figuration du fantôme, où le revenant apparaît enveloppé par un suaire
diaphane. Il y a aussi un mode de figuration plus étonnant, puisqu’il n’inclut pas la
270
Jean Claude Schmitt, Les Revenants, Gallimard, 1994.
271
Nous défendons, en arrière-plan, le statut originaire de la métaphore développé par
Nietzsche. On efface ainsi l’opposition entre la métaphore et le concept, qu’Aristote avait
développée dans La Poétique 1457 b: « la métaphore est le transport à une chose d’un nom qui
désigne une autre, transport du genre à l’espèce ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à
l’espèce ou d’après le rapport d’analogie ». La théorie nietzschéenne de la métaphore repose sur
la perte du « propre ». Le concept a été oublié comme métaphore et cet oubli n’intervient pas à un
moment donné du temps, il est originaire . Dans Le Livre du philosophe, l’homme a oublié qu’il est
avant tout et après tout « un animal métaphorique ». Voir Sarah Kofman, Nietzsche et la métaphore,
Payot, 1972; Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, 1969.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
188
figure, c’est l’invisibilité du fantôme qui est une solution limite de l’image. Dans les
deux cas, voile et invisibilité, les régimes de la visibilité et du caché sont mis en
scène.
Le fantôme nous confronte à un mode de représentation auquel, le
croyons-nous, nous n’avons pas habituellement affaire puisqu’ici on ne parvient
plus à discerner le vrai du faux, plus encore, on ne sait même plus si cette
question à quelques incidences sur la réflexion ontologique. C’est ainsi que de
nombreux récits insistent sur le caractère spirituel de ces visions spectrales. Si la
présence du fantôme est signalée par certains traits, cette spiritualité indique à son
tour que c’est l’esprit de l’homme vivant, les puissances cognitives de son intellect
qui lui permettent de percevoir l’esprit du mort, le substitut immatériel, mais visible,
de l’âme invisible, présentant l’apparence de l’homme tel qu’il était de son vivant.
Tout comme dans le cas de la « réalité virtuelle », nous avons affaire à de
multiples redoublements, le rapport est d’esprit à esprit mais s’effectue par les
sens et par la présentation du corps du défunt, quelque chose est là mais nous ne
savons plus très bien s’il s’agit d’une projection ou d’autre chose. Bref le fantôme
met en place une situation limite de la présence, comme dans le cas de la «
technologie du virtuel » qui est là parce qu’elle reste à venir dans des prémisses
qui sont déjà visibles. La spécificité de notre propos réside dans le fait que si avec
la « réalité virtuelle » on peut être tenté de soulever le voile pour voir ce qu’il y a
vraiment en-dessous, le spectre, pour sa part, n’a plus de « propre », le regardeur
non plus d’ailleurs.
En insistant à des degrés divers sur le fait que le revenant est visible sans
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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pourtant être matériel, on parvient à disjoindre d’une manière extraordinaire le
matériel du visible. Ce qui est visible n’a plus à être matériel. Or que nous dit-on
à propos de la « réalité virtuelle » si ce n’est qu’elle est déjà visible sans que
pourtant nous puissions avoir d’exemples concrets de sa soi-disante portée
métaphysique? N’essaye-t-on pas de voir dans des signes qui pourraient très bien
n’avoir aucun rapport, la matérialité spectrale de cette technologie? Si l’on ne
conditionne plus le visible au matériel, c’est, répétons-le, parce qu’on voit moins le
spectre, qu’on n’aperçoit sa visibilité et cette dernière, bien évidemment, ne se voit
pas. Elle permet peut-être de voir, mais aucun regard ne peut être jeté sur elle
sans un désajustement radical. C’est pour cette raison que la visibilité reste audelà du phénomène et de l’étant, de sorte que la « réalité virtuelle », ce spectre
nouveau et ancien, exhibe la manière dont nous voulons apercevoir les
événements de notre époque, sans que pourtant elle les rendent visibles. Avec le
fantôme c’est la visibilité qui est problématisée puisque ce qui distingue le rêve des
apparitions spectrales « c’est la différence de leur rapport avec le monde extérieur
empiriquement réel, perceptible par les sens. Dans le rêve, en règle générale, ce
rapport n’existe pas, et même, dans les rares rêves fatidiques, il n’est le plus
souvent qu’indirect et éloigné; au contraire (…) dans la vision et les apparitions [il
est] problématique. »272
Quelle est cette problématicité? En quoi est-elle plus problématique que la
vision d’une personne vivante? Il est intéressant de remarquer que Saint
272
Arthur Schopenhauer, Essai sur les fantômes, Criterion, 1992, p. 80
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Augustin273 opposait la persona des morts, c’est-à-dire leur image ou semblance
matérielle, à la praesentia des vivants qui sont bien là en personne. Selon Saint
Augustin ce qui apparaît, avec le spectre, ce n’est ni le corps du mort ni son « âme
», qui est par essence immatérielle et qui n’a donc aucune raison d’entrer en
relation avec les hommes. C’est une imago qui apparaît, c’est-à-dire une image
spirituelle et non corporelle. Cette image n’a que l’apparence d’un corps. Afin de
distinguer cette apparence de celle réelle d’un corps vivant, il faut expliquer qu’elle
est perçue non pas par les yeux du corps mais par ceux de l’« âme ».
Schopenhauer reprendra ce thème en parlant d’un « organe du rêve ». Tout le
problème réside dans le fait que la tradition ne restreint pas le champ du spectre à
une pure subjectivité fantasmatique. Elle atteste au contraire de la rencontre entre
le fantôme et le vivant. Le spectre apparaît bel et bien, il paraît se présenter lors
d’une visitation à un moment et à un endroit précis. Le vivant ne parvient pas à se
le représenter puisque « ensuite seulement on constate que la chose était
impossible. »274
En définissant le spectre au regard de son désajustement ontologique, de
sa présence absentée et de son régime de visibilité, on s’aperçoit que le fantôme
est avant tout le fruit d’une rencontre aux modalités précises qui pourront peutêtre rendre compte de la spécificité de la « réalité virtuelle ». Le spectre est tout
d’abord une apparition, brutale et inopinée. On se le représente, mais il n’est pas
273
Saint Augustin, De Cura pro mortuis gerenda, op. cit., XII, 14, col. 602 et XVII 21, col. 608
274
Arthur Schopenhauer, Essai sur les fantômes, Criterion, 1992, p. 84
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présent lui-même, en chair et en os. La séparation entre la présentation et la
représentation est analogue à celle entre le visible et le matériel. On peut donc
penser que l’apparition du spectre est sa non-présence, il ne s’agit pas là d’une
absence mais d’une absence de présence, c’est-à-dire d’une présence qui
manque, le manque étant donc lui présent. La présentation du spectre vient visiter
un vivant, le sentiment confusément manquant d’une présence se transforme en
l’affirmation de l’apparition bien visible d’un mort. La visitation comble un manque,
mais elle y reste d’une certaine façon confinée car on ne parvient pas à déterminer
son objectivité. Or la « réalité virtuelle » est elle aussi comblée par les théoriciens;
tout se passe comme si en elle quelque chose manquait que l’on devait remplir
coûte que coûte. Chez elle comme chez le spectre il y a une insuffisance
génératrice, un défaut qui n’est ni une lacune ni une déficience.
