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Philip Roth : "Je ne veux plus être esclave des exigences de la littérature"

"Le Monde" a rencontré l'écrivain américain à New York. Après avoir annoncé en octobre qu'il arrêtait d'écrire, il revient avec lucidité sur son parcours.

Propos recueillis par Propos recueillis par Josyane Savigneau et traduits par Lazare Bitoun

Publié le 14 février 2013 à 09h04, modifié le 14 février 2013 à 11h26

Temps de Lecture 9 min.

Philip Roth arrête d'écrire : la nouvelle, tombée en octobre 2012, a suscité de nombreux commentaires que l'auteur américain était loin d'envisager. Rencontré quelques mois plus tard à New York, non seulement il s'estimait “heureux” de sa décision, mais il revenait avec lucidité sur son parcours, celui d'un écrivain de son époque.

[Morceaux choisis : la version intégrale de cet entretien est publiée dans le hors-série Philip Roth du 14 février 2013, ou en anglais au bas de cet article]

Si vous aviez eu des enfants, vous leur auriez conseillé de ne pas devenir écrivains. Pourtant vous avez voulu, vous, être écrivain...

Quand on décide "de devenir écrivain", on n'a pas la moindre idée du genre de travail que cela représente. Quand on commence, on écrit spontanément à partir de son expérience assez limitée du monde non écrit et du monde écrit. On est plein d'une exubérance naïve. "Je suis un écrivain !" C'est une joie du même genre que "J'ai quelqu'un dans ma vie !" Mais y travailler jour après jour ou presque pendant cinquante ans – que ce soit à être écrivain ou amant – est une tâche d'une exigence extrême ; c'est loin d'être la plus agréable des activités de l'homme.

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Etiez-vous heureux de cette décision ?

Evidemment. J'appartenais à une génération d'écrivains américains nés dans les années 1930 ; nous arrivions après Hemingway – nous étions enivrés par l'ardeur de Gustave Flaubert, la profondeur morale de Joseph Conrad, la majesté des compositions de Henry James – et nous étions convaincus que nous embrassions un métier sacré. Les grands écrivains étaient pour nous les saints de l'imaginaire. Moi aussi, je voulais être un saint.

Généralement, les écrivains qui cessent d'écrire ne le disent pas, contrairement à vous...

Ils ne doivent pas vouloir qu'on sache qu'ils ont arrêté. C'est probablement vrai. Ils ne veulent pas que l'on sache que leur magie n'opère plus. Je ne suis pas vraiment allé le clamer sur tous les toits non plus. Une jeune femme, Nelly Kapriélian, est venue m'interviewer pour un magazine français, Les Inrockuptibles, et vers la fin de l'entretien, elle m'a demandé : "Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?" Et je lui ai répondu : "Sur rien du tout." Elle m'a demandé : "Pourquoi cela ?" et je lui ai dit : "Je crois que c'est fini. Je crois que je suis fini." Et voilà, rien de plus. Je n'avais pas eu l'intention de faire une déclaration destinée à provoquer un délire. J'ai juste répondu franchement à une question directe posée par une bonne journaliste. Quelques mois plus tard, en Amérique, un journaliste plein d'enthousiasme a dû ramasser d'un air absent un vieux numéro des Inrockuptibles chez le coiffeur où il allait se faire couper les cheveux et il a publié l'information, mal traduite du français par Google dans un anglais plein d'inexactitudes et assez comique.

Vous ne pensiez pas que cela serait tant commenté ?

Non.

Avez-vous seulement dit que vous arrêtiez d'écrire de la fiction ?

En tous cas, je n'ai plus écrit de fiction, ça c'est sûr. Comme je vous l'ai dit auparavant, j'écris des pages et des pages de commentaires pour mon biographe, mais ce n'est pas de la fiction. Ça ne peut pas en être. Il n'y a là-dedans aucune détresse.

  • Philip Roth

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On a rapporté que vous écriviez une nouvelle avec la fille d'une de vos amies qui a 8 ans. Est-ce vrai ?