Pour que le fantôme apparaisse encore faut-il savoir le conjurer, c’est-à-dire
l’appeler de la voix, faire venir à la présence et rendre visible ce qui ne l’était pas.
Le mort qui au début était invisible - on supposera ensuite qu’il était pourtant bien
présent - accepte, par la prière insistante d’un vivant, de se montrer. C’est là la
figure la plus classique de la visitation spectrale. Or cette conjuration se fait encore
une fois dans l’ambivalence, car le spectre peut aussi nous surprendre et nous
faire peur. Nous qui ne voulions surtout pas le voir, nous le conjurons à partir
définitivement, à ne pas revenir. Dans les deux cas on conjure un excès de
présence. D’un côté une présence indicible et pourtant pesante est appelée à
venir enfin à la présence, et d’un autre côté une présence par trop visible nous
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gêne et nous dérange, nous voudrions bien voir s’effacer sa trace. On évoque et
on révoque simultanément le spectre, on l’appelle pour mieux le refouler, on lui
interdit de venir pour mieux le sentir. Bref la conjuration du spectre témoigne du fait
qu’on ne parvient pas à s’en défaire, à en terminer avec lui. Il n’arrête pas de
revenir, le revenant, il ne cesse d’indiquer une expérience limite de la
phénoménalité que l’on guette d’un œil inquiet.
Nous avions expliqué que la présence du fantôme, alors même qu’il restait
invisible, était construite par nous après son apparition. Ceci est particulièrement
important pour notre étude puisque par là même on comprend que la compulsion
répétitive du revenant fait que le fantôme nous regarde avant même que l’on
l’ayons vu. Comme l’écrit Derrida, toujours le spectre, ça nous regarde. Il y a en
lui quelque chose qui épie. C’est le monde de l’invisible non encore rendu visible,
le monde des spectres qui nous observent. Il est là avant que nous le conjurions,
car « il faut savoir que le fantôme est là, fût-ce dans l’ouverture de la promesse ou
de l’attente, avant sa première apparition : celle-ci s’était annoncée, elle aura été
seconde dès la première fois. Deux fois à la fois, itérabilité originaire, virtualité
irréductible de cet espace et de ce temps. » 275 Les théories du virtuel nous
expliquent que la finalité de notre époque, de toutes les époques d’ailleurs, est la «
réalité virtuelle ». Par une telle téléologie, on donne à penser que cette technologie
nous regarde en dirigeant le mouvement de notre temps. C’est un temps à rebours
que celui de la « réalité virtuelle », le futur conditionne le présent et peut-être
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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même le passé. Avec la « technologie du virtuel » c’est l’avenir qui nous rend visite,
tout comme le spectre visite le vivant, le surveille et l’observe. Le futur laisse des
traces dans le présent. Car si nous avions pu croire que le spectre était conjuré au
sens où il se devait d’être appelé pour venir à nous, il nous faut maintenant
suggérer que c’est plutôt lui qui vient à nous par une force active. On ne présente
pas la « réalité virtuelle » comme une imaginaire construction, on la présente
comme si elle venait inéluctablement à nous. Conjurer le « spectre du virtuel » en
le nommant, c’est d’ailleurs déjà reconnaître cette puissance de revenance du
fantôme. Son retour est la fréquence de sa visibilité et les écarts qui séparent ses
différentes visites deviennent même plus importants que les apparitions ellesmêmes. On guette les symptômes de la « réalité virtuelle » avec enthousiasme et
avec crainte. À mesure qu’ils progressent les affects intensifient leur nostalgie mais
aussi leur saut vers un avenir utopique.
La visite spectrale de la « réalité virtuelle » n’est pas seulement une
construction arbitraire, elle est aussi un événement au sens où elle « fait signe
vers une pensée de l’événement, qui excède nécessairement une logique binaire
ou dialectique, celle qui distingue ou oppose effectivité (présente, actuelle,
empirique, vivante - ou non) et idéalité (non-présence régulatrice et absolue). Cette
logique de l’effectivité paraît d’une pertinence limitée. La limite n’est pas nouvelle
(…) Elle est rendue plus manifeste aussi par ce qui inscrit la vitesse d’une virtualité
irréductible à l’opposition de l’acte et de la puissance dans l’espace événement,
275
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 259
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dans l’événementialité de l’événement. »276 Ainsi le « spectre du virtuel » nous a-til toujours déjà pris de court; c’est lui qui nous inspecte avant même que nous
puissions le conjurer, c’est lui qui nous visite dans une apparition toujours creusée
par cette présence invisible qui l’a précédé et que nous ne pouvons que suspecter.
Il est antérieur à lui-même, il est son propre préliminaire. C’est peut-être pour cela
qu’il reconduit et qu’il bouleverse pourtant notre temporalité. Dès lors la visite ne
peut se voir restreinte à l’actualisation d’un potentiel préexistant, car le spectre se
manifestant sur les bords et les franges de la représentation, persiste comme
spectre, c’est-à-dire comme question et comme problème. On ne peut se résoudre
avec lui, on ne peut se concilier avec la « réalité virtuelle ».
Et pourtant il a, elle a un corps, ou plutôt ils tentent de se corporaliser, de
prendre enfin corps et un seul si possible. Le corps du fantôme, voilà un problème
que la tradition n’a cessé de mettre en scène, car il y a là un problème : nous
voyons bien un corps, mais il ne peut pas être vrai, il n’est qu’une apparence, une
imago. Comment concevoir dès lors « qu’une action semblable à celle d’un corps
ne présuppose pas nécessairement la présence d’un corps »277 ? Avec Jacques
Derrida, nous nommerons la corporalisation du fantôme, la visite spectrogène en
gardant à l’esprit que celle-ci pourra aussi nous permettre de savoir de quelle
manière la « réalité virtuelle » prend corps. Le fantôme veut prendre corps; c’est
cela même, une visite spectrale : un corps. Pas de spectre sans corps, mais un
276
277
Ibidem, p. 108
Arthur Schopenhauer, Essai sur les fantômes, Criterion, 1992, p. 22
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corps plus abstrait et plus immatériel que jamais car on ne peut jamais être sûr de
sa matérialité. De sorte que le processus spectrogène qui fait venir à la présence
le spectre, répond à une incorporation paradoxale. Dans le cas des théories du
virtuel, on détache l’idée - métaphysique, anthropologique - de son substrat
technologique et on engendre un fantôme en lui donnant un corps idéologique. Car,
il faut bien le remarquer, les ouvrages portant sur la « réalité virtuelle » font peu de
cas de la matérialité technologique, ils prennent plutôt appui sur un corpus
théorique préexistant. On ne revient pas au corps technologique dont ont été
arrachés les concepts, on incarne ces derniers dans un autre corps qui est
artefactuel, un corps prophétique, un fantôme d’esprit, on pourrait même dire un
fantôme de fantôme. En effet le corps de la « réalité virtuelle » est le processus
même d’arrachement des idées de la technologie, ce ne sont pas les idées ellesmêmes, mais la manière de procéder avec elles. C’est pour cette raison
processuelle que les discours s’inscrivent dans une affectivité et dans une tension.
Pour revenir un peu en arrière, on peut dire qu’arrachées à la « réalité virtuelle »
technologique, les idées sont incorporées au « phénomène R.V. » idéologique. Par
cette ruse, on escamote l’objet technologique et, par une ultime astuce, c’est cet
escamotage même qui rend possible la « réalité virtuelle ». Il y a là un processus
très subtil qui, malgré son apparence autoritaire, permet, si on veut bien en faire
l’effort, une lecture symptomatologique des théories du virtuel.
On pourrait parler avec raison d’une réflexivité spectrale des théories du
virtuel, et ceci en plusieurs sens. Les théories nous mettent en face de la « réalité
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virtuelle » escamotée et conjurée, car elles refusent de voir frontalement la fragilité
technologique de la « réalité virtuelle » qui n’est encore qu’une émergence
imprévisible. Pour se lancer dans les sillons d’une intellection, elles préfèrent faire
disparaître cette vulnérabilité essentielle et mettre à sa place, comme dans un tour
de passe-passe, l’idéologie abstraite du virtuel. Le spectre de la « réalité virtuelle »
a un corps d’idées puissantes et énormes, elle regarde dans un miroir « son »
autre corps, plus fragile et plus juste, celui de la « réalité virtuelle » technologique.
Elle tente, tout en le regardant, de cacher cet autre corps à la personne qui peut
toujours se trouver dernière son dos. Il faut donc que cet individu se déplace et
qu’ainsi le corps spectral se déplace à son tour pour cacher la fragilité de l’autre
fantôme. Par ces mouvements conjugués, la personne pourra alors peut-être
imaginer les contours de ce qui a été caché, de ce qui continue à être caché. La
réflexivité spectrale est une topologie complexe et étrange, tout en détour et en
retour, elle indique que le propre « des spectres, comme des vampires, c’est qu’ils
sont privés d’image spéculaire, de la vraie, de la bonne image spéculaire (mais qui
n’en est pas privé?). À quoi reconnaît-on un fantôme? À ce qu’il ne se reconnaît
pas dans un miroir. »278 La spécularité du miroir est une métaphore de la réflexivité
des discours, de sorte que les théories du virtuel ne se reconnaissent pas, elles
n’ont pas conscience du plan sous-jacent qui les agencent. N’est-ce pas le cas de
tous discours? Sans aucun doute, mais dans le fait de refuser jusqu’à cette finitude
de la prise que la pensée a sur elle-même, on devient injuste et autoritaire.
278
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 248
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
197
Ce qui nous gêne dans ces doctrines n’est pas tant le fait que la « réalité
virtuelle » est un spectre, ce n’est même pas qu’avec elle on fantasme et on
projette des illusions d’émancipations qui viennent cacher les problèmes cruels
auxquels l’humanité doit faire aujourd’hui face. Tout ceci n’est pas nouveau,
puisque « la croyance aux apparitions est innée chez l’homme; elle se retrouve
dans tous les temps et dans tous les pays, et peut-être nul être humain n’en est-il
exempt »279 . Stirner, sur un autre sujet il est vrai, mais est-il vraiment différent?,
expliquait qu’ « avec les fantômes, nous entrons dans le royaume des esprits, des
êtres. Ce qui hante l’univers, y poursuivant ses secrètes et insaisissables activités,
c’est le spectre mystérieux que nous appelons Être suprême. Pendant des siècles,
les hommes se sont donné pour tâche d’en connaître le fond, de le concevoir, d’y
découvrir la réalité (de prouver “l’existence de Dieu”); c’est à cet effroyable,
impossible et interminable travail de Danaïdes qu’ils s’acharnèrent, voulant
changer un spectre en non-spectre, l’irréel en réel, l’esprit en une personne totale,
en chair et en os. C’est ainsi qu’ils cherchèrent la “chose en soi”, derrière le monde
existant, derrière la chose la non-chose. »280 Ce qui est véritablement criticable,
par-delà la richesse symptomatique de ces discours, c’est qu’ils ne sont pas à
même de se concevoir, de jeter un regard sur le spectre qui les hante, de
décomposer leur fonctionnement et leur propre ressort. Or si on y regarde de plus
près, les arguments des théories du virtuel sont des conjurations qui n’ont lieu que
279
280
Arthur Schopenhauer, Essai sur les fantômes, Criterion, 1992, p. 74
Stirner,L’Unique et sa Propriété et autres écrits, trad. P. Gallissaire et A. Sauge,
Bibliothèque de l’Âge d’Homme, 1972, p. 107
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
198
pour cacher, non pas la nature véritable du fait technologique, mais la prémisse
d’un questionnement juste. Si nous avons évoqué le fantôme, ce n’était
assurément pas par hasard. La « réalité virtuelle » porte peut-être en elle un
raisonnement qui « serait enfin capable, au-delà des oppositions entre présence et
non-présence, effectivité et ineffectivité, vie et non-vie, de penser la possibilité du
spectre, le spectre comme possibilité. »281 Ne s’agirait-il pas dès lors d’avancer
avec cette logique spectrale?