Oui, elle s'appelle Amelia. Nous avons écrit plusieurs nouvelles assez longues ensemble, en tandem, par email. Elle écrit un paragraphe, j'en écris un autre, et on fait un va-et-vient, en nous obligeant à nous montrer de plus en plus imaginatifs au fil des échanges. En ce moment, nous travaillons à une nouvelle dont les personnages sont deux savants, et ces deux savants sont des chiens. L'idée était d'Amelia. Elle a l'imagination d'Ovide. Mais je ne suis évidemment pas en train d'écrire de la fiction. Je m'amuse avec une petite fille très intelligente et très exceptionnelle que j'adore.

Donc, après vous être relu, vous avez estimé que vous aviez fait du bon travail et que vous pouviez arrêter...

Je ne me suis pas dit "c'est bien" ou "ce n'est pas bien". C'est venu comme ça, sans raison, je n'en avais pas besoin. Je n'avais plus envie de continuer, et je me suis arrêté. Il n'y a rien d'autre à dire.

Etait-ce une manière de dire : vous croyez m'avoir lu, mais vous ne m'avez pas vraiment lu. Lisez-moi maintenant !

Pas du tout. Je n'avais plus envie de me mettre au travail. Il y a des tas de choses que je ne veux plus faire, je ne veux plus tomber amoureux par exemple, sauf comme grand-père.

Vous pensez que contrairement à ce que disent certains, le roman ne disparaît pas, mais que les lecteurs, eux, disparaissent...

C'est vrai, le nombre de vrais lecteurs, ceux qui prennent la lecture au sérieux, se réduit, c'est comme la calotte glaciaire.

On achète toujours des livres, mais les lit-on vraiment ?

Un vrai lecteur de romans, c'est un adulte qui lit, disons, deux ou trois heures chaque soir, et cela, trois ou quatre fois dans la semaine. Au bout de deux à trois semaines, il a terminé son livre. Un vrai lecteur n'est pas le genre de personne qui lit de temps en temps, par tranches d'une demi-heure, puis met son livre de côté pour y revenir huit jours plus tard sur la plage. Quand ils lisent, les vrais lecteurs ne se laissent pas distraire par autre chose. Ils mettent les enfants au lit, et ils se mettent à lire. Ils ne tombent pas dans le piège de la télévision, et ils ne s'arrêtent pas toutes les cinq minutes pour faire des achats sur le Net ou parler au téléphone. Mais c'est indiscutable, le nombre de ces gens qui prennent la lecture au sérieux baisse très rapidement. En Amérique, en tous cas, c'est certain.

Les causes de cette désaffection ne se limitent pas à la multitude de distractions de la vie d'aujourd'hui. On est obligé de reconnaître l'immense succès des écrans de toutes sortes. La lecture, sérieuse ou frivole, n'a pas l'ombre d'une chance en face des écrans : d'abord l'écran de cinéma, puis l'écran de télévision, et aujourd'hui l'écran d'ordinateur, qui prolifère : un dans la poche, un sur le bureau, un dans la main, et bientôt, on s'en fera greffer un entre les deux yeux. Pourquoi la vraie lecture n'a-t- elle aucune chance ? Parce que la gratification que reçoit l'individu qui regarde un écran est bien plus immédiate, plus palpable et terriblement prenante. Hélas, l'écran ne se contente pas d'être extraordinairement utile, il est aussi très amusant. Et que pourrions-nous trouver de mieux que de nous amuser ? La lecture sérieuse n'a jamais connu d'âge d'or en Amérique, mais personnellement, je ne me souviens pas d'avoir connu d'époque aussi lamentable pour les livres – avec la focalisation et la concentration ininterrompue que la lecture exige. Et demain, ce sera pire, et encore pire après-demain. Je peux vous prédire que dans trente ans, sinon avant, il y aura en Amérique autant de lecteurs de vraie littérature qu'il y a aujourd'hui de lecteurs de poésie en latin. C'est triste, mais le nombre de personnes qui tirent de la lecture plaisir et stimulation intellectuelle ne cesse de diminuer.