281
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 34
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
199
4.3. LE TEMPS, L’EVENEMENT
« Plus haut que l’amour du prochain est l’amour du lointain et de l’avenir : plus
haut que l’amour des hommes est l’amour des choses et des spectres. Ce spectre
qui vers toi accourt, mon frère, est plus beau que toi; que ne lui donnes-tu ta chair
et tes os? Mais tu as peur de toi et cours vers ton prochain. »282
La question posée par la « réalité virtuelle » et par les théories du virtuel,
symptomatiquement analysées, consiste à comprendre pourquoi cette technologie
est un spectre, non par quelque déficience de nature, mais parce qu’elle doit être
considérée, avant tout, comme un événement. Avant d’être un ensemble de
concepts, avant même que nous puissions en comprendre les mécanismes
techniques, la « réalité virtuelle » est un événement. Il ne faudrait pas entendre par
là une arrivée nette et impromptue qui étonne, mais la complexité de ce qui est là
et de ce qui n’est pas (encore) présent. C’est peut-être par cette conjugaison
essentielle entre la présence et l’absence -passée et future-, que les discours du
virtuel hésitent entre la promotion et la cessation. Ils promotionnent la « réalité
virtuelle » envisagée comme la toute-puissance de notre monde et du cours de
notre destin, et ce moment d’apparition ne peut correspondre qu’avec sa
disparition « annonçant au moins le commencement de sa mise en terre »283 .
C’est un étrange événement funèbre qui est célébré dans l’exaltation conduisant
282
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l’amour du prochain, Gallimard, 1971
283
Maurice Blanchot, La fin de la philosophie, Gallimard, 1959, pp. 292-293
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
200
ses lentes funérailles au cours desquelles on compte bien, d’une manière ou d’une
autre, obtenir une résurrection. Le temps de la « réalité virtuelle » est celui de
l’attente et de la prévention, c’est une crise et une fête de la négativité qui doit voir
renaître ou revenir le destin métaphysique de la « réalité virtuelle ». L’apparition du
fantôme technologique est principalement une affaire de temporalité car « il y va
aussi, indissociablement, du déploiement différantiel de la tekhnè, de la technoscience ou de la télé-technologie. Il nous oblige plus que jamais à penser la
virtualisation de l’espace et du temps, la possibilité d’événements virtuels dont le
mouvement et la vitesse nous interdisent désormais (plus et autrement que jamais
car ce n’est pas absolument et de part en part nouveau) d’opposer la présence à
sa représentation, le « temps réel » au « temps différé », l’effectivité à son
simulacre, le vivant au non-vivant, bref le vivant au mort-vivant de ses fantômes.
»284
Les discours produisent une temporalité spécifique qui doit venir battre en
brèche l’événement de la « réalité virtuelle ». Nous devons être attentifs au fait qu’il
s’agit là de deux types de temporalités qu’on ne saurait naïvement opposer. Dans
la temporalité construite par les théories du virtuel, nous remarquons que l’origine
et la fin sont inextricablement liées, dans le sens où elles sont identifiées. C’est
une perspective que nous avions déjà reconnue, mais nous tentons maintenant de
relever l’analogie entre cette liaison et celle d’un certain type de fantôme qui ne
peut prendre corps, c’est-à-dire naître, qu’au prix de sa « propre » mise à mort ou
284
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 268
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
201
son acte de décès. En quoi le spectre, comme mort-vivant, appartient-il aussi bien
à l’origine qu’à la plus ultime fin? C’est que le fantôme constitué par les discours
du virtuel, l’est à partir d’une certaine logique de l’achèvement. Le temps n’est pas
seulement conditionné par une finalité où il s’agirait de fixer les événements
passés sur un objectif utopique. Il y a dans les discours du virtuel un raisonnement
de type eschatologique qui provient du dogme théologique et qui signifie « la
doctrine des choses qui doivent advenir lors de la consommation des siècles ou fin
du monde »285 . Cette eschatologie est censée matérialiser, pour la première fois,
des fantômes métaphysiques et l’accord parfait de l’onto-logique. Or elle ne
s’incarne pas directement dans la « réalité virtuelle », qui n’est que sa « propre »
image. La « réalité virtuelle » doit être elle-même transformée par la pensée afin
de faire advenir ce qui doit arriver grâce et contre elle. Elle n’est qu’une image,
l’image d’un autre événement que finalement la « réalité virtuelle » vient cacher. Il
y a donc dans les discours deux « réalités virtuelles », la fausse, une pure
apparence imaginaire, la vraie qui réalisera et parachèvera l’histoire. De part cette
distanciation de la « réalité virtuelle » à son propre égard, on comprend qu’elle est
en même temps le mannequin sur lequel les élèves chirurgiens s’exercent et la
rupture brutale qu’induit l’apparition du fantôme dans l’ordre établi de la
phénoménalité. Le spectre qui hante les discours du virtuel, appartient au régime
du temps car « répétition et première fois, voilà peut-être la question de
l’événement comme question du fantôme : qu’est-ce qu’un fantôme? qu’est-ce que
l’effectivité ou la présence d’un spectre, c’est-à-dire de ce qui semble rester aussi
285
Article « eschatologie », Littré, Le Cap, 1971, p. 2213
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
202
ineffectif, virtuel, inconsistant qu’un simulacre? Y a-t-il là, entre la chose même et
son simulacre, une opposition qui tienne ? Répétition et première fois mais aussi
répétition et dernière fois, car la singularité de toute première fois en fait aussi une
dernière fois. Chaque fois, c’est l’événement même, une première fois est une
dernière fois. Toute autre. Mis en scène pour une fin de l’histoire. »286 .La « réalité
virtuelle » est envisagée comme une première fois et une dernière fois, elle
entraîne une naissance et une mise à mort, une utopie et une nostalgie. Mais avec
la première et la dernière fois il ne s’agit pas de deux temporalités accolées l’une à
l’autre, il s’agit d’un seul et même temps à partir duquel on ne pourra plus opposer
la nostalgie à l’eschatologie. Les deux vont de pair pour amener à la présence une
autre « réalité virtuelle ».
Cet autre peut être envisagé du point de vue théologique ou humaniste,
mais dans tous les cas il est la « réalité virtuelle » elle-même. Il y a là un
phénomène étrange qui creuse la « réalité virtuelle » du dedans, non pas par
quelque élément rapporté, mais par cela même qui est creusé. Comment
comprendre ce désajustement interne? N’est-ce pas là rompre avec les exigences
les plus simples du principe d’identité? Peut-on dire que la « réalité virtuelle » est
son contraire qu’elle vient cacher? On peut approcher cette amphibologie par le
fait que « s’il y a quelque chose comme de la spectralité, il y a des raisons de
douter de cet ordre rassurant des présents, et surtout de la frontière entre le
286
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 31
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
203
présent, la réalité actuelle ou présente du présent et tout ce que l’on peut lui
opposer : l’absence, la non-présence, l’ineffectivité, l’inactualité, la virtualité ou
même le simulacre en général, etc. Il y a d’abord à douter de la contemporanéité à
soi du présent. Avant de savoir si on peut faire la différence entre le spectre du
passé et celui du futur, du présent passé et du présent futur, il faut peut-être se
demander si l’effet de spectralité ne consiste pas à déjouer cette opposition, voire
cette dialectique, entre la présence effective et son autre. »287 La « réalité virtuelle
» n’est pas contemporaine à elle-même, elle est avant ou après elle, toujours
différée dans un régime de la différence, et si les discours n’inscrivent pas
explicitement ce régime, c’est parce qu’ils tentent de le refouler qu’ils en
témoignent encore. Le trouble qui s’inscrit dans l’identité et dans l’être de la «
réalité virtuelle » est une affaire de temps. Elle se disjoint d’elle-même parce que «
le propre d’un spectre, s’il y en a, c’est qu’on ne sait pas s’il témoigne en revenant
d’un vivant passé ou d’un vivant futur, car le revenant peut marquer déjà le retour
du spectre d’un vivant promis. Intempestivité, encore, et désajustement du
contemporain. »288 L’indécidabilité entre la provenance passée ou future, marque
l’écart du présent et son hétérogénéité.
En essayant de réincorporer la « réalité virtuelle » en elle-même et en son
temps, c’est-à-dire en tentant d’éliminer son intempestivité, les théories du virtuel
dessinent les traits de son auto-dissemblance. Comment mettre en œuvre cette
287
Ibidem, p. 72. C’est nous qui soulignons.
288
Ibidem, p. 162
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
204
spectralité de la « réalité virtuelle »? La tradition nous indique que si les spectres
sont d’une nature étrange, c’est aussi parce qu’ils entretiennent un rapport
singulier avec l’espace et avec le temps. Il apparaissent à la tombée de la nuit,
au clair de lune, à minuit ou encore dans la seconde partie de la nuit, à la dixième
ou à la onzième heure après le dîner. La nuit est le temps du fantôme, parce que
l’obscurité sied aux manifestations surnaturelles les plus inquiétantes. La nuit
terrestre est noire comme les ténèbres de l’au-delà qu’elles prolongent sur terre,
les ténèbres qui peuplent les « âmes » privées de l’illumination de la vision de dieu,
l’obscurité de l’invisible. La nuit est un moment obscur où les formes sont indécises,
elles semblent parfois se confondre. La nuit est cette frontière illimitée qui
témoigne d’une certaine indistinction, d’une limite de la vision. Et il en est de même
pour les lieux où le fantôme apparaît : il aime visiter les vivants aux limites
matérielles de la maison : la porte, le seuil, le bord de la fenêtre, « dans les coins
sombres, derrière les rideaux, qui deviennent soudainement transparents, et, d’une
façon générale, dans l’obscurité de la nuit, qui n’est l’heure des spectres que parce
que les ténèbres, la tranquillité et la solitude supprimant les impressions externes,
laissent le champ libre à l’activité du cerveau venant du dedans »289 . Le spectre
est sur le perron de la maison familière, encore au dehors, limitrophe, il ne pénètre
pas complètement et passe à travers les fissures qu’on aurait bien fait de refermer.
Car le plus souvent le fantôme revient dans sa propre maison et il apparaît à un
membre de sa famille. Oui, le fantôme entretient des lieux ambigus avec la maison
et « la différence entre habiter et hanter se fait ici plus insaisissable que jamais. La
289
Arthur Schopenhauer, Essai sur les fantômes, Criterion, 1992, p. 83
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
205
personne se personnifie en se laissant hanter par l’effet même de hantise objective,
si on peut dire, qu’elle produit en habitant la chose. »290 Le spectre décrit une
géographie domestique de l’apparition, domestique mais que l’on ne parvient pas
totalement à domestiquer, qui reste dans les franges et dans les marges de
l’espace quotidien. Au Moyen-Âge on représentait souvent la visitation selon une
topologie précise : au centre il y avait le lit où reposait le rêveur ou celui qui, dans
un demi-sommeil ou même totalement éveillé, voit subitement se dresser devant
lui un parent défunt. Car le spectre est encore là décalé, mal centré, entre l’éveil et
le sommeil, dans un flou perceptif que son apparition viendra modifier. Dès que
l’on représente le spectre, on s’assure de ne pouvoir complètement le déterminer,
car ce serait alors parvenir à le nier. Il y a peut-être dans la tradition une sagesse
de la représentation fantomatique.