Vous insistez sur la difficulté d'écrire, la frustration. N'y-a-t-il pas de plaisir à terminer un livre ?

Si. C'est un plaisir qui dure à peu près une semaine et demi. Quand on termine un roman, on a un sentiment de triomphe, mais ça ne dure pas plus de dix jours, le temps de comprendre qu'en écrire un autre est quelque chose de parfaitement impossible.

Dans un entretien au Monde en 2004, vous avez dit : "Quand je commence un livre, je suis toujours un débutant." Est-ce que cela a toujours été vrai ?

Toujours. Oui, toujours. On pourrait dire que l'une des raisons pour lesquelles je m'arrête, c'est qu'au bout de cinquante ans, j'étais encore un amateur – un amateur maladroit qui manquait de confiance et qui était dans la confusion la plus totale pendant des mois et des mois chaque fois que je commençais un nouveau roman. Maintenant, j'ai de la chance, ce n'est plus que dans tous les autres domaines de la vie que je suis un amateur.

N'avez-vous pas eu de plus en plus confiance en vous ?

Jamais au moment de commencer un livre. Il est rare qu'un écrivain soit plein de confiance dès le début. C'est même le contraire, totalement – on est assailli par le doute, on baigne dans l'incertitude. Henry James, ce géant de la littérature américaine, cette figure tutélaire de tous les écrivains, notre Marcel Proust, l'a très bien dit dans une de ses nouvelles où il parle du métier d'écrivain : " Nous travaillons dans le noir – nous faisons ce que nous pouvons – nous donnons ce que nous avons. Notre doute est notre passion, et notre passion notre travail. Le reste relève de la folie de l'art. "

Pourquoi avez-vous engagé un biographe au lieu d'écrire vos mémoires ?

Je n'ai pas engagé de biographe. Blake Bailey est aujourd'hui le meilleur biographe d'Amérique, c'est indiscutable. Il m'a envoyé une lettre dans laquelle il se présentait. Il a déjà écrit trois excellentes biographies, à mon avis les meilleures ; l'une, magnifique, de John Cheever, aujourd'hui disparu, romancier qui avait une vision à la fois fulgurante et comique, un magicien du style, un chroniqueur de génie de la vie dans ce pays – si toutefois il est possible d'imaginer pareille créature, une espèce de Bruno Schulz érotisé, totalement américain, au cœur léger et grave à la fois. Avec Blake Bailey, nous avons échangé quelques lettres, et il est ensuite venu de Virginie, où il réside, pour me voir, ici, chez moi, et nous avons passé deux longs après-midi à bavarder. Je lui ai posé des tas de questions. Il a prétendu par la suite que je lui avais fait subir un interrogatoire, et c'est peut-être vrai. Je l'ai pas mal observé aussi, pour essayer de comprendre à quel genre d'homme j'avais affaire. Je l'ai trouvé très impressionnant, sous tous rapports, et à la fin de notre deuxième rencontre, très ému, je lui ai dit : "Allez-y. Mettez-vous au travail."

Alors vous travaillez pour lui ?

En effet. Je suis son employé. C'est moi qui fait le travail ingrat. Gratuitement.

Qu'avez-vous pensé de la phrase de Charles McGrath dans son dernier article du New York Times sur vous : "Pour ses amis, il est inconcevable que M. Roth arrête d'écrire, ce serait comme s'il arrêtait de respirer" ?

C'est gentil, mais c'est du romantisme. Ça me conviendra très bien de ne plus écrire. Je serai peut-être même plus heureux. En vérité, je suis déjà plus heureux.

> Lire la version intégrale en anglais / Read the English version : "Philip Roth : "I don't wish to be a slave any longer to the stringent exigencies of literature""

(Copyright Philip Roth)

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