Mais dans les théories du virtuel, on prend l’apparition à revers. Si la «
réalité virtuelle » semble effectivement venir dans un temps diurne où la confusion
des images devient persistante, où les bouleversements techno-scientifiques ne
nous laissent plus le temps, où la technique est appréhendée comme horizon de
toute possibilité à venir et où pourtant « jamais l’imminence d’une impossibilité à
venir n’a semblé si grande »291 , on tente malgré tout de démontrer la prévisibilité
des « technologies du virtuel ». On refoule le spectre parce qu’on pense l’obscurité
de sa temporalité et les limites de ses lieux d’apparition, comme étant le signe que
290
291
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 251
Bernard Stiegler, La technique et le temps, Galilée, 1994, p. 11
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
206
quelque chose nous est voilé. Il y a mésinterprétation de l’à-venir dans la
mesure où loin de le laisser persister dans sa singularité, on le réduit et on le
dévoile fantasmatiquement. Finalement on s’attaque à l’à-venir, c’est-à-dire au
spectre, c’est-à-dire à l’événement, et l’on pousse un « soupir de soulagement
encore inquiet : faisons en sorte qu’à l’avenir il ne revienne pas ! Au fond, le
spectre, c’est l’avenir, il est toujours à-venir, il ne se présente que comme ce qui
pourrait venir et re-venir (…) À l’avenir, entend-on partout aujourd’hui, il faut qu’il
ne se ré-incarne pas : on ne doit pas le laisser re-venir puisqu’il est passé. »292 Si
les théories doivent bien faire face au spectre, c’est pour mieux le dissimuler et le
détruire, bref pour le mettre à mort, une nouvelle fois, mais définitivement, enfin.
L’escamotage s’effectue entre l’obscur et le caché, quant à l’événement
inanticipable, il est mastiqué et digéré. C’est pour cette raison qu’il ne faudrait plus
parler de la « réalité virtuelle » par le biais de son futur, même au titre d’une idée
régulatrice au sens kantien, car on risquerait fort de ne point vouloir la voir revenir.
Il s’agirait maintenant de joindre et de disjoindre le temps à l’événement en
pensant la « réalité virtuelle » à-venir, sans qu’elle puisse pourtant s’approprier
cette temporalité.
Oui, il faudrait laisser persister la hantise de cette technologie, le fait qu’elle
est une promesse qui peut-être ne sera pas tenue mais qui est là, devant nous,
en tant que promesse. Car la promesse ne peut surgir que dans un diastème, un
écart, un échec, une inadéquation, une disjonction, un désajustement, une
292
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 71
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
207
déception irrésolue. On ne pourra plus la distinguer de son image, séparer
l’obscurité du voilé. Alors la « réalité virtuelle » n’arrivera jamais et ainsi elle pourra
surgir, sans se laisser attendre, elle ne cessera de venir à nous comme une
injonction obscure. Mais par cette promesse on ne saurait reconduire la promesse
positiviste d’émancipation, car on n’en connaît pas le contenu, on ne le fixera
jamais d’ailleurs. Elle gardera toujours en elle cette espérance messianique
absolument indéterminée, ce rapport à l’à-venir d’un événement et d’une
singularité, d’une altérité inanticipable et monstrueuse. Le monstre, cette anomalie
excessive qui déborde les catégories comme les genres, est aussi une monstration
qui tout en indiquant se dérobe à la pleine présence et à la stricte
représentation293 . C’est elle qui trace les contours de la représentation, c’est aussi
elle qui figure le temps à-venir, cette indication imprévisible. Car notre temps est
au présent, lié au futur et au précédent sûrement, mais encore au présent
irréductible qui est une « attente sans horizon d’attente, attente de ce qu’on
n’attend pas encore ou de ce qu’on n’attend plus, hospitalité sans réserve, salut de
bienvenue d’avance accordé à la surprise absolue de l’arrivant auquel on ne
demandera aucune contrepartie, ni de s’engager selon les contrats domestiques
293
« Monstre » vient par emprunt du latin monstrum, dérivé de monere (racine men-, « penser
») « faire penser, attirer l’attention sur », d’où « avertir ». Monstrum est un terme du vocabulaire
religieux désignant un prodige avertissant de la volonté des dieux, un signe divin à déchiffrer. Par
suite, il est appliqué à un objet au caractère exceptionnel ou à un être surnaturel. En français, le
sens premier est celui de « prodige, miracle », puis « action monstrueuse, criminelle » ( 1541,
Calvin), « chose prodigieuse, incroyable » (1580) et, par hyperbole, « chose mal ordonnée, mal
faite » (1690), dans une optique classique d’ordre préétabli. Robert, Dictionnaire historique de la
langue française, 1992.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
208
d’aucune puissance d’accueil. »294 Les théories du virtuel conjurent le fait que le
présent n’est pas contemporain de lui-même, qu’il est désajusté et que « sans
cette responsabilité et ce respect pour la justice à l’égard de ceux qui ne sont pas
là, de ceux qui ne sont plus ou pas encore présents et vivants, quel sens y aurait-il
à poser la question « où ? », « où demain ? »295 Bref sans ce respect du présent,
l’à-venir devient impossible, il est escamoté et transformé en avenir, c’est-à-dire en
une temporalité sans étonnement, le simple fruit de ce qui s’est déjà passé. Mais
qui pourrait nier la surprise du temps? Qui pourrait encore croire que l’on puisse
prévoir? Et si la « réalité virtuelle » vient effectivement à nous, c’est qu’elle
constitue un tournant, or le tournant ne peut devenir une certitude. Le fait
d’appartenir à un moment où s’accomplit un changement d’époque (s’il y en a),
s’empare aussi du savoir certain qui voudrait le déterminer, rendant inappropriée la
certitude comme l’incertitude. Cet écart est celui-là même du spectre et de la
conjuration, c’est une force discrète et non pas, comme on voudrait nous le faire
croire, s’annonçant avec fracas. La promesse ne garanti pas un gain ou une perte,
elle ne contient pas une quantité à évaluer, elle reste promisse dans une lagune
qui ne concerne ni la lacune ni la plus-value, mais la capacité à supporter le
questionnement. Cette temporalité de la « réalité virtuelle » nous concerne, car elle
souligne notre « propre » étrangeté, ce « propre » qui est un autre effet de
spectralité et qui naît et qui meurt, nous naissons et nous mourrons.
294
295
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 111
Ibidem, p. 16
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
209
5. CONCLUSION
« Il faut faire un pas de plus. Il faut penser l’avenir, c’est-à-dire la vie. C’est-à-dire
la mort. »296
296
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 68
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
210
Au cours de notre entreprise, nous nous sommes aperçus que les théories
du virtuel, contradictoires et ambivalentes, se cachaient à elles-mêmes. Mais cette
conjuration n’a pas été critiquée, si on entend par là le rôle réformiste de la critique,
elle a été plutôt soulevée et acceptée comme un symptôme dont il fallait tenir
compte. L’appareillage théorique de l’hantologie permet de ne pas analyser les
discours du virtuel selon le seul point de vue qu’ils accepteraient, c’est-à-dire selon
un schème de discussion rationnelle. L’hantologie fait la part belle aux affects trop
souvent oubliés dans les discussions théoriques. Et si nous avons commencé par
la question : « qu’est-ce que la réalité virtuelle? », c’est-à-dire par une question sur
l’essence, l’hantologie nous a progressivement permis de voir que cette
interrogation n’allait pas de soi et qu’elle supposait une manière particulière de
penser. Elle érige en effet l’opposition entre l’essence et l’apparence. L’hantologie
transforme la question : « Qu’est-ce que… ? » en une autre : « Qui ? ». Qui
conjure cela et pourquoi ? « La question : Qu’est-ce que c’est ? est une façon de
poser un sens vu d’un autre point de vue. L’essence, l’être est une réalité
perspective et suppose une pluralité. Au fond, c’est toujours la question : Qu’est-ce
que c’est pour moi ? »297
Le remplacement de la question sur l’essence par une question typologique
ne personnalise pas pour autant le débat d’une manière excessive. Il tente de
comprendre quels sont les types de forces et d’intensités qui traversent le corpus
théorique à partir de l’usage d’un simple mot : la « réalité virtuelle ». Dans cette
297
Nietzsche, La volonté de puissance, Livre de poche, 1991, I, 204
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
211
dernière il y a une problématique de type métaphysique qui concerne le « réel
actuel », problématique que l’on ne saurait effacer et qu’il faut envisager et
supporter dans ses différentes perspectives. Car il y a dans la « réalité virtuelle »
une pluralité irréductible de points de vue. Selon que l’on accentue le virtuel au
détriment de la réalité, la réalité au détriment du virtuel ou l’ensemble de la formule,
on parvient à penser alternativement des idées variées. Dans la première
hiérarchie, c’est l’idée nostalgique d’un manque, d’un en-deçà qui ampute le « réel
actuel ». Dans la seconde, c’est encore une idée de manque, mais fondée là sur
l’idée d’un modèle isomorphique et donc d’une comparaison entre les deux
mondes qui laisserait la « réalité virtuelle » dans une déficience à l’égard de son
paradigme. Dans la dernière hiérarchie, c’est l’idée que la « réalité virtuelle » serait
plus que le « réel actuel », dans la mesure où elle affirmerait son originalité et
permettrait d’outrepasser les limites connues. À travers ces trois significations
ontologiques, la « réalité virtuelle » expulse et immerge, effraye et attire. Elle
contient aussi bien un manque « négatif » qui est considéré comme un vide à
combler qu’un manque « positif » qui donne du souffle et qui fait respirer. Mais, on
l’aura compris, le « positif » et le « négatif » ne s’opposent pas, ils sont réversibles
et simultanés : expiration de la mortalité, respiration de la vivacité.
Il nous a semblé que les discours du virtuel conjuraient finalement la
question du temps et de l’événement en tant que ceux-ci ouvrent à un inanticipable
monstrueux et à une indication qui questionne les limites de la représentation.
Même s’il a pu sembler que nous avions effacé toute causalité historique au profit
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
212
d’un événement radicalisé, il ne faudrait pourtant pas croire que ce dernier exclut
la question du destin et du précédent, de ce qui précède l’événement. L’articulation
entre l’événement, le jet, la transition, le tournant et le destin n’a pas été traité ici,
car l’un des buts principaux de cette étude consistait à remettre en cause la
linéarité historique implicite dans les théories du virtuel. Leur conjuration est très
nouvelle et si ancienne, elle paraît parfois puissante, hégémonique et, comme
toujours inquiète, fragile et angoissée. De ces craintes et de ce sentiment de
surpuissance proviennent sans doute les raisonnements éthiques que l’on tient sur
l’ensemble des technologies actuelles, et qui marquent une incompréhension
fondamentale de notre époque, de ce que l’on peut penser, en général, d’une
époque.
Si l’image que les théories construisent de la « réalité virtuelle » aura sans
aucun doute des influences sur ce qu’elle deviendra tout prochainement, il faut
savoir que ces pensées ne peuvent pas être rejetées. Celui qui les rejetterait
entièrement, risquerait de retrouver, finalement, les mêmes schémas. Car ces
théories touchent à des points essentiels, mais comme si ceux-ci étaient renversés,
exprimés mais compris de travers. C’est une histoire de miroir, miroir de l’origine et
de la fin dont on ne saurait se débarrasser aisément et qu’il s’agit plutôt
d’approcher différemment en laissant une place à l’échec. En ce sens les théories
du virtuel nous indiquent certaines tentations que nous nous devons de
questionner, certaines tentations que nous devrons, à l’avenir, problématiser. Ces
risques sont ceux-là même qu’encoure inévitablement une pensée qui pense le
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
213
temps à-venir, car « l’avenir est sa mémoire. Dans l’expérience de la fin, dans sa
venue insistante, instante, toujours imminemment eschatologique, à l’extrémité de
l’extrême aujourd’hui s’annoncerait ainsi l’avenir de ce qui vient. Plus que jamais,
car l’à-venir ne peut s’annoncer comme tel et dans sa pureté que depuis une fin
passée : au-delà, si c’est possible, de la dernière extrémité. Si c’est possible, s’il y
en a, de l’avenir, mais comment suspendre une telle question ou se priver d’une
telle réserve sans conclure d’avance, sans réduire d’avance et l’avenir et sa
chance ? Sans totaliser d’avance ? » 298 C’est là la question à laquelle nous
devrons nous confronter, si nous ne désirons pas établir de grands schémas
autoritaires et simplistes, irrespectueux de ce qu’est la « réalité virtuelle ». Et cette
question s’impose au temps, à notre temps, elle nous en disjoint, elle invoque
l’inappropriable qu’est le temps, le fait que nous ne puissions jamais nous
comporter avec lui comme envers une bête domesticable. La « réalité virtuelle »
est sur le bord de la fenêtre, dans notre champ de vision nous sommes vus par
elle, elle inscrit un présent qui n’a jamais eu lieu, dérobé par le passé et la tradition,
envolé vers les sphères de l’utopie et de l’émancipation. La tentation reste grande
de vouloir maîtriser, comme toujours, ce qui justement se dérobe à un tel contrôle.
Il faudrait alors « être out of joint, que ce soit là l’être ou le temps présents, cela
peut faire mal et faire le mal, c’est sans doute la possibilité même du mal. Mais
sans l’ouverture de cette possibilité, il ne reste, peut-être, au-delà du bien et du
mal, que la nécessité du pire. Une nécessité qui ne serait (même) pas une fatalité.
298
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1994, p. 68
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214
»299
Alors peut-être faudra-t-il prendre garde à laisser une place à la « réalité
virtuelle » et aux expériences qui témoignent de ses spectres de possibles que les
théories actuelles refusent justement de penser. Car le défaut de ces
raisonnements, au sens où ils sont quelque peu inconsistants, réside peut-être
dans le simple fait qu’ils restent trop théoriques et qu’ils refusent la confrontation
avec ce qui, de toute manière, viendrait se dérober à l’ordre qu’ils voudraient voir
ériger. Ces théories spéculent plus qu’elles ne pensent; or « la spéculation spécule
toujours sur du spectre, elle spécule dans le miroir de ce qu’elle produit, sur le
spectacle qu’elle donne et se donne à voir. Elle croit à ce qu’elle croit voir : à des
représentations. » 300 Ainsi les spéculations théoriques s’enthousiasment de la «
réalité virtuelle » car comme ro-jet technologique, elle porte l’espoir de réaliser une
volonté préexistante, sûre et rationnelle. Ce qui hante les théories du virtuel, ne
serait-ce pas une autre volonté, un autre type de désir mais qui ne serait pas
stable, pas sûr, obscur? Une volonté qui, elle, se réaliserait et prendrait forme tout
en acceptant sa spectralité, qui conjurerait encore mais en faisant acte d’hospitalité
sans réserve à l’égard de l’étranger. Cet autre de la pensée théorique, dont nous
nous sommes bien gardé de parler trop largement dans cette étude, nous indique
que la spéculation ne vient jamais à bout de la pulsion conjuratoire. Elle en naîtrait
plutôt, car jurer et conjurer, n’est-ce pas sa chance et son destin, tout autant que
299
Ibidem, p. 57
300
Ibidem, p. 234
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215
sa limite? Le don de sa finitude?
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
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224
7. SOMMAIRE
1. INTRODUCTION
2
2. L'INÉLUCTABLE IMMERSION
7
La question de la définition - La « réalité virtuelle » et le « phénomène R.V. ».
2.1. UNE THEORIE MEDIATIQUE
13
Médiatisation et diffusion de la « réalité virtuelle » - Incantation et prédiction - Le
balbutiement technologique - L’immersion massive - Un ensemble théoricomédiatique.
2.2. UNE HISTOIRE INELUCTABLE
21
Le sentiment d’inéluctabilité - L’aboutissement - L’histoire d’une ère nouvelle - Le
plan méta-historique - Un geste de contrôle - La fin et l’achèvement - Une
transition qui boucle sur son origine - La causalité de l’inéluctable - L’historiel et la
fin de l’histoire - Récapitulation d’une interprétation performative.
2.3. L’ABSOLU ET L’ENTHOUSIASME DU POSSIBLE
41
La réalisation des idées abstraites - La Raison dans l’histoire - Le déséquilibre
entre l’expérience et les idées - L’idée d’absolu - L’amplification et la finitude - La
limite et la frontière - La gestion de la complexité - La programmation du possible La jubilation de la conception.
3. LA NAVIGATION PRÉVENTIVE
66
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
225
La crainte dans l’enthousiasme - De l’immersion à la navigation préventive Irréversibilité et convocation de l’avenir - Immersion astronomique et navigation
maritime - L’aller-retour fonctionnel : le seul moyen de revenir est peut-être de
partir.
3.1. LES INSTRUMENTS DE NAVIGATION
76
Ambivalence du voyage virtuel - La perdition et le chaos des possibles - La
navigation comme question dans certaines œuvres technologiques - Der Wald - Le
retour à la maison.
3.2. LE PRINCIPE DE REEL
93
Les guillemets de la « réalité virtuelle » - La réalité - Le virtuel - Le concept
deleuzien de virtuel - La « réalité virtuelle » implique le « réel actuel » L’isomorphie - La « réalité virtuelle » comble et creuse la question du « réel actuel
» - Le principe de réel.
3.3. LA RAISON DU PRINCIPE
115
L’insuffissance du principe de réel - La fusion de la « réalité augmentée » - Du
double modèle à l’unicité du principe - La raison des images de synthèse - Nihil est
sine ratione - La réduction de réalité augmente l’intelligibilité - La raison en est à
dieu - Le principe de raison garantit la hiérarchie entre la « réalité virtuelle » et le «
réel actuel » - De la hiérarchie ascendante de la Caverne à la transcendance du
modèle sur l’image de synthèse - Un seul paradigme pour le formel et le sensible Parménide et l’onto-logique - Le paradigme réalise le principe de raison - L’ontothéologique et la technologie - L’œuvre théologique.
L'ENTHOUSIASME CONJURATOIRE - GRÉGORY CHATONSKY – MAI 1995
226
4. LE TEMPS DES CONJURATIONS
148
Le cercle de la critique - La compréhension de l’ambivalence des théories du
virtuel.
4.1. LA CONJURATION
153
L’extraction des formules philosophiques - La convocation de l’ancien - La bonne
nouvelle - De la rationalité à l’affectivité - Des discours affectés - La passion et « sa
» fin - La conjuration - La clarté des distinctions - La surveillance des frontières - La
révocation e(s)t l’invocation - La répulsion e(s)t l’attirance - La temporalité de la
conjuration.
4.2. LE FANTOME
178
L’hantologie - Le désajustement - Une image de la « réalité virtuelle » - Le fantôme
- Le spectre est la fréquence d’une certaine visibilité - Le revenant est une image
d’image - Les marques du revenant - Le visible n’a plus à être matériel - L’imago
du fantôme - La rencontre avec un fantôme - La conjuration de l’excès de
présence - Le spectre nous regarde - La visite spectrale comme événement - Le
fantôme essaye de prendre corps - Le fantôme ne se voit pas - Jeter un regard sur
le spectre.
4.3. LE TEMPS, L’EVENEMENT
200
La « réalité virtuelle » est un événement funèbre - L’origine et la fin - Le contraire
qu’elle vient cacher - Les lieux et les temps d’apparition du fantôme L’incompréhension de l’avenir - La promesse.
5. CONCLUSION
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210
227
6. BIBLIOGRAPHIE
217
7. SOMMAIRE
225
